Résistance contre un ennemi connu et contre un ennemi méconnu

Dans ce billet, je veux faire deux expériences de pensée, lesquelles – j’insiste – n’ont rien à voir avec la réalité. Il s’agit d’un pur jeu intellectuel ou imaginaire, qui n’a pas la prétention de s’appliquer à la situation actuelle ou à une situation à venir. Étant philosophe de formation, je reconnais franchement que je suis dans les nuées ou, comme on me le reproche familièrement, que je pellette des nuages. Tout au plus ce que je dirai pourra s’appliquer, dans une certaine mesure et par hasard, à l’Ukraine, à la Russie et à la Chine. Quiconque fera, malgré cet avertissement, une autre application des idées que je développerai dans ce billet devra se garder de me l’attribuer et devra en prendre lui-même la responsabilité.

Imaginons une contrée lointaine qui est envahie par une armée étrangère. Même si le gouvernement et les élites économiques qui dirigeaient les affaires du pays avant l’invasion et qui détenaient la plupart des richesses se souciaient bien peu des intérêts et du bonheur du peuple, ils n’allaient pas jusqu’à l’opprimer par la force, le massacrer ou faire des arrestations arbitraires, et ils toléraient même qu’il bénéficie d’une certaine liberté et d’un certain confort, afin d’éviter les révoltes et de le rendre plus facile à gouverner et à exploiter. L’envahisseur, pour sa part, agit sans ménagement à l’égard du peuple conquis. Lors de l’invasion, il bombarde les villes, il tue indistinctement les militaires et les civils, et il détruit les récoltes, les infrastructures routières et le réseau électrique. Après la défaite de l’armée du pays envahi, l’armée d’invasion se transforme en armée d’occupation. Elle contrôle la circulation du peuple conquis d’une région à l’autre, d’une ville à l’autre et d’un quartier à l’autre. Elle l’oblige à rester chez lui pendant le couvre-feu ou même toute la journée, sauf s’il a un laissez-passer qui atteste qu’il a une bonne raison de sortir. Elle interdit les rassemblements privés et publics. Elle ordonne sporadiquement la fermeture des entreprises et des services non essentiels. Ce faisant, elle provoque des problèmes d’approvisionnement et une hausse importante du coût de la vie. Elle censure la presse, elle prend le contrôle de la majorité des grands organes de presse, et elle punit ceux qui, publiquement ou non, la critique et appelle à la résistance, en leur faisant perdre leur emploi et en les remplaçant par ses créatures. Elle s’approprie les ressources du pays envahi et embrigade sa population pour la faire participer à l’effort de guerre, car d’autres puissances étrangères menacent d’intervenir, pour libérer le pays occupé ou seulement pour avoir leur part de gâteau. Et elle châtie sévèrement ceux qui refusent d’obtempérer, en leur faisant payer des amendes, en les ruinant, en les intimidant, en les faisant arrêter, en les emprisonnant, en les confinant dans des asiles d’aliénés où ils peuvent recevoir un traitement spécial, ou en les exécutant sans autre forme de procès. Dans ce contexte, il est normal que le peuple envahi perçoive comme un ennemi l’armée d’occupation, et qu’une forme ou une autre de résistance lui semble désirable. Certains forment alors une armée de l’ombre et conduisent des opérations contre l’armée d’occupation. D’autres sabotent les industries et les transports cruciaux pour l’armée d’occupation. D’autres feignent de collaborer avec l’envahisseur et obtiennent ainsi des informations censées demeurer secrètes qui permettent de rendre plus efficaces les actes de résistance. D’autres n’appliquent pas la réglementation imposée par l’envahisseur, ou trouvent des moyens habiles de la contourner ou de l’appliquer pour qu’elle cesse de servir ses intérêts et lui nuise même. D’autres luttent contre la propagande de l’envahisseur en créant une presse clandestine. D’autres fournissent des refuges aux résistants qui sont activement recherchés par l’envahisseur et s’efforcent de les faire sortir des territoires occupés. Et une partie importante du reste de la population, qui n’est pas engagée dans des actes de résistance, prend des risques en ne dénonçant pas à l’envahisseur les résistants qu’elle connaît, et sait qu’elle s’exposerait à des représailles si elle dénonçait des résistants à l’ennemi. Même ceux qui collaborent avec l’armée d’occupation, parce qu’ils y ont été forcés, par intérêt ou par affinité idéologique, comprennent qu’aux yeux de beaucoup de leurs concitoyens, ils sont des traîtres et qu’ils pourraient devenir des cibles pour les résistants ou être accusés et condamnés pour trahison ou collaboration avec l’ennemi après la libération des territoires occupés. Cette situation, bien que très difficile pour le peuple conquis, a l’avantage d’être claire pour tous : l’occupant est son ennemi.

Imaginons maintenant une autre contrée encore plus lointaine où le cartel formé par le gouvernement et les grandes corporations contrôlées par les oligarques ne se contente pas d’accaparer le pouvoir politique et d’exploiter le peuple, et en plus lui impose des mesures analogues à celles que lui imposerait une armée d’occupation, mais sans les combats sanglants et les souffrances de l’invasion qui précèdent habituellement l’occupation et qui permettent au peuple attaqué de reconnaître sans faute son ennemi. Sous prétexte de le protéger contre des ennemis extérieurs et intérieurs réels ou imaginaires, ce cartel ordonne au peuple de rester à la maison, le soir ou toute la journée, aussi longtemps que le danger ne se sera pas résorbé, lui interdit les déplacements et les rassemblements non essentiels et l’empêche d’aller travailler, ce qui finit par entraîner des problèmes d’approvisionnement, la destruction de certains secteurs économiques, des difficultés d’accès à certains services et une poussée inflationniste. Il exerce un contrôle sur ce qu’il est autorisé de dire dans la presse et en ligne, prétend détenir la vérité, et accuse tous ceux qui sont en désaccord d’être des fous ou des criminels qu’il faudrait soigner ou emprisonner. Il profite des difficultés économiques qu’il a lui-même provoquées pour consolider son emprise sur l’économie, pour concentrer les richesses et pour rendre plus dépendant le peuple appauvri, qu’il embrigade dans la guerre contre ces ennemis qui justifierait toutes ces mesures d’exception. Et il punit sévèrement ceux qui refusent d’obéir docilement, en leur infligeant des amendes, en faisant fermer leurs commerces, en les faisant arrêter et emprisonner, en les faisant tabasser et gazer par les policiers, et en gelant leurs cartes de crédit et leurs comptes bancaires. Malgré tout, la majorité persiste à ne pas voir ce cartel comme son ennemi et voit au contraire dans ses concitoyens qui n’obtempèrent pas des méchants qu’il faudrait punir ou des ennemis intérieurs qu’il faudrait réprimer. Les résistants ne peuvent donc pas compter sur le soutien du peuple, et de nombreux actes de résistance sont donc à exclure, ou sont plus périlleux et moins efficaces, faute de ce soutien. Les résistants ne peuvent pas compter sur leurs concitoyens pour les mettre à l’abri, ou simplement pour fermer les yeux sur leurs actes de résistance et ne pas les dénoncer, puisqu’en pratiquant la délation, ces derniers croient souvent aider leur protecteur et non leur ennemi. Ainsi les collaborateurs ne sentent pas qu’ils sont des traîtres aux yeux de leurs concitoyens, ne craignent pas les représailles et peuvent donc collaborer en toute bonne foi, ce qui n’exclut pas qu’ils puissent y avoir intérêt, pour faire avancer leur carrière, se faire des relations en haut lieu et s’enrichir en obtenant des contrats privés ou publics très lucratifs et du financement de recherche. Cette situation a l’avantage, pour le cartel du gouvernement et de l’oligarchie, d’être opaque : le peuple ne reconnaît pas en lui son ennemi.

Les résistants qui ne comprendraient pas qu’ils sont dans une bien moins bonne position dans la deuxième situation que dans la première pourraient faire des bévues dont les conséquences seraient désastreuses, pour eux et pour le peuple dont ils font partie. Le cartel du gouvernement et des grandes corporations pourrait alors profiter de l’occasion pour intensifier la répression, avec le soutien du peuple qui voit en lui son protecteur ou même son sauveur. Autrement, ce cartel ne peut pas se montrer aussi violent qu’une armée d’occupation à l’égard des résistants et du peuple conquis sans montrer qu’il est leur ennemi.