Doutes sur les communautés comme structures de résistance

À cause des mesures soi-disant sanitaires qui pourraient de nouveau s’abattre sur nous, de l’inflation qui pourrait s’aggraver, des politiques écologiques autoritaires et souvent incompatibles avec notre bien-être et notre liberté et de l’intolérance des entreprises et des institutions gouvernementales, supranationales et financières à l’opposition en actes et en paroles, les appels à s’organiser sont de plus en plus fréquents et pressants au sein de la résistance, afin de ne pas être privés de nos moyens de subsistance et de ne pas être obligés d’accepter la servitude qu’on nous impose peu à peu. Plusieurs insistent sur l’importance de constituer des communautés et de ne pas rester isolés. C’est par exemple le cas de James Corbett qui, dans une vidéo « Building Community » de la série « Solutions Watch », cherche à nous faire comprendre que les meilleures idées – par exemple un système économique parallèle très ingénieux – ne servent à rien quand elles ne s’appuient pas sur une communauté décidée à les mettre en pratique. J’apprécie l’honnêteté et le réalisme de James Corbett, qui ne cache pas à ses auditeurs qu’il est très difficile de constituer des communautés de résistants et que ces tentatives échouent très souvent, soit que les communautés ne parviennent même à se constituer, soit qu’elles ne durent pas ; et qui reconnaît que cette voie ne convient pas à tout le monde et qu’il existe d’autres voies, bien que le fait de faire cavalier seul pose assurément problème. Toutefois, je vois des problèmes dont il ne parle pas, et qui me semblent rarement remarqués par les résistants et les dissidents. Ces problèmes étant à mon avis inhérents aux communautés telles qu’on se les représente souvent, ils peuvent difficilement ne pas exister dans les communautés de résistants qui pourraient se constituer et durer. Ainsi, les problèmes qui m’intéressent ici ne sont pas seulement ceux qui se produisent dans les communautés qui ne marchent pas, mais aussi ceux qui tendent à se produire dans les communautés qui marchent.

Je dis franchement à mes lecteurs que je n’aborde pas ces problèmes dans le cadre d’une perspective théorique générale et surplombante, mais à partir de mon expérience personnelle et réfléchie des communautés, et à partir de mes préférences morales, lesquelles ne sont certainement pas partagées par la plupart de mes concitoyens. Une invitation à me joindre à une communauté qui existe déjà ou à en constituer une nouvelle provoque presque toujours chez moi un mouvement de recul. Dans les cas où ces inviteurs appuient constamment sur l’importance de la communauté, en dévalorisant ouvertement l’individualisme ou non, je fais systématiquement plusieurs pas en arrière et je m’efforce de garder mes distances. Même dans les cas où, pour vaincre mes réticences ou mon aversion, on déclare explicitement que la liberté des individus est une des valeurs partagées au sein des communautés qu’on me vante, je me méfie, sachant combien il est facile de se poser comme un défenseur de la liberté individuelle quand on se croit, à tort ou à raison, être attaqué dans sa liberté, et d’être capable d’attaquer celle des autres, qu’on considère alors comme autre chose que de la liberté, par exemple de la licence ou de l’égoïsme.

Contrairement à la plupart des Québécois de ma génération, j’ai passé mon enfance et mon adolescence dans un petit village d’environ 200 habitants situé à plusieurs centaines de kilomètres des grandes villes. Ce n’est qu’à dix-neuf ans que j’ai déménagé pour de bon dans une ville, après avoir passé deux années à vivre en partie à la campagne, en partie à la ville, pendant mes études collégiales. En raison de mon expérience du mode de vie rural où les familles élargies constituaient toujours des communautés importantes au sein de la communauté villageoise, je ne vois pas le mode de vie citadin de la même manière que les résistants et les opposants qui ont seulement connu ce mode de vie et qui peuvent tout au plus essayer de s’imaginer le mode de vie rural traditionnel ou un mode de vie qui s’en inspirerait dans une certaine mesure.

Par exemple, je sais apprécier les bons côtés de la distance qui est maintenue entre les habitants des villes, même les voisins, ainsi que l’anonymat qui en résulte. Les habitants des villes, qui souvent n’ont pas vécu dans une petite communauté, ont souvent de la difficulté à se représenter à quel point la proximité et l’absence d’anonymat peuvent y être étouffantes. Cela s’applique aussi aux résistants et aux opposants d’origine citadine, qui voient seulement ou surtout les mauvais côtés de la vie citadine, notamment l’isolement des individus, l’absence ou le relâchement des liens sociaux et la difficulté de constituer des réseaux de solidarité et de résistance entre des personnes qui ne se connaissent pas, qui ne veulent pas se connaître ou qui ne se font pas mutuellement confiance. Certains d’entre eux se retrouvent alors à regretter les communautés rurales dont ils n’ont aucune expérience, ou à rêver de nouvelles communautés qui auraient des points en commun avec ces communautés, explicitement ou non. Ils ne voient pas que ce qui s’est produit à l’occasion de la crise prétendument sanitaire, c’est la transposition dans les villes, et même à l’échelle de toute la société, de certains aspects de la mentalité et des mœurs qui existent dans les petits villages, où la pression de la communauté sur les individus est très forte, où tout le monde est au courant des affaires des autres et s’en mêlent souvent, où il est impossible de vivre dans l’anonymat et très difficile de vivre sa vie comme on l’entend sans que les autres ne s’y ingèrent, et où il y a peu d’ouverture, voire de tolérance, pour les choix de vie inhabituels ou non conformistes, qui sont considérés comme déraisonnables et immoraux, et qui font jaser toutes les commères du village, qui comptent parmi elles des hommes et pas seulement des femmes. Même les comportements habituels peuvent faire l’objet de commérage et d’ingérence, puisque les commères de village ont besoin de faire aller leurs mâchoires et de mettre leur sale nez partout. Combien de fois ai-je vu des villageois, entre les rideaux entre-ouverts de leur maison, surveiller ce qui se passe dans la cour ou dans la maison de leurs voisins, ou en faire autant en voiture, en roulant à 20 km/h ou à 10 km/h dans les zones plus densément peuplées, et en ralentissant devant les maisons situées dans les rangs ?

J’en viens à me demander si l’adhésion et la collaboration à la surveillance sanitaire très répandue dans les villes du Québec ne s’explique pas en partie par une survivance ou une résurgence de la mentalité villageoise, car les habitants de ces villes sont souvent des citadins de première, de deuxième ou de troisième génération, qui sont originaires de villages ou de villes où habitait la majorité de la population québécoise il y a quelques décennies. Ce n’est peut-être pas pour rien qu’on dit parfois que presque toutes les villes du Québec sont en réalité de grands villages. Québec, par exemple, compte parmi sa population beaucoup de personnes originaires des villages et des petites villes des régions environnantes (Portneuf, Charlevoix et la Beauce) et de l’Est et du Nord du Québec (le Saguenay, la Côte-Nord, le Bas-Saint-Laurent et la Gaspésie), lesquelles ne se sont pas dégagées complètement de la mentalité des petits villages, ont été ramollies et embourgeoisées par la vie citadine, et combinent ainsi les défauts des villageois et des citadins. C’est peut-être pourquoi l’opposition aux mesures soi-disant sanitaires a été assez faible et assez discrète à Québec, sauf dans les milieux plus populaires, moins scolarisés et moins endoctrinés, où la confiance en notre gouvernement est plus faible, par opposition à Montréal (peut-être la seule vraie ville québécoise, avec les avantages et les inconvénients que ça implique) où il y a eu plus d’opposition, surtout à partir de l’automne 2020.

Il est vrai que, si on en croit les médias de masse, les personnes qui ont participé à la version édulcorée du Convoi de la liberté qui a eu lieu à Québec sont venues des régions environnantes, ce n’est à mon avis pas à cause de leur esprit communautaire plus fort, mais plutôt à cause qu’elles sont beaucoup moins embourgeoisées que tous les employés (des bureaucrates, des juristes, des professionnels de la santé, des enseignants, des programmeurs, des universitaires, etc.) de l’État et des entreprises qui ont des contrats avec l’État qui habitent à Québec. Et même si c’était cet esprit communautaire plus fort qui les a poussés à s’opposer au nouveau modèle de société promu et imposé par les autorités politiques et sanitaires, il n’en conserverait pas moins d’importants inconvénients quand il s’agit de constituer des communautés d’opposants ou de résistants.

Malgré une opposition commune à la nouvelle conception de la communauté que nos gouvernements, les grandes corporations et les oligarques essaient de nous imposer, il est difficile de voir comment les opposants des villes qui ont fait des études plus ou moins longues, et qui sont parfois des intellectuels et des chercheurs, pourraient former avec les opposants des campagnes souvent moins scolarisés une communauté, au sens fort du terme, qui serait viable. Je pense par exemple à des opposants citadins qui pourraient en venir à la conclusion que les villes deviendront les lieux forts du contrôle gouvernemental et corporatif, et décider de s’exiler dans une région du Québec, pour y former une petite communauté agricole aussi indépendante que possible et capable de résister aux mesures punitives et aux privations. Il est peu probable que ces citadins sachent comment faire pousser des légumes et des céréales, comment construire un poulailler, comment élever des animaux de ferme, comment conduire et entretenir des machines agricoles, comment couper du bois de chauffage, comment aiguiser une tronçonneuse, comment chasser et pêcher, comment plumer un poulet ou une perdrix, comment éviscérer un veau ou un chevreuil, comment remettre en marche une pompe à eau qui s’est déchargée, etc. Les citadins tendent à sous-estimer tout ce qu’il faut savoir faire pour acquérir l’indépendance dont ils rêvent à la campagne, et le temps qu’il faut pour apprendre tout ça, ce qui est plus difficile pour ceux d’entre eux qui sont des intellectuels qui n’ont presque jamais fait de travail manuel. La solution, ce serait d’intégrer à leur communauté quelques campagnards qui ont déjà les compétences nécessaires et qui pourraient les leurs apprendre. Mais il est fort douteux qu’une telle communauté puisse voir le jour et durer : ces campagnards, même s’ils partageaient l’aversion de ces citadins pour les transformations qu’est en train de connaître notre société et le désir de résister, pourraient difficilement s’unir à eux faute d’avoir assez d’affinités avec eux, et faute d’y avoir intérêt. Car pourquoi perdre son temps à collaborer avec des citadins qui ne sont bons à rien, qui n’ont pas l’adresse, la force et l’endurance qu’il faut, et auxquels il faudrait tout apprendre, comme à des enfants, sans être certains que ça donnerait quelque chose, tout ça alors que ces campagnards considéreraient que ces citadins ne sont pas des leurs et considéreraient avec dédain ou mépris beaucoup des connaissances et des compétences que ces derniers auraient et dont ils seraient eux-mêmes privés ? Ne nous illusionnons pas : les résistants des campagnes, assez bornés et incultes, ne sont pas nos amis et s’accommoderaient fort bien d’un monde où les travailleurs intellectuels qui viennent des villes n’existeraient plus ; et il n’est pas possible, pour ces travailleurs intellectuels, de passer pour l’un des leurs ou de devenir l’un des leurs. À l’inverse, ces citadins, habitués à des manières et à des goûts moins frusques, éprouveraient souvent un certain mépris pour ces personnes mal dégrossies, surtout quand ces dernières exprimeraient assez ouvertement leur mépris pour eux.

Ce que montrent ces difficultés, c’est qu’une communauté au sens fort du terme – c’est-à-dire un groupe uni par un fort sentiment de communauté – peut difficilement être composée de personnes qui viennent de milieux sociaux très différents, c’est qu’elle tend à être composée de personnes qui ont des intérêts et des compétences assez semblables et donc peu diversifiées.

Malgré toutes ces difficultés, il se peut quand même que des communautés de résistants plus ou moins viables se constituent, à la campagne ou dans les villes, pour atteindre une certaine indépendance alimentaire, pour organiser un réseau parallèle d’échange de produits et de services, ou pour créer des coopératives d’habitation qui permettent d’échapper aux griffes des sociétés immobilières. On pourrait croire que les sentiments plus ou moins forts, censés unir et solidifier ces communautés, permettent d’éviter les conflits ou de les surmonter, et augmentent par conséquent la capacité de résistance de ces communautés. Sans exclure que cela puisse se produire parfois, j’ai l’impression que, plus souvent qu’autrement, ces sentiments contribuent à augmenter la fréquence et l’intensité de ces conflits. C’est ce qui se produit dans les milieux de travail, quand les employés, encouragés par leurs employeurs, développent un sentiment d’appartenance à ces milieux (qui deviennent pour certains une deuxième famille) et tissent des liens qui ne sont pas strictement professionnels avec des collègues que, pour la plupart, ils ne fréquenteraient pas s’ils n’étaient pas obligés de travailler pour subvenir à leurs besoins. La charge émotive plus grande qui en résulte jette de l’huile sur le feu des heurts, des animosités, des susceptibilités, des désaccords et des tensions qui ne manquent pas de se produire au travail, et les transforme parfois en véritables conflits, ouverts ou larvés, qui empoisonnent la vie aux personnes directement impliquées et aux autres qui, quand ça dégénère, sont affectées, et se sentent obligées d’intervenir et de rappeler aux chicaneurs les sentiments qu’ils sont censés avoir les uns pour les autres et qui seraient essentiels au bon fonctionnement de la communauté de travail – ce qui n’arrange rien et aggrave même la situation, malgré la paix de surface qu’on parvient parfois à obtenir. C’est ce qui se passe aussi au sein des familles, où la moindre tension ou le moindre soupçon de sentiment négatif suffit à provoquer des scènes qui ne se seraient pas produites entre des personnes qui n’ont pas l’obligation morale d’éprouver les unes pour les autres de l’amour ou de l’attachement, sans lesquels la communauté familiale, dont les membres sont étroitement liées, ne saurait exister. Alors pourquoi les choses ne pourraient-elles pas se passer de cette manière aussi dans les communautés d’opposants ou de résistants censées être unies par de forts sentiments d’appartenance ou même d’attachement ?

Il est vrai qu’on ne choisit pas ses collègues et ses patrons ; et qu’on ne choisit pas non plus ses parents et ses enfants, ses frères et ses sœurs, et qu’une fois qu’on a eu des enfants avec son conjoint ou sa conjointe, on hésite à rompre quand on ne l’aime plus et on demeure souvent lié même après une séparation ou un divorce, à cause des enfants. Les sentiments ne se commandent pas : il ne suffit pas de dire qu’il faut s’aimer les uns les autres pour que ça fonctionne. On pourra penser que c’est différent dans les communautés d’opposants ou de résistants, qui se constitueraient en fonction des affinités, et dont les membres se choisissent les uns les autres avec beaucoup de précaution. Outre le fait qu’il est malgré tout possible de se tromper quand on fait ce choix, le problème, c’est que beaucoup d’opposants ou de résistants tendent à se représenter, explicitement ou implicitement, les communautés qu’ils désirent constituer comme une sorte de famille élargie dans laquelle un fort sentiment d’attachement serait nécessaire, même si c’est avec moins d’intensité. On n’a pas idée de tous les efforts qu’il faudrait pour renforcer ce sentiment ou conserver son apparence, chez des personnes qui, malgré leurs affinités, n’auraient jamais pensé à former une communauté si elles n’avaient pas jugé que c’est nécessaire pour résister efficacement. Toute cette énergie serait détournée de l’organisation de la résistance ; et cette dépense d’énergie, au lieu de produire les sentiments voulus, pourrait devenir assez rapidement une cause d’irritation pour les membres de la communauté, qui se retrouveraient souvent à jouer la comédie. Dans certains cas, cela pourrait suffire pour provoquer la dissolution d la communauté, qui n’a pas de son côté la force de la coutume, comme les milieux de travail ou la famille. Dans d’autres cas, l’absence ou la faiblesse réelle ou présumée des sentiments que les membres sont censés avoir les uns pour les autres devient un sujet de tension ou de dispute, et minent de l’intérieur la capacité de résistance de la communauté justement constituée pour résister.

Dans l’hypothèse où une communauté d’opposants ou de résistants parviendrait malgré tout à atteindre une certaine stabilité, ce serait souvent en imposant à ses membres une manière de sentir et d’agir plus ou moins uniforme ou orthodoxe. Au nom de la cohésion de la communauté, il serait alors attendu de chaque membre de la communauté qu’il veille au conformisme des autres, ce qui serait renforcé par le fait que la communauté en question existerait en marge de la société et serait plus ou moins isolée. En quelque sorte, ce serait remplacer l’ingérence des autorités politiques, sanitaires et climatiques dans la vie des individus par celle de la communauté des opposants ou des résistants. Les résistants qui voudraient constituer de petites communautés, dans les régions ou même en ville, ne doivent pas se croire à l’abri de ces défauts parce qu’ils croient et disent être des défenseurs de la liberté. Cet empiétement de la communauté sur la liberté des individus tend à arriver tout naturellement et même sournoisement, surtout quand on appuie fortement sur le désir ou le besoin, pour les membres d’une communauté, d’appartenir à une communauté, quand on idéalise les communautés d’antan ou ce qui pourrait s’en rapprocher, et quand on croit que la dissolution ou l’affaiblissement de ces communautés et le mode de vie citadin moins communautaire sont une des principales causes de notre servitude croissante et de notre incapacité à résister. Même si cet empiétement est fait pour d’autres raisons que les empiétements sanitaires ou climatiques contre lesquels les opposants ou les résistants désirent se prémunir, il n’en est pas moins mauvais si on valorise vraiment la liberté, c’est-à-dire pas seulement quand on l’attaque pour des raisons sanitaires ou climatiques, et quand c’est le gouvernement qui le fait. Il est donc important que ceux qui voudraient constituer des communautés pour résister évitent ces travers et ne substituent pas à la servitude imposée par les autorités une servitude imposée par la communauté ou par ceux qui réussissent à être ou à passer pour ses chefs. Je pense surtout à ceux qui tendent à agir comme des guides moraux et spirituels, et qui pourraient encourager l’empiétement de la communauté sur la liberté de ses membres sous prétexte de les mobiliser et d’accroître ainsi leur cohésion et leur capacité de résistance collective. De tels guides, même quand ils se diraient dissidents, ne seraient pas disposés à tolérer la dissidence au sein des communautés qu’ils dirigeraient et se montreraient incapables de tirer profit de la divergence des points de vue. Car diverger sur autre chose que des points de détail, disons sur des principes (par exemple l’importance exagérée accordée à l’esprit communautaire), cela reviendrait à ne pas pouvoir faire partie de cette communauté, et ce, même quand on est un opposant ou un résistant.

Enfin, en raison des sentiments et des idées que devraient partager fortement les membres d’une même communauté d’opposants ou de résistants, de telles communautés seraient souvent de petites tailles et grandiraient assez lentement, ce qui limiterait considérablement leur capacité de résistance. C’est que les principes unificateurs qui devraient leur servir de base sont aussi de forts principes d’exclusion. S’il n’est certainement pas souhaitable d’inclure n’importe qui, il faut bien se garder d’accorder une valeur en soi à l’unité et à l’uniformité communautaires, et d’oublier qu’elles ne sont que des moyens d’organiser et de renforcer la résistance. Le seul cas où je pense que les principes unificateurs d’une communauté de résistants pourraient rassembler un grand nombre de personnes, ce serait si une vague d’enthousiasme pour le conservatisme religieux et moral – fortement représenté parmi les opposants à l’idéologie sanitaire et à l’idéologie climatique – se produisait. Plusieurs des problèmes décrits plus haut prendraient une forme particulièrement intense dans une telle communauté. Je crains que la défense de la liberté dont elle se revendiquerait consisterait à s’opposer à l’ingérence des autorités politiques, sanitaires et climatiques pour que la communauté en question puisse exercer librement son emprise sur ses membres et restreindre leur liberté sur une foule de points. Des opposants qui valorisent vraiment la liberté des individus pourraient difficilement se joindre à cette communauté et s’en faire accepter, sauf en se déguisant ou en se camouflant.

Est-ce à dire qu’il nous faut abandonner l’idée d’organiser la résistance, en nous contentant d’agir individuellement, ou en espérant qu’un grand mouvement de résistance naisse et s’organise spontanément ? Je pense plutôt que nous devrions organiser la résistance autrement, en formant des associations plus souples, au lieu de constituer des communautés au sens fort du terme. De telles organisations n’étant pas le produit ou le moyen d’un fort esprit communautaire auquel il faudrait donner naissance et qu’il faudrait sans cesse alimenter, l’engagement affectif de leurs membres serait moins fort, ou du moins il prendrait une autre forme. Il en résulterait que les conflits, souvent vains et même puérils, s’y produiraient moins souvent. Quant aux désaccords plus substantiels et plus intéressants, ils seraient plus facilement tolérés et même mis à profit dans ces associations qui n’exigeraient pas l’adhésion à des principes moraux, politiques et religieux communs et le conformisme en matière de comportements, d’idées et de sentiments. Il s’agirait d’associations fondées sur l’intérêt bien compris de leurs membres, qui voient bien qu’ils doivent coopérer pour résister à l’emprise des autorités politiques, sanitaires et climatiques, quels que soient les principes moraux, politiques ou religieux des autres membres, pourvu qu’ils participent à la résistance et qu’ils honorent leurs engagements. De telles associations ne reposeraient pas sur une orthodoxie plus ou moins rigide et seraient plus compatibles avec une grande multiplicité des caractères humaines et l’exploration de moyens de résistance concurrents et divergents, dont l’efficacité pourrait être évaluée par l’essai qu’on ferait d’eux. Si l’existence d’une certaine bienveillance, qui permet de prendre en considération les intérêts des autres membres de ces associations et d’essayer de les faire converger avec les siens, est certainement pertinente et utile, il est important de ne pas la confondre avec des sentiments communautaires, qui tendent à être exclusifs, même ou surtout quand on les présente comme des principes de cohésion indispensables. Car c’est cette bienveillance plus flexible qui pourrait permettre, à mon avis, à de vastes réseaux de résistance de se constituer, lesquelles pourraient avoir une capacité de résistance plus grande.

Voilà des idées que les opposants et les résistants devraient discuter, développer davantage et mettre à l’essai, au lieu de s’enliser dans le bourbier communautaire.