Éléments d’une mentalité d’esclave (2)

Suite du billet du 28 août 2023

 

Il y a et il faut une procédure précise pour chaque chose

Bien avant la déclaration de l’état d’urgence sanitaire, beaucoup d’entre nous ont pris l’habitude de penser qu’il faut une procédure précise pour chaque chose et d’agir en conséquence. Quand cette procédure n’existe pas, ils réclament qu’on la leur fournisse ou bien ils essaient de l’élaborer eux-mêmes, pour ensuite la faire valider par des personnes qu’ils considèrent plus compétentes qu’eux et l’appliquer sans penser ou presque.

Quand ils cuisinent, ils ont besoin d’une recette ou de consignes écrites et non écrites. Ils s’imaginent que si la quantité de chaque ingrédient n’est pas mesurée avec précision, que si les étapes de la préparation ne sont pas faites exactement dans le même ordre et de la même manière, et que si les aliments ne sont pas cuits à telle température pendant tant de temps, leurs efforts culinaires échoueront lamentablement ou, à tout le moins, que ça ne sera pas être très bon. À l’inverse, ils croient que s’ils suivent la recette scrupuleusement, ils obtiendront nécessairement de meilleurs résultats. Le refus d’user de leur jugement quand ils cuisinent les fait parfois suivre une recette passable pendant des années, sans tentatives de l’améliorer, tant ils ne veulent pas s’éloigner de la procédure. Ou quand ils le font, c’est en suivant une autre recette qu’ils espèrent meilleure. Il arrive parfois qu’ils tombent sur une très mauvaise recette, et alors ils s’étonnent des résultats et en viennent même à se dire que c’est parce qu’ils ont dû faire une erreur et à essayer une deuxième fois ; ou encore ils se disent que le mets préparé goûte ce que c’est censé goûter, et que ce n’est dans leurs goûts.

Quand ils décident de perdre du poids, il leur faut suivre un régime qui leur dicte ce qu’ils peuvent manger à tel moment et en quelle quantité, et un programme de remise en forme qui leur dicte combien de pas ils doivent faire chaque jour et quand ils doivent faire leurs exercices. S’ils vont à la salle de conditionnement physique ou s’ils s’inscrivent à des cours d’activité physique, ils ont besoin d’un « coach » qui leur impose un programme d’entraînement, qui leur dicte quels mouvements ils doivent faire et qui doit les stimuler. Quand les résultats escomptés ne sont pas obtenus, ils optent pour un autre régime, un autre programme de remise en forme et un autre « coach ».

Pour être en mesure de conduire une voiture, ils ont besoin de longs cours pratiques et théoriques de conduite dans lequel on ne leur apprend pas seulement les conventions nécessaires à une circulation fluide. Il faut leur expliquer comment ajuster les miroirs de la voiture, de quelle manière freiner, comment effectuer des changements de voie et des dépassements, comment se stationner et comment utiliser leurs phares, sans parler de l’importance d’arrêter le moteur quand ils ne circulent plus et de déneiger leur voiture après une tempête. Ensuite, ils ont besoin de panneaux circulation pour leur rappeler d’arrêter aux intersections et de ne pas rouler trop vite. Et pour qu’ils aient des chances d’arriver à destination, même pour un court trajet, ils ont de plus en plus besoin du GPS pour leur dire étape pour étape ce qu’ils doivent faire. Même si les cours de conduite tendent à durer plus longtemps et à entrer de plus en plus dans les détails, même si la signalisation devient de plus en plus directive, même si les technologies d’aide à la conduire se développent de plus en plus, ou justement pour cette raison, ces personnes auront bientôt besoin d’une intelligence artificielle pour conduire leur voiture à leur place.

Quand elles travaillent, il leur faut des procédures pour réaliser les tâches intellectuelles, sociales et manuelles, mêmes les plus simples. Cela vaut pour l’utilisation des instruments ou des outils comme des logiciels, des applications de vidéoconférence ou des machines, dont elles sont dans le meilleur des cas seulement capables d’utiliser les fonctions de base, sans comprendre vraiment comment ça fonctionne et pourquoi elles doivent faire telle chose et non telle autre. Il suffit d’un changement dans l’interface des applications ou l’arrivée d’une nouvelle machine pour qu’elles soient dépaysées, pour qu’on doive tout leur réexpliquer et pour qu’on doive mettre à jour ou refaire les procédures sans lesquelles elles ne sauraient être capables de travailler. Et comme si ça ne suffisait pas, il leur faut aussi des procédures pour savoir comment interagir avec les clients, leurs supérieurs immédiats et leurs collègues, ce qui prend la forme d’un code d’éthique ou d’un code de vie. Dans les milieux de travail où les tâches sont multiples et changeantes, et où ces employés à tour d’esprit procédural ont de la difficulté à suivre et à s’y retrouver dans le foisonnement procédural, il existe des procédures et des formations pour leur montrer comment s’y retrouver dans toutes ces procédures, ce qui aggrave souvent la situation. Même les coordonnateurs, les gérants et les administrateurs, qui veillent à l’application de ces procédures, qui les conçoivent ou qui supervisent leur conception et la vérification de leur application, et dont on pourrait croire qu’ils s’élèvent au-dessus de l’esprit procédural, en demeurent souvent prisonniers, car il leur faut aussi se conformer à des procédures élaborées par des spécialistes des procédures et suivre des formations procédurales données par des formateurs qui doivent eux aussi suivre des formations procédurales pour être habilités à donner ces formations.

À l’université, les étudiants ont souvent besoin d’être encadrés et réclament de l’être, dans le cadre des cours qu’ils suivent et des programmes de formation auxquels ils sont inscrits. Au lieu de vouloir prendre de plus en plus leur propre éducation en main, ils réclament d’être guidés ou « coachés » quand ils avancent dans leurs études, par des étudiants plus avancés ou par les professeurs. Les étudiants de premier cycle, par exemple en philosophie ou en sociologie, sont souvent désorientés quand ils ne reçoivent pas des consignes explicites sur la « matière à apprendre » et sur les évaluations, afin de pouvoir obtenir les meilleures notes possibles en réfléchissant le moins possible. Les étudiants de deuxième et de troisième cycles sont laissés de moins en moins à eux-mêmes quand ils font leurs recherches, et souvent ils se sentent insécures ou abandonnés quand leurs directeurs de recherche – ce qui arrive de plus en plus rarement – ne leur disent pas ce qu’il faut lire et ce qu’il faut faire pour arriver à bon port, ce qui veut dire qu’ils se considèrent de plus en plus comme de simples exécutants. Quand cela arrive, quand cela n’arrive pas, ou justement pour que cela n’arrive pas, les administrations universitaires modifient les programmes de formation pour que les étudiants-chercheurs soient de plus en plus encadrés, aient de moins en moins à chercher, aient à préciser ou se fassent imposer les conclusions auxquelles ils doivent aboutir avant de commencer leurs recherches, et ne risquent pas de s’égarer ou d’avancer à tâtons. Et les associations étudiantes, qui craignent de voir leurs membres s’engager sur la voie de la perdition, collaborent avec les administrations universitaires pour proposer ou imposer des programmes de mentorat aux nouveaux étudiants. Même les professeurs-chercheurs ont presque entièrement perdu le goût de la recherche. Le plus souvent, ils se contentent de faire leurs recherches de manière procédurale, pour arriver à des conclusions semblables ou identiques à ce qu’ils présentaient comme des hypothèses de recherche dans les projets pour lesquels ils ont obtenu du financement public ou privé. S’ils abandonnaient les procédures intellectuelles en vigueur, il se pourrait qu’ils arrivent à des conclusions très différentes, ce qui serait considéré par beaucoup comme un échec, car les chercheurs dignes de ce nom devraient deviner la vérité avant d’entreprendre leurs recherches et faire ces dernières seulement pour confirmer et étayer la vérité déjà connue.

Ce tour d’esprit procédural n’est donc pas seulement présent chez les simples exécutants, mais est aussi partagé par les petits maîtres et les intellectuels. Ils ne se demandent presque jamais comment on a pu cuisiner, rester en santé, conduire une voiture (ou un carrosse, une calèche, etc.), travailler et étudier pendant des siècles sans toutes ces procédures pointilleuses. Au contraire, ils réclament souvent de nouvelles consignes et de nouvelles procédures pour réglementer ce qui ne serait pas assez réglementer, ce qui devrait s’inscrire dans une sorte de grande entreprise d’amélioration continue. Cette tendance convient à ceux qui s’efforcent de devenir de plus en plus nos maîtres, ouvertement on non, car il faut alors des autorités pour chaque petite chose, lesquelles sauraient mieux que nous tous ce qu’il faut faire dans n’importe quelle situation, et devraient donc nous maintenir dans leur dépendance, au détriment du développement de notre autonomie. Ne pas suivre les consignes et ne pas appliquer les procédures qu’elles nous donnent, ce serait nous exposer bêtement à des échecs lamentables et même à des catastrophes, petites ou grandes. De manière semblable à des esclaves qui, s’ils ne suivent pas les ordres de leurs maîtres, doivent s’attendre à être châtiés par leurs maîtres et aussi par la Providence, ceux qui ont ce tour d’esprit procédural doivent s’attendre à être doublement punis en cas de non-respect des procédures, c’est-à-dire par les effets nuisibles qui devraient découler invariablement de ce non-respect, et par les maîtres qui les punissent pour les effets présumés de ce non-respect et pour ce non-respect lui-même. À l’inverse, le respect des procédures, selon les esprits procéduraux, devrait forcément mener à des effets bénéfiques qui en seraient la récompense et les maîtres devraient récompenser les personnes qui leur sont assujetties en consentant à leur accorder de petits avantages et de petits privilèges. Si bien que l’enchaînement des causes et des effets se mélange avec la morale servile de l’espoir des récompenses et de la crainte des punitions.

Encore pire, les personnes les plus dociles vont jusqu’à montrer fièrement qu’elles suivent rigoureusement les consignes et qu’elles appliquent avec la même rigueur les procédures qui dirigent leurs actions et organisent leur existence. Ne voyons-nous pas souvent des hôtes qui sont tout fiers d’avoir préparé un repas en suivant seulement des recettes, sans avoir exercé leur jugement et fait preuve d’autonomie et d’inventivité ? Ne voyons-nous pas aussi des personnes qui décident de faire un régime et de suivre un programme de remise en forme, et qui se vantent d’être pris en charge par des « coachs » et de leur obéir au doigt et à l’œil, comme des enfants ? Et des conducteurs qui se targuent de faire toutes les petites choses qu’on exige d’eux sous prétexte de sécurité routière et de courtoisie sur la route, et de dépendre de plus en plus des derniers gadgets à la mode ? Et des employés qui tirent de la vanité de connaître par cœur toutes les procédures en vigueur dans leur milieu de travail et de veiller à ce que leurs collègues les incorporent et les appliquent ? Et des universitaires qui se croient supérieurs au peuple inculte parce qu’ils se conforment aux protocoles d’apprentissage et de recherche qui leur sont imposés par les institutions académiques auxquelles ils appartiennent ?

L’obéissance et la vertu étant devenus une seule et même chose pour ces personnes à l’esprit procédural, il est donc dans l’ordre des choses qu’elles se soient conformé ostentatoirement et sans réfléchir aux procédures sanitaires qui réglementaient la fréquentation des lieux publics, les rassemblements privés et publics et les voyages, qu’il s’agisse du port du masque, de la distanciation physique, de la désinfection des mains, du dépistage, de l’isolement préventif, du traçage des contacts ou du passeport vaccinal. Tout comme il l’est qu’elles aient mis ou gardé leur cerveau dans le placard, pour se dire que les autorités qui élaboraient toutes ces procédures devaient être plus aptes que nous à régler tout ce que nous faisions, en allant même jusqu’à ignorer les absurdités et les incohérences et en persistant dans leur docilité même quand les résultats annoncés ou promis n’étaient pas obtenus, car sans doute y aurait-il eu beaucoup plus de malades et de morts si elles ne s’étaient pas conformées à toutes ces procédures pointilleuses et changeantes.

Et il serait aussi dans l’ordre des choses qu’avec une telle mentalité d’esclave, ces personnes en viennent à se conformer docilement aux procédures qui réglementeront vraisemblablement nos déplacements, notre alimentation, le chauffage et la climatisation de nos logements et la manière dont nous dépenserons notre argent, sous prétexte de réduction des émissions de gaz à effet de serre et de lutte contre les changements climatiques. Car les experts sachant encore mieux que nous ce qu’il en est de ces transformations climatiques et ce qu’il faudrait faire pour les atténuer, il nous faudrait nous en remettre à leur jugement et accepter avec bonne grâce toutes ces mesures d’austérité. Car nous devrions y voir une occasion de plus de montrer aux autres, à nous-mêmes et à nos maîtres que nous sommes de bonnes personnes qui font d’importants sacrifices pour sauver la planète et l’humanité de l’apocalypse climatique. À moins que, cette fois-ci, nos maîtres aillent trop loin dans la dégradation de nos conditions de vie, en trouvant en plus toutes sortes de manière de se soustraire aux procédures d’austérité qu’ils nous imposent, pour nous faire sentir qu’ils ne font pas partie de la canaille, contrairement à nous…

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