De l’inconvénient d’être jeune

Avant l’arrivée du Virus

On pense généralement que c’est un grand avantage d’être jeune. Les jeunes ont alors toute la vie devant eux. Tout est encore possible pour ceux qui ont seulement dix-huit ou vingt ans. Ils n’ont pas encore intégré pleinement le marché du travail et ils n’ont pas encore des obligations familiales. Ils sont donc libres de faire une foule de choses qui sont plus difficiles pour leurs aînés. Enfin ils ont la santé, ce qui est la chose la plus importante, surtout depuis la venue du Virus. Leurs chances d’avoir des complications et d’en mourir sont à peu près nulles.

Ceux qui se représentent ainsi la jeunesse ont été, de toute évidence, jeunes il y a bien longtemps. Ou du moins ils ont idéalisé leur jeunesse : leurs souvenirs ne correspondent pas à leur jeunesse, ou ils en omettent systématiquement les côtés les plus pénibles.

Je me souviens qu’il y a une vingtaine d’années, il était déjà passablement pénible d’être jeune. Au cégep, j’avais parfois plus de 30 heures de cours par session. Avec les exercices à faire, les travaux à remettre et les examens à préparer, je devais étudier au minimum 50 heures par semaine. Et j’apprenais facilement : d’autres étudiants devaient piocher 60 heures par semaine pour obtenir des résultats seulement passables. À l’université, nous avions moins d’heures de cours, mais beaucoup plus de travail et de lectures à faire à la maison. Avec tout cela, nous devions travailler le soir et les fins de semaine, environ 15 ou 20 heures par semaine, parce que les prêts et les bourses obtenus ne suffisaient pas à notre subsistance, parce que nos parents n’avaient pas assez d’argent pour nous aider ou s’abstenaient de nous en donner, pour nous apprendre la valeur du travail et nous sauver de l’oisiveté, qui serait la mère de tous les vices.

Ces emplois souvent minables – qu’on appelle emplois d’étudiants pour montrer qu’ils sont spécialement destinés aux jeunes – sont une expérience dont nous aurions pu nous passer. Il n’y a rien de particulièrement intéressant au fait de se faire exploiter et traiter comme des moins-que-rien par les propriétaires, les gérants et les clients des entreprises où nous avons eu la malchance de travailler. Tout ce que cela m’a appris, c’est ce qu’il fallait ne pas devenir en vieillissant. Pas question de refaire plus tard aux plus jeunes que moi la même chose que m’ont fait mes aînés, justement les vieux schnocks qui exigent maintenant que ceux de ma génération et des générations suivantes acceptent docilement de détruire leur avenir pour protéger coûte que coûte les pauvres victimes du Virus qu’ils sont.

Mais n’exagérons pas : malgré tout, j’avais assez de temps et d’énergie – en empiétant sur mes heures de sommeil – pour avoir d’interminables discussions avec des amis et faire de longues promenades avec eux, ou pour fêter, bien sûr. C’était encore bien, dans les années 1990 et au début des années 2000, d’être jeune. Je pense à cette époque avec nostalgie, surtout maintenant, compte tenu de tout ce qu’il est maintenant formellement interdit de faire, et ce sans quoi la jeunesse n’est plus ce qu’elle était et devrait toujours être.

J’ai eu la chance, quand j’ai fait mes études de maîtrise et de doctorat, de discuter avec des étudiants plus jeunes que moi d’une douzaine d’années. J’ai constaté que leur situation était sensiblement pire que la mienne au même âge. Comme l’aide financière obtenue avec la garantie du gouvernement n’avait pas été indexée pour tenir compte du l’augmentation du coût de la vie, ils devaient trimer encore plus pour payer leur loyer et se nourrir. Certains m’ont dit devoir travailler entre 25 ou 30 heures par semaine, en plus d’étudier à temps plein. Ils n’avaient plus de temps pour discuter avec des amis, faire de longues promenades et encore moins pour faire la fête. Le quartier étudiant que j’ai habité pendant une quinzaine d’années est devenu peu à peu un simple dortoir, où les étudiants récupèrent la nuit, comme le font les travailleurs dans d’autres quartiers.

Après quoi, une fois les diplômes obtenus, les jeunes se retrouvaient sur le marché du travail. Dans beaucoup de domaines, il n’y avait pas de places disponibles. Ou il était seulement possible d’obtenir des contrats qui permettent à peine de vivre, qui exigeaient de déménager à l’autre bout de la province et que les jeunes acceptaient seulement pour acquérir de l’expérience, dans l’espoir d’obtenir mieux plus tard. Pour ceux qui ne réussissaient pas à obtenir de tels contrats, ils devaient continuer à occuper, pendant cinq ou dix ans, des emplois minables de la même espèce que ceux qu’ils ont occupés durant leurs études. Les nouveaux diplômés, pour ne pas se voir refuser ces emplois « alimentaires » par leurs aînés et se retrouver à crever de faim, devaient souvent falsifier leur curriculum vitae pour ne pas paraître surqualifiés et inaptes au travail qu’on leur proposait. Tout ça afin de vivoter, de payer leurs comptes et de rembourser leurs dettes, en attendant de décrocher un emploi dans leur domaine de formation, ce qui devenait parfois impossible, faute d’avoir obtenu de l’expérience dans ce domaine au cours des années qui ont suivi la diplomation.

Cette situation a duré environ jusqu’en 2015, où la situation s’est quelque peu améliorée pour les jeunes et l’ensemble des travailleurs, en raison d’une pénurie de main-d’œuvre au Québec.

 

Après l’arrivée du Virus

Mais la situation des jeunes s’est empirée avec l’arrivée du Virus. On n’en a que pour les personnes âgées, les personnes vulnérables, les pauvres victimes du Virus. Qu’importent les jeunes ! Ils sont, comme on dit en anglais, expendable.

Il est vrai que les étudiants qui ont perdu leur emploi ou qui n’en trouvent pas à cause de la « pandémie » devraient pouvoir obtenir de l’aide financière du gouvernement. C’est bien, ne le nions pas. Mais peut-être faut-il seulement y voir une manière d’acheter la paix. Si le gouvernement canadien avait agi autrement et avait réduit en même temps à la misère quelques centaines de milliers d’étudiants, leurs associations se seraient certainement mobilisées. Ce que nos autorités ne voulaient évidemment pas.

C’est probablement là le seul point sur lequel les jeunes semblent être gagnants, pour autant que cela dure. La vie d’étudiant consiste maintenant essentiellement à passer plusieurs heures par jour devant son ordinateur pour assister à des cours et faire des travaux et des exercices. Si certains ont parfois des cours « en présentiel », il n’en reste pas moins vrai que les cégeps et les universités, en tant que milieux académiques et aussi en tant que milieux de vie, sont à peu près anéantis. L’immersion dans ces nouveaux milieux sociaux est pourtant ce qui devrait permettre aux jeunes de dépasser les limites étroites imposées par la supervision familiale et les écoles secondaires. Enfin un peu d’air pour respirer ! Il n’était pas trop tôt ! Mais non : voilà que le Virus arrive et qu’on réduit l’enseignement supérieur à des cours en ligne, l’aspect humain et social de cette éducation étant simplement évacué ou se réduisant à des interactions à distance, à part peut-être quelques activités sur les campus, qui doivent être assujetties aux consignes sanitaires les plus strictes. Impossible pour les jeunes d’inviter chez eux d’autres étudiants qu’ils ont rencontrés en ligne. Impossible de les rencontrer dans un lieu public, pour l’instant. C’est donc priver les jeunes d’un important moyen de se développer à une période très déterminante quant à ce qu’ils deviendront. Et ces années d’apprentissage, une fois passées, ne reviendront vraisemblablement jamais.

Quant à ce qui attend ces futurs jeunes diplômés sur le marché du travail, ça promet ! Compte tenu du saccage économique en cours depuis un an et qui pourrait bien se poursuivre encore quelques années, il est fort probable que beaucoup de travailleurs qui ont été mis à pied en raison des mesures sanitaires ne recommenceront pas à travailler du jour au lendemain, même si on assouplit ou met fin aux mesures sanitaires. Comme d’habitude en pareille circonstance, ce sera les jeunes qui prendront le plus gros du coup : ayant moins d’ancienneté et d’expérience et travaillant souvent comme contractuels, ce sont souvent eux qu’on met à pied. Quant aux jeunes qui étudient actuellement pour obtenir un diplôme devant assurer leur avenir, ils seront encore plus désavantagés : dans un contexte de forte contraction de l’activité économique, les employeurs considéreront rarement les candidatures de ces jeunes presque sans expérience de travail et aux diplômes de qualité fort douteuse obtenus à distance. Et si jamais ils les convoquent en entrevue et leur accordent un emploi, ce sera en profitant de leur situation précaire pour leur imposer des conditions désavantageuses et les exploiter. « Si les conditions que nous vous offrons ne vous conviennent pas, sachez que nous avons en main les dossiers de trois cents autres personnes qui ne demandent pas mieux que d’occuper cet emploi et qui vous valent bien ! » Ceux qui n’ont pas la chance d’être convoqués en entrevue devront au mieux se contenter d’emplois non qualifiés et encore plus minables que ce qui existe actuellement, si les employeurs veulent bien d’eux. Et ce sera peut-être pire pour les jeunes qui viendront après, qu’ils fassent le pari d’étudier pour obtenir un emploi qualifié (s’ils en ont les moyens) ou qu’ils décident de se mettre en quête d’un emploi dès que possible.

 

Quand les jeunes finiront par en avoir assez

Bien que l’avenir ne réserve rien de bon à personne, les jeunes connaîtront vraisemblablement plus souvent la pauvreté et la misère que leurs aînés. D’autant plus qu’ils n’appartiennent pas à un groupe d’âge qu’on peut facilement victimiser : ils sont privilégiés, ils ont la santé et la jeunesse, et ils sauront bien s’en sortir, dira-t-on. On peut s’attendre à une augmentation des suicides chez les jeunes quand ils comprendront que les perspectives d’amélioration sont à peu près nulles pour eux, ou quand la misère leur sera devenue insupportable. Mais il se peut aussi que les jeunes comprennent qu’après avoir sacrifié leur jeunesse, leurs aînés ont aussi sacrifié leur avenir et même leur vie entière. Et alors ils voudront peut-être se rendre justice à eux-mêmes et faire payer à leurs aînés, moins pauvres, le sale coup qu’on leur a fait. Ils ne feront pas dans la dentelle, et on peut les comprendre. Tous ceux qui pourront passer à leurs yeux pour de vieux richards auront intérêt à être sur leurs gardes. Et rien ne leur servira d’invoquer leur droit d’aînesse pour être épargnés, bien au contraire.