Résistance et secret

Imaginons une situation où nous et nos contemporains devrions nous organiser et participer à une forme de résistance, un peu comme celle qui existait dans les pays européens occupés par l’armée allemande pendant la Deuxième Guerre mondiale, et aussi en Italie et en Allemagne. Un des principaux problèmes pour les résistants et leurs sympathisants, ce serait de garder secrets leurs propres actes de résistance et ceux des autres, qu’ils manquent de discrétion ou que le contexte actuel et à venir rende beaucoup plus difficile de garder ces actes secrets.

En lisant les témoignages ou les récits des résistants, nous pouvons remarquer à quel point ils accordaient de l’importance au secret quant à leurs activités. C’est que le succès de leurs opérations en dépendaient. C’est qu’ils risquaient de tomber entre les mains de la Gestapo si leurs secrets étaient éventés, et alors d’être exécutés ou envoyés dans un camp de travail ou de concentration, souvent après avoir été interrogés et torturés pour qu’ils divulguent le nom de leurs complices et fournissent des informations sur les actes de résistance qui se préparaient. C’est pourquoi les organisations de la résistance se divisaient en groupes indépendants dont les membres connaissaient presque seulement les autres membres de leur groupe, parfois même pas sous leur véritable nom, mais seulement sous le nom ou le surnom qu’ils avaient pris en rejoignant la résistance. Les exécutants qui devaient remettre du matériel interdit par l’armée d’occupation ne savaient pas toujours ce qu’ils transportaient exactement, et ils ignoraient encore plus souvent qui devaient les utiliser et pour quelles opérations. Quand on utilisait la radio ou quand on envoyait des messages écrits, on avait recours à une sorte de jargon incompréhensible pour les non-initiés ou à des techniques de cryptographie. Il était entendu qu’on ne devait pas dresser des listes des membres de la résistance et de leurs complices, et qu’on ne devait pas noter par écrit l’adresse des lieux sûrs où on pouvait se rencontrer ou cacher des résistants recherchés, des évadés, ou encore des soldats, des pilotes abattus ou des parachutistes étrangers. L’identité des organisateurs et des chefs les plus importants de la résistance était connue d’un petit nombre de résistants seulement, et leurs plans et leurs ordres étaient transmis par des chefs subalternes ou des agents de liaison. Enfin, les résistants devaient idéalement cacher à leurs proches leur participation à la résistance, car ceux-ci pouvaient se montrer indiscrets ou parler s’ils étaient arrêtés, interrogés et torturés. Il arrivait parfois que des parents ou des amis, après avoir gardé le plus strict secret pendant des années quant à leurs activités dans la résistance, étaient surpris de se rencontrer à l’occasion d’une opération d’ampleur qui demandait la participation de plusieurs groupes de résistants.

Si nous nous retrouvions dans la même situation, nous aurions beaucoup plus de difficulté à agir dans la clandestinité que les résistants du siècle passé. En effet, les transformations qu’ont connu nos mœurs depuis quelques décennies à cause des utilisations dominantes des technologies de l’information sont peu propices à la formation d’une culture du secret et à la constitution d’organisations clandestines. Beaucoup d’entre nous ont pris l’habitude de « partager » en ligne avec leur famille, leurs amis, leurs collègues, leurs connaissances et parfois même des inconnus (au moins quelques dizaines de personnes, parfois plus d’une certaine, plus rarement quelques centaines ou quelques milliers) tout ce qu’ils pensent, sentent et font grâce à des « posts », à des « tweets », à des photographies ou à des vidéos. Pour leurs communications « privées », par courriel ou par vidéoconférence, ils utilisent généralement les services gratuits qui sont mis à leur disposition par les grandes corporations qui contrôlent le secteur de l’informatique et des communications. Ils ne se soucient pas le moins du monde de tous les renseignements qui sont ainsi recueillis à leur sujet et de ce qu’on fait d’eux par la suite. Se poser de telles questions, selon eux, c’est être paranoïaque ou complotiste. Ou du moins, ceux qui n’ont rien fait de mal n’ont pas à avoir peur et n’ont donc pas à se poser ces questions. Si certaines de ces personnes en venaient à se révolter du jour au lendemain, elles ne changeraient probablement pas radicalement d’attitude et elles seraient incapables de s’approprier une certaine culture du secret et de s’adonner à des activités clandestines. Même les quelques précautions qu’elles pourraient prendre montreraient en fait qu’elles ne comprennent ce que ça implique.

C’est la coutume, depuis dix ou quinze ans, d’organiser à la vue de tous des actes de protestation ou de résistance en utilisant les principaux réseaux sociaux, précisément ceux qui sont contrôlés par les grandes corporations qui sont intégrées dans les organismes gouvernementaux (à moins que ça ne soit le contraire) et qui jouent un rôle important dans l’ordre social auquel on s’oppose. Les organisateurs des mouvements contre la guerre et l’impérialisme occidental, contre les politiques d’austérité, contre la hausse des droits de scolarité et contre les mesures soi-disant sanitaires ont utilisé ces moyens de communication pour mobiliser ouvertement les opposants, sans efforts, pour beaucoup d’entre eux, de dissimuler leur identité. Même quand ils sont au courant de la fonction de surveillance de ces organisations et formulent des critiques à ce sujet, ils continuent souvent à s’exprimer sur ces plateformes et d’y lancer des appels à la résistance sans cacher leur identité et sans inviter les personnes qui répondraient à cet appel à faire preuve de discrétion. Et quand ils décident de ne plus s’y exprimer ou quand on les en empêche, c’est souvent pour manquer encore plus de discrétion sur les plateformes alternatives qui ne dépendent pas de ces grandes corporations, puisqu’ils ne craignent plus d’être censurés ou bannis comme sur les plateformes les plus populaires pour leurs opinions dissidentes et des appels à des actes d’opposition ou de résistance. Pas question de garder l’anonymat sur ces plateformes, puisque ce qui les intéresse, c’est justement de pouvoir s’organiser et de parler ouvertement. Il y a seulement quelques décennies, quand nous n’avions pas encore pris l’habitude d’exhiber publiquement notre vie privée et de pratiquer une sorte de voyeurisme à l’égard des autres qui s’exhibent aussi, plusieurs d’entre nous se seraient immédiatement dits que c’est un piège grossier pour inciter les mécontents et les opposants à se dévoiler et à tenir des propos incriminants, afin que les policiers et les agences de renseignement puissent les identifier, les ficher, les avoir à l’œil et avoir des prétextes pour intervenir quand ils deviennent trop dérangeants. C’est comme si les opposants ou les résistants constituaient eux-mêmes une liste des leurs et la mettaient à la disposition des organisations qui les surveillent et qui peuvent, au besoin, réprimer l’opposition et la résistance.

Je comprends qu’on puisse, en agissant ouvertement, vouloir montrer à ceux qui nous traitent comme des serfs que l’opposition existe et qu’elle est soutenue par une partie importante du peuple, à ceux qui sont isolés dans leur opposition qu’ils ne sont pas seuls, et à ceux qui rampent docilement aux pieds de leurs maîtres que les opposants sont plus nombreux qu’ils le pensent. De telles manifestations d’opposition peuvent certainement inciter les élites qui abusent de leur pouvoir à faire preuve d’une certaine retenue, donner du courage aux opposants et faire hésiter les larbins, qui sont souvent des lâches ; et elles peuvent contribuer à empêcher ou à retarder une dégradation de la situation politique et sociale qui rendrait la clandestinité nécessaire pour les opposants, qui deviendraient alors des résistants au sens strict du terme. Il n’en demeure pas moins vrai qu’il est important d’être capable d’agir dans le plus grand secret quand la situation se dégrade de cette manière, et aussi quand les bénéfices du fait de s’exposer comme opposants sont négligeables par rapport aux inconvénients. Il n’est par exemple pas avantageux d’accompagner son soutien financier à un mouvement d’opposition d’une déclaration publique faite sous son véritable nom et disponible sur la plateforme de sociofinancement utilisée, surtout quand ledit mouvement est pratiquement considéré comme une organisation criminelle ou terroriste par le gouvernement, les élites économiques, les médias de grand chemin et tous ceux qui prêtent foi à leur propagande. Plusieurs des personnes qui ont financé le Freedom Convoy l’ont appris à leurs dépens, même avant que le gouvernement fédéral canadien ait recours à la Loi sur les mesures d’urgence et obtienne des institutions financières des renseignements sur elles. C’était fournir une liste de personnes coupables de résistance à ceux qui pourraient avoir envie de les châtier, qu’ils s’agissent de policiers, de politiciens, de bureaucrates, de journalistes, d’employeurs ou de simples particuliers pourfendeurs de récalcitrants, de complotistes ou de conspirateurs.

Même dans le cas où les opposants ou les résistants feraient des efforts pour se montrer plus discrets et ne pas s’exhiber inutilement, ils sont à ce point dépendants des téléphones mobiles qu’ils ont toujours avec eux qu’ils en viendraient souvent à se trahir eux-mêmes et à trahir les autres s’ils n’y prenaient pas gare. La géolocalisation de ces appareils, qu’il est difficile de désactiver véritablement ou complètement, permet aux fournisseurs de téléphonie mobile et aux concepteurs des systèmes d’exploitation (Android ou iOS) et de certaines applications, de surveiller et d’analyser les déplacements des utilisateurs et de vendre les résultats de leurs enquêtes aux forces de police, aux agences gouvernementales ou à d’autres corporations privées qui soutiennent les abus de pouvoir du gouvernement et qui profitent de ces abus. Même dans le cas où les participants à une manifestation ou à un rassemblement d’opposants ou de résistants feraient des efforts pour ne pas être identifiés, par exemple en portant un masque (non-chirurgical) et en ne publicisant pas leur participation à ces événements, ils pourraient être identifiés grâce à la provenance des signaux de leurs téléphones mobiles, qu’ils pourraient négliger d’éteindre ou qui pourraient peut-être les trahir même s’ils étaient éteints. La vidéosurveillance et la reconnaissance faciale seraient alors superflues, ou elles serviraient seulement à confirmer les renseignements obtenus grâce à ces signaux.

Ce que les résistants du siècle précédent refusaient de noter sur une feuille de papier, les résistants de notre siècle devront avec peine apprendre à arrêter de l’enregistrer sur leurs téléphones dits intelligents ou sur leur profil qui est hébergé en ligne, notamment leurs listes de contacts, avec noms, numéros de téléphones et adresses électroniques, et des choses importantes à se rappeler ou à faire. Ils devront aussi réapprendre à se rendre à des endroits où ils ne sont jamais allés avant et qu’ils connaissent mal sans utiliser des services en ligne comme Google Maps ou le GPS de leurs voitures, lequel il est d’ailleurs probablement au moins aussi difficile de désactiver complètement que le signal d’un téléphone quand la voiture fonctionne, et qui peut alors servir à suivre leurs déplacements même s’ils n’y saisissent pas de destination.

Admettons que les résistants soient conscients de ces risques et qu’ils s’efforcent d’agir en conséquence. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire, cela deviendra de plus en plus difficile. Les téléphones dits intelligents devenant de plus en plus nécessaires pour faire toutes sortes de petites choses, il devient de plus en plus incommode de ne pas en avoir un ou même de le laisser à la maison pendant une journée. Ils sont des instruments universels qui servent à lire des livres, à écouter la musique, à regarder des vidéos, à suivre les actualités, à faire des achats dans les commerces, à payer des factures en ligne, à authentifier son identité pour se connecter à des systèmes informatiques, à utiliser les transports en commun, à voir le menu au restaurant, à passer des commandes pour emporter, à faire des réservations, à prendre des rendez-vous, à consulter son agenda, à avoir accès à un stationnement, etc. Et dans quelques années, ils seront peut-être nécessaires pour démarrer sa voiture, pour accéder à des lieux publics, pour entrer dans son domicile et en sortir, pour s’identifier à des points de contrôle, pour recevoir des soins de santé, pour prouver qu’on est bien portant et non contagieux, pour obtenir des micro-prêts afin d’acheter de la nourriture ou de payer son loyer, pour utiliser la plupart des appareils électriques et électroniques, pour chercher et obtenir un emploi, pour rester à la disposition de son employeur et de ses clients, pour comprendre tous les immigrants qui ne parlent pas la langue locale et se faire comprendre d’eux, pour s’y retrouver dans le dédale bureaucratique qui n’arrête pas de se complexifier, pour prendre connaissance des incessants changements de règlements et s’y conformer, etc. Si bien que les résistants du siècle actuel seraient pratiquement obligés d’avoir toujours sur eux un dispositif qui servirait à les surveiller en permanence et même à les espionner activement, grâce aux caméras et aux microphones qui y sont intégrés. Et le fait de persister dans leur décision de ne pas avoir un téléphone dit intelligent, ou d’en faire une utilisation minimale et de le laisser souvent à la maison quand on sort, devient de plus en plus étrange et pourrait rendre suspects les résistants et attirer sur eux l’attention des agences de renseignement et des forces policières, inciter ces dernières à les surveiller autrement, et servir de preuve pour montrer qu’ils auraient commis des actes de résistance ou des crimes réels ou hypothétiques. Pourquoi donc ne voudraient-ils pas avoir un téléphone dit intelligent ou le laisseraient-ils souvent à la maison alors que cela est très incommode, s’ils n’ont pas des choses à cacher et à se reprocher ?

Enfin, il faudrait un seul résistant négligent ou stupide, qui ne prendrait pas les précautions nécessaires, pour exposer tous les résistants qu’il connaît, son téléphone mobile pouvant servir de dispositif d’écoute et les enregistrements vocaux ainsi obtenus pouvant permettre d’identifier les résistants grâce à des analyses comparatives avec d’autres enregistrements obtenus par l’intermédiaire de réunions par vidéoconférence, qui deviennent la norme dans beaucoup de milieux de travail. Ces empreintes vocales, dont on se soucie trop peu, constitueraient des données biométriques qui s’avéreraient beaucoup plus efficaces que les empreintes digitales et, dans certaines circonstances, que la reconnaissance faciale.

Le pire avec la difficulté croissante à garder des choses secrètes et à échapper à la surveillance, c’est l’effet dissuasif qu’elle a. Pour chaque résistant qui serait identifié, arrêté et puni, il y aurait plusieurs personnes qui renonceraient à la résistance, par crainte de cette surveillance et de ses conséquences.