Deux conceptions de la vie et de la mort (morts-vivants et vivants-morts)

La vie et la mort biologiques

D’après cette conception, la vie dure aussi longtemps que notre cœur bat et que nos poumons respirent. Quant à la mort, elle arrive seulement quand notre cœur cesse de battre et quand nous ne respirons plus. Autrement dit, la mort est le terme de la vie biologique. Par définition, on ne saurait être vivant et mort en même temps : ces deux états s’excluent l’un l’autre.

Nous pourrions en conclure que nous n’avons pas de raisons de craindre la mort biologique : quand nous serons morts, nous ne serons plus vivants. Comment craindre un état qu’il nous est impossible de connaître et de vivre ? Mais ce raisonnement imparable ne suffit pas à nous rassurer et nous continuons de craindre la mort. Deux choses font que nous craignons la mort : nous craignons la douleur qui précèdent parfois la mort et le passage de la vie à la mort ; et la fin de la vie constitue notre propre anéantissement et la disparition définitive de notre personne.

Il en résulte que nous sommes prêts à supporter beaucoup de choses pour rester biologiquement en vie, quitte à sacrifier plusieurs des plaisirs que rend possibles l’existence biologique, de manière temporaire ou durable. Il arrive même que nous nous acharnions à vivre alors que nous devenons progressivement mais définitivement incapables de tout ce qui procure de la joie. Nous sommes alors tellement diminués, physiquement et individuellement, que nous ne sommes plus que l’ombre de ce que nous étions quelques années ou décennies avant. Et c’est le sort qui nous attend presque tous, si nous vieillissons longtemps et mourons de vieillesse à un âge très avancé. Plusieurs d’entre nous (je parle de ceux qui ne sont pas encore complètement gâteux) n’en veulent pas moins persister à vivre dans ces conditions. Pour les autres (qu’ils soient gâteux ou non), on attend d’eux la même persistance dans la vie biologique. L’important, c’est de vivre aussi longtemps que possible ! C’est notre droit inaliénable, et même notre devoir !

 

La vie vigoureuse et la mort dégénérative

Selon cette autre conception, la vie implique la vigueur, c’est-à-dire un déploiement des forces vitales, qu’elles soient physiques, intellectuelles, artistiques, esthétiques ou morales. Quant à la mort, c’est une perte de vigueur, un déclin de ces forces vitales. Puisque ces forces vitales sont multiples, la vie et la mort ainsi comprises peuvent cohabiter chez une même personne. Les forces physiques d’un individu peuvent dégénérer petit à petit, alors que ses forces intellectuelles se déploient avec vigueur. Il n’en demeure pas moins que des tendances générales peuvent aussi être observées. Une dégénérescence physique ou intellectuelle marquée est généralement accompagnée d’une dégénérescence des autres forces. Ici, tout est affaire de degrés : il ne s’agit de pas de dire que l’on est vivant ou mort, mais plutôt de dire que l’on est plus ou moins vivant ou mort, de plus en plus vivant ou mort, de manière générale ou sur des points particuliers.

Ce déclin, surtout s’il est progressif, n’est pas un objet de crainte répandu chez nous. Beaucoup laissent leurs forces vitales s’affaiblir même sans se dire qu’elles pourraient s’affaiblir. Il est vrai que certains vont au gym ou font du jogging pour être en forme ou rester en santé, mais cela constitue déjà un déclin des forces vitales, car il y a sans doute des activités qui surpassent de loin l’entraînement en salle en tant que déploiement des forces physiques, par exemple les sports, les arts martiaux, la gymnastique ou la danse, que l’on pratique quand l’on est jeune, mais qu’on remplace par une forme ou une autre d’entraînement souvent avant d’avoir 25 ou 30 ans. Quant aux forces intellectuelles, rares sont ceux qui se préoccupent de leur affaiblissement ou de leur sclérose, et encore plus rares sont ceux qui se soucient de leur plein déploiement. Les autres n’ont pas idée de ce que cela peut signifier : ils se contentent tout au plus d’acquérir une certaine compétence dans leur domaine professionnel après avoir intégré la marché du travail, et ils dégénèrent sur presque tous les autres points. Ou encore ils prennent l’habitude de faire machinalement leur travail, comme des automates, et alors ils dégénèrent aussi sur ce point. En ce qui concerne leurs capacités esthétiques, artistiques et morales, ils n’ont même pas idée qu’elles existent en tant que forces vitales : les arts sont des choses qu’ils consomment ou pratiquent pour se changer les idées après le travail ou acquérir un vernis de culture ; et la morale n’est à leurs yeux qu’une affaire de conformité aux normes morales, avec des démonstrations ostentatoires de gentillesse ou de bienveillance.

Il découle de tout cela que nous sommes très vulnérables aux forces internes ou externes qui minent ouvertement ou sournoisement notre vigueur et qui favorisent notre dégénérescence. Je n’exagère pas en disant que nous peinons à les reconnaître pour ce qu’elles sont même quand elles agissent brutalement sur nous ; et quand cela arrive, nous nous résignons souvent à la perte de nos forces vitales comme à une fatalité inéluctable (« il faut savoir lâcher prise »), qui d’ailleurs se justifierait par le fait qu’elle constituerait un sacrifice moral nécessaire pour le plus grand bien, alors que nous montrons seulement par là que nous ne tenons pas à ce qui est sacrifié, à savoir nos propres forces vitales. Nous pouvons alors être vivants au sens biologique du terme, et même en bonne santé de ce point de vue, alors que nos forces vitales s’affaiblissent, que nous perdons notre vigueur et que nous continuons à exister comme des animaux en captivité qui bénéficient certes de soins dont ils seraient privés dans la nature, mais qui ne sont que l’ombre de ce qu’ils seraient dans la nature, en liberté.

 

Les morts-vivants

Nous entrons maintenant dans le monde de la fiction, pour autant que nous parlions bien d’être biologiques. Car comment pourrait-on être à la fois vivant et mort au sens biologique ? Ce serait une contradiction dans les termes. Malgré tout, la littérature fantastique et les films d’horreur sont peuplés de telles créatures à la fois vivantes et mortes. Les moins intéressantes d’entre elles sont les zombis, qui sont dans un tel état de décomposition physique et mentale, et tellement limités dans ce qu’ils peuvent faire, penser et sentir, que nous pouvons aussi les considérer comme morts au deuxième sens du terme. Ils ne sont qu’une version grotesque de ce qu’ils étaient quand ils étaient encore en vie. Ils ne constituent qu’une foule décérébrée, qu’une horde de carcasses en putréfaction. En d’autres termes, ils sont aussi morts au sens de la deuxième conception dont nous venons de parler.

Le vampire, lui, se trouve à l’extrême opposé. Non seulement on lui prête des capacités physiques et sensorielles exceptionnelles et surhumaines, mais on le représente assez souvent, malgré son côté sanguinaire, comme un être aristocratique et cultivé, capable d’apprécier les arts et de parler de nombreuses langues vivantes et anciennes, et disposant de plus de connaissances qu’une vie humaine permettrait d’en acquérir. Le fait d’être mort ou plutôt immortel l’élève au-dessus du labeur et des petits besoins mesquins des vivants, lui procure tout le temps qu’il peut désirer pour se cultiver, et le distingue du vulgaire bétail humain dont il boit le sang pour subsister. Un vampire ne sachant que faire de son immortalité, et ne valant pas mieux qu’un de ces animaux de boucherie, mériterait assurément d’être considéré comme un raté indigne de cette immortalité. Par contre, un vampire de loin supérieur au commun des mortels, est seulement biologiquement mort et est vivant au sens de la deuxième conception, puisque ces forces vitales se sont pleinement déployées dans l’immortalité qui a suivi sa mort.

 

Les vivants-morts

Mais revenons sur terre : les zombis, les vampires et les autres morts-vivants ne sauraient exister, sauf peut-être métaphoriquement. Il en va autrement pour les vivants-morts. Pour pouvoir être morts au sens de la deuxième conception, ils doivent nécessairement être vivants biologiquement, au sens de la première conception. Ce n’est donc pas de la folie de nous demander si nous ne côtoyons pas à notre insu de telles créatures, et si nous n’en sommes pas nous-mêmes. À plus forte raison présentement.

Les vivants qui sont assez dépourvus de vigueur et de vitalité pour craindre un virus qui ne constitue pas une menace sérieuse pour la grande majorité d’entre eux, pour se laisser priver de leur liberté par les autorités politiques et sanitaires, pour exiger ces restrictions, pour vivre comme des animaux en cage, pour accepter que leur existence déjà pauvre soit réduite à la seule satisfaction des besoins et aux fonctions vitales les plus élémentaires, pour croire toutes les balivernes qu’on leur raconte, et pour abandonner leur destin dans les mains de grossiers charlatans, ces vivants, dis-je, sont des ratés voués à l’indigence existentielle et même à l’indigence tout court, puisqu’on détruit aussi ouvertement leurs conditions d’existence biologique, sans qu’ils n’ouvrent les yeux et réagissent. Quant aux jeunes enfants et aux générations futures, on en fera des nés-morts qui pourront difficilement s’imaginer qu’on peut vivre autrement que sous une cloche de verre, et dont les forces physiques, intellectuelles et morales seront au plus bas. Leurs aptitudes esthétiques et artistiques, elles, n’auront même pas l’occasion de se développer ou d’exister. Comment le pourraient-elles avec les milieux et les modes de vie pauvres et aseptisés qu’on leur impose maintenant ? Et l’état de barbarie plus ou moins marqué qui pourrait suivre la grande désinfection ne serait certainement pas plus favorable au développement de ces aptitudes, même si une certaine vitalité physique pourrait se manifester dans des actes de violence ou de sauvagerie.

De tels animaux, vivants mais déjà morts, dégénérés et rampants au point d’être privés de tout instinct de liberté et de survie, sans parler de cervelle, sont vraisemblablement voués à l’extinction. Ou s’ils continuent à exister, c’est parce que leurs maîtres tolèrent leur misérable existence ou tirent profit d’elle. Et nous pourrions dire que c’est bien fait pour ces vermisseaux si nous n’étions pas dans le même bateau qu’eux. S’ils coulent, nous coulons avec eux, même si nous ne sommes pas des vivants-morts, pour notre part. Hélas ! comment pourrions-nous redonner de la vitalité, de la vigueur, du tonus à cette masse amorphe dont les forces vitales ne cessent de décliner ! Telle est le problème.