Faut-il participer à la comédie démocratique ?

Aux yeux de certains dissidents, nous sommes des naïfs ou des imbéciles parce que nous allons encore voter et continuons de défendre nos institutions démocratiques et d’adhérer aux idéaux démocratiques même s’il est manifeste que ceux que nous élisons ne servent généralement pas nos intérêts, et qu’en fait ils sont, à leur insu ou non, les représentants de ceux qui s’efforcent de devenir toujours nos maîtres et contrôler la société et notre existence. Dans le meilleur des cas, nous serions inconséquents et nous ne serions pas capables d’aller jusqu’au bout malgré toutes les critiques que nous adressons à nos gouvernants et à nos institutions démocratiques, par une sorte d’attachement sentimental qui nous empêcherait de nous libérer complètement de l’illusion démocratique, comme celui qui ne peut plus supporter son conjoint, mais qui refuse la séparation ou le divorce, tellement il lui est difficile d’imaginer sa vie sans le couple auquel il appartient.

À l’inverse, les personnes lucides, auxquelles appartiendraient ces dissidents, seraient celles qui refusent intégralement le jeu politique, qui n’exercent pas leur droit de vote et qui pensent que ça revient toujours au même que tel ou tel parti politique soit au pouvoir et même que le gouvernement et les institutions démocratiques ne sauraient être autre chose qu’une arnaque monumentale qui sert à donner un semblant de légitimité aux criminels qui nous exploitent et qui nous asservissent. La seule chose raisonnable à faire dans ce contexte, ce serait de se dissocier complètement de notre système politique, de ne participer en aucun point à cette comédie démocratique ridicule et nuisible, d’essayer de convaincre les autres d’en faire autant et peut-être même de s’organiser pour trouver des manières de résister et d’aménager des espaces de liberté qui excluent rigoureusement la participation à cette mauvaise farce et la collaboration avec quelle que forme de gouvernement que ce soit. C’est que les choses iraient déjà mieux ou iraient moins mal si beaucoup plus de personnes reconnaissaient la comédie démocratique pour ce qu’elle est, refusaient de donner un semblant de légitimité aux élus et à leurs diktats en allant voter, n’adhéraient plus aux décisions prises par des politiciens qu’ils ne reconnaissent plus comme leurs dirigeants démocratiquement élus et censés les représenter et défendre leurs intérêts, et s’écartaient du terrain politique sur lequel ils sont nécessairement désavantagés et forcés d’être des sujets ou des serfs.

Certes, ce n’est pas une bonne chose d’être entouré de benêts qui croient naïvement que les résultats des élections ne sont pas déterminés par les grandes campagnes médiatiques, qu’elles ne peuvent pas être truquées quand ça ne suffit pas, que les principaux partis politiques ne sont pas corrompus, que les dirigeants ne peuvent pas profiter de leur position pour s’en mettre plein les poches et nous asservir, qu’il suffit de remplacer un gouvernement par un autre aux prochaines élections quand nous ne sommes pas satisfaits ou quand il y a des scandales, qu’une partie de la classe politique finira par entendre nos réclamations, etc. Pas plus que ce n’est une bonne chose d’être entourés de benêts (parfois les mêmes, à un autre moment, car ces sentiments se mélangent ou se succèdent en eux) qui disent avec cynisme que tout ça est dans l’ordre des choses et qu’il ne pourrait pas en être autrement, qui ne se donnent pas la peine d’aller voter ou qui le font seulement pour la forme, qui s’accommodent assez bien de la situation, et qui se moquent de ceux qui pensent qu’il pourrait en être autrement et qui le désirent. Car ce comportement fait aussi bien le jeu de nos dirigeants que le comportement des personnes naïves qui s’acharnent à croire que les démocraties occidentales ne sont pas de la frime et à ne pas voir la réalité pour ce qu’elle est. Et dans les deux cas, ils sont faciles à gouverner, les uns pensant qu’ils sont des citoyens alors qu’ils sont des sujets, les autres sachant qu’ils sont des sujets et non des citoyens et s’accommodant de la situation.

Revenons à nous qui ne nous illusionnons pas et qui savons que nos institutions démocratiques sont de la frime sous leur forme actuelle, mais qui acceptons quand même de participer, dans une certaine mesure, à la comédie démocratique. Car il serait simpliste de croire que, tout simplement parce que nous savons que c’est une comédie, nous devions nécessairement refuser d’y prendre part. Tout comme il serait simpliste de croire que ceux qui ne refusent pas catégoriquement de participer à cette comédie sont des personnes qui manquent de lucidité ou qui ne sont pas conséquentes. Ne pouvons-nous pas jouer dans la comédie démocratique sans en être dupes, parce que nous considérons que c’est plus avantageux ou moins désavantageux ou nuisible que de ne pas y jouer ? Et qu’y aurait-il de mal à participer en toute lucidité à cette comédie, qui ne cesserait pas d’exister parce que nous serions quelques-uns de moins à y participer et qui, si nous étions beaucoup à refuser d’y participer, ne serait probablement pas remplacée par quelque chose de mieux et qui céderait vraisemblablement sa place à quelque chose qui tiendrait plus du drame ou de la tragédie que de la comédie, ce qui a d’ailleurs déjà commencé à se produire, car ce qui est arrivé au cours des dernières années pourrait très bien être un avant-goût de ce qui nous attend quand la comédie démocratique prendra fin ? Car le problème, c’est surtout de participer à cette comédie en ignorant ou en oubliant que c’est une comédie. À l’inverse, en sachant que c’est une comédie, et en comprenant sa fonction dans la réalité en tant que fiction, nous ne sommes pas dupes de cette comédie et nous savons que nous sommes des acteurs de cette comédie, au même titre que les comédiens qui occupent des fonctions de pouvoir. Et sur ce point précis, nous nous retrouvons à être à armes égales avec eux, malgré les avantages que leur procure leur position d’autorité ou leur rôle politique.

Une première chose à considérer, c’est qu’en ne refusant pas de jouer dans la comédie démocratique, nous nous retrouvons dans une certaine mesure à forcer ceux qui s’efforcent de l’utiliser contre nous à continuer d’y participer. Nous sentons que certains de nos chefs politiques, qui ont de fortes tendances autoritaires, aimeraient bien que cette comédie prenne fin, pour pouvoir nous gouverner d’une poigne de fer, sans avoir même à trouver des prétextes pour sauver les apparences démocratiques et à mener de grandes campagnes de relations publiques pour obtenir l’adhésion réelle ou apparente d’une partie importante de la population, sans laquelle ils ne pourraient pas jouer de manière convaincante le rôle de dirigeants démocratiquement élus et sans laquelle leur pouvoir ne paraîtrait pas légitime dans la comédie démocratique. Ce n’est pas une petite affaire d’organiser de telles campagnes. Elles absorbent d’importantes ressources qui pourraient être utilisées beaucoup plus utilement pour nous si la démocratie n’était pas une comédie, mais qui pourraient aussi l’être de manière beaucoup plus nuisible pour nous si la comédie démocratique prenait fin et si l’autoritarisme pouvait se montrer au grand jour, sans le costume de la démocratie, comme semblent le désirer de plus en plus ceux qui nous gouvernent. Aussi longtemps que nos chefs politiques et les maîtres qu’ils servent se disent que nous continuons d’accorder assez d’importance à la comédie démocratique et que nous ne sommes pas mûrs pour l’autoritarisme cru, il y a des chances qu’ils continuent de se dire qu’ils ont intérêt à ne pas mettre fin à la comédie démocratique, qu’il s’agisse d’obtenir l’adhésion de la population en continuant de jouer la comédie, ou qu’il s’agisse de ne pas provoquer une réaction d’opposition en arrêtant de jouer prématurément la comédie. Pour cette raison, même ceux qui sont les dupes de la comédie démocratique, en ce qu’ils accordent quand même une certaine importance aux apparences démocratiques, incitent ceux qui nous gouvernent à ne pas dépasser certaines bornes, ou à ne pas le faire sans prendre des précautions qu’ils n’auraient pas à prendre s’ils se décidaient à ne plus jouer la comédie démocratique, par exemple parce que presque plus personne n’y accorderait d’importance. Je vois bien que nous allons dans cette direction, et que la comédie démocratique s’autodétruit, que l’autoritarisme s’y immisce et qu’elle prépare le terrain à une forme d’autoritarisme plus frontale et pour ainsi dire sans fard. Mais le temps que nous gagnons à jouer la comédie démocratique, sans en être dupes, et à inciter ceux qui veulent devenir nos maîtres à la faire durer, c’est déjà quelque chose s’il n’est pas possible d’arrêter cette marche vers l’autoritarisme, puisque ce qui pourrait succéder à cette comédie pourrait nous la faire regretter bien assez vite. Puis il n’est pas impossible que l’autoritarisme grandissant, par les fortes tensions dans lesquelles qu’il entrera avec la comédie démocratique dont il use pour s’imposer, en vienne à renforcer, chez les peuples qui participent à cette comédie, le désir d’une véritable démocratie, qu’ils distingueraient de plus en plus clairement et de plus en plus souvent de la comédie démocratique et qui ouvrirait la porte à la conception de nouvelles institutions démocratiques, évidemment difficiles à réaliser, mais qui auraient au moins l’avantage de faire apparaître plus clairement pour ce qu’elle est la comédie démocratique et le courant autoritaire qui tire profit d’elle pour s’imposer.

Envisageons maintenant une autre possibilité, c’est-à-dire que, dans quelques années ou décennies, la comédie démocratique en vienne à dégoûter ou à désintéresser la majorité des populations occidentales, et pas seulement les dissidents. Alors nos maîtres se diront probablement qu’il n’est plus dans leur intérêt de continuer à jouer la comédie démocratique à laquelle plus personne ne croit ou n’accorde d’importance, qui les oblige à faire preuve d’une certaine retenue et qui entraîne d’importantes dépenses d’argent, de temps et d’énergie sans leur permettre d’obtenir une adhésion significativement plus grande grâce à elle. Certains des dissidents qui refusent de jouer la comédie démocratique se diront peut-être que la situation aura au moins l’avantage d’être claire, que ceux qui affectent maintenant de passer pour nos protecteurs apparaîtront pour les ennemis qu’ils sont, et que les populations occidentales, libérées de leurs illusions démocratiques et politiques, ne reconnaîtront plus l’autorité des gouvernements, ne collaboreront plus pour appliquer les décisions des tyrans et seront même disposées à leur résister et à constituer des communautés et peut-être même une société qui se passeraient de gouvernement, avec tous les problèmes que cela pose, puisque les gouvernements et les grandes corporations avec lesquelles ils sont liés disposeront toujours de la force et d’importants moyens financiers et contrôleront en grande partie ce qui est nécessaire à l’existence de ces populations. Mais la fin de la comédie démocratique n’implique pas nécessairement un grand réveil et une renaissance morale des populations occidentales. Elle peut très bien consister seulement en leur cynisme, en leur avachissement encore plus grand et en leur acceptation de l’autoritarisme, sans le costume de la démocratie, laquelle les laisserait alors indifférents et pourrait difficilement être conçue par eux comme une chose désirable et un idéal politique capable de faire concurrence à l’autoritarisme.

Il y a deux manières de nous rapporter à la comédie démocratique qui est reconnue comme telle : soit rejeter en tant qu’illusions les institutions et les gouvernements démocratiques sous toutes leurs formes en même temps que la comédie démocratique à laquelle on refuse de participer ; soit accepter de participer à cette comédie démocratique, pas pour se satisfaire de cette comédie et en être dupe, mais pour cultiver chez soi et les autres le désir de la démocratie et des capacités de résistance à l’autoritarisme.

La première attitude, c’est comme rejeter la cuisine, la musique, la littérature, la science, l’éducation publique et la philosophie parce qu’il y a de la nourriture infecte et rudimentaire, de la musique qui est en fait du vacarme ou de la camelote, des livres qui servent seulement à divertir et qui abrutissent, de la science qui est en réalité du charlatanisme, des écoles publiques qui sont des camps d’endoctrinement et de la philosophie qui n’est rien d’autre que du pédantisme, de la propagande moralisante et du délire de haute voltige. La deuxième attitude, c’est plutôt désirer un véritable art culinaire, une véritable tradition musicale, de véritables œuvres littéraires, une pratique rigoureuse et critique de la science, des écoles publiques capables de former des personnes autonomes et une culture philosophique capable de développer l’esprit critique, et c’est aussi faire ce qu’il faut pour essayer d’obtenir tout ça, justement parce qu’actuellement tant de choses insatisfaisantes, nuisibles et répugnantes prétendent se faire passer pour ce qu’elles ne sont pas. Je ne vois pourquoi la deuxième attitude, qu’il faudrait préférer à la première dans tous ces cas, ne devrait pas aussi être préférée quand il s’agit de la démocratie, d’autant plus que, sans de véritables institutions démocratiques et sans un fort désir pour elles, nous risquons bien d’être traités comme des serfs et d’être privés de cuisine, de musique, de littérature, de science, d’éducation et de philosophie dignes de ce nom.