Remettre les pendules à l’heure

Nous sommes habitués : les journalistes, notamment ceux de La Presse, nous annoncent que nous allons tomber gravement malades et peut-être mourir si nous ne respectons pas certaines conditions qui changent au fil du temps : respecter la distanciation sociale, se désinfecter les mains, rester autant que possible à la maison, éviter de participer à des rassemblements, porter un masque ou se faire vacciner. Dans un article au titre criailleur (« Un trentenaire non vacciné succombe à la COVID-19 aux urgences de Laval », La Presse, 16 septembre 2021), Ariane Krol et Pierre-André Normandin s’adonnent au même petit jeu sordide que leurs collègues. On croirait presque entendre la même chose que ce qui a été dit à l’occasion de la « troisième vague », qui aurait dû décimer les jeunes. Nous attendons encore. Seulement cette fois-ci on a remplacé le tristement célèbre Dr François Marquis (voir le billet « La vulnérabilité et la faute des jeunes », 7 avril 2021) par un autre expert, le Dr Haeck, microbiologiste-infectiologue. Voyons ce que ce beau monde a à dire ou plutôt à radoter, en essayant de ne pas radoter nous aussi. Car le risque de radoter existe bien quand on répond à des radoteurs.

On commence par nous dire que le patient de 39 ans est mort après avoir « reçu les soins adéquats, mais son état s’est détérioré rapidement ». « C’est tout ce qu’on peut dire là-dessus », affirme la représentant du CISSS de Laval. Pourtant plusieurs questions ne sont même pas posées et demeurent par conséquent sans réponse :

  • Dans quel état le patient est-il arrivé aux urgences de l’hôpital ?

  • Qu’entend-on par soins adéquats ?

  • Le patient a-t-il reçu un résultat de test positif et a-t-il été renvoyé à la maison sans traitement précoce ambulatoire qui aurait pu permettre d’éviter ces complications ?

  • Le patient avait-il des conditions préexistantes qui le disposait à développer des complications ?

  • Le patient était-il non vacciné au sens où il n’avait pas reçu de dose de vaccin ou au sens où il en avait reçu une dans les 2 semaines qui précèdent ?

  • Est-ce si anormal qu’une fois de temps en temps, un malade dans la trentaine meure d’une infection respiratoire ?

Les journalistes poursuivent en faisant témoigner le Dr Haeck sur les horreurs de la « quatrième vague » qui serait en cours :

« C’est ça qui m’a frappé [jeudi] matin : en 24 heures, le nombre d’hospitalisations a augmenté de six, de 14 à 20, et [il est passé] de cinq à sept aux soins intensifs ». »

Et les deux journalistes de préciser :

« Ces sept lits aux soins intensifs et ces 20 lits aux étages représentent la capacité d’hospitalisation maximale de la Cité-de-la-Santé pour la COVID-19. »

Consultons les données sur les hospitalisations disponibles sur le site l’INSPQ (Données COVID-19 par région sociosanitaire, graphique 3.1) pour voir ce qu’il en est véritablement. En date du 16 septembre 2021, voici la situation au CISSS de Laval :

Je ne veux pas chicaner sur les 2 personnes de moins. Il se peut qu’elles aient obtenu leur congé après l’interview du bon docteur.

Par contre, nous pouvons nous questionner sur la quasi-correspondance des hospitalisations pour la région socio-sanitaire de Laval et pour la Cité-de-la-Santé où le bon docteur travaille. Ce qui serait aussi, à 2 lits près, la capacité maximale de l’hôpital pour les cas de COVID-19. De deux choses, l’une : ou bien il y a des lits disponibles dans d’autres hôpitaux qui ne sont pas utilisés et la situation est beaucoup moins dramatique que veut le faire croire le bon docteur ; ou bien ce sont vraiment tous les lits dédiés aux cas de COVID-19 à Laval et il y a saturation non pas parce qu’il y aurait un afflux anormalement élevé de malades, mais parce que la capacité hospitalière serait beaucoup trop faible pour une population de 437 413 (recensement de 2017). Dans le deuxième cas, même avec des vaccins beaucoup plus efficaces et une couverture vaccinale de 100 %, et même une troisième dose pour les personnes plus vulnérables, on peut douter qu’une capacité hospitalière aussi faible puisse suffire.

Puisque le gouvernement se propose de suspendre sans solde 20 000 travailleurs du réseau public de la santé et des services sociaux qui ne se seront pas conformés à l’obligation vaccinale d’ici le 15 octobre (le premier ministre considère que c’est « la moins pire solution »), il est douteux qu’on réussisse à augmenter suffisamment le nombre de lits, faute de personnel médical, à Laval ou ailleurs dans la province, même si on se propose de remplacer ces travailleurs. Ce qui revient à saboter le système de santé, alors que nous serions au début d’un épisode épidémique qu’on appelle improprement une vague, pour nous faire sentir que nous pourrions tous être submergés. Ce qui s’avère difficile à justifier considérant que le gouvernement reconnaît lui-même, sur sa page web sur la vaccination, que le vaccin n’empêcherait les personnes vaccinées d’être infectées par le variant Delta et de le transmettre aux autres :

« Le variant Delta semble se transmettre plus facilement que les autres variants. Les personnes vaccinées pourraient aussi transmettre l’infection si elles sont infectées par le variant Delta. Dans ce contexte, il demeure essentiel de maintenir les mesures de protection habituelles (distanciation physique, port du masque et lavage des mains). »

À noter qu’on a dit sur cette même page, pendant des mois et jusqu’à ce qu’il y a quelques semaines environ, que des études étaient en cours pour montrer que les vaccins réduisaient ou empêchaient la propagation du virus, ce qui était censé justifier la prolongation des mesures sanitaires, en attendant la conclusion desdites études :

« Les études sont en cours pour savoir si les personnes vaccinées ne transmettent plus l’infection et si les mesures de protection habituelles (distanciation physique, port du masque et le lavage des mains) peuvent être assouplies. »

Ce n’est donc qu’avec l’arrivée officielle du fameux variant Delta que le gouvernement a laissé tomber ces études qui ne semblaient jamais devoir montrer ce qu’elles devaient montrer, pour dire que c’est à cause du variant plus contagieux que la propagation se poursuit, et non à cause de l’incapacité du vaccin à empêcher la propagation, quel que soit le variant. Ce variant est certainement bien commode.

Selon le schéma de pensée habituel, on cite le Dr Haeck qui commente l’âge des patients :

« Aujourd’hui, c’est 29 [ans], 30, 44, 43, 53, 22, 53, 40, 40, 31, 36, 34. C’est rendu une exception, le patient très âgé. »

Encore une fois, allons vérifier les assertions du docteur à partir des statistiques officielles de l’INSPQ. Comme il n’existe pas de données sur les patients hospitalisés par âge pour des régions précises, nous devrons nous contenter de données sur les patients hospitalisés pour l’ensemble de la province. Comme on affirme dans le même article que 80 % des hospitalisations ont lieu dans le Grand Montréal, grande victime du variant Delta, on peut présumer que les données pour toute la province sont assez représentatives de la situation dans le Grand Montréal, et plus particulièrement à Laval et dans l’hôpital où travaille le Dr Haeck.

(Source : site de l’INSPQ, « Données COVID-19 par âge et sexe au Québec », graphique 3.7.)

S’il est vrai qu’on peut remarquer une augmentation de la proportion des hospitalisations des patients plus jeunes comparativement aux épisodes épidémiques antérieurs, le Dr Haeck exagère en disant que les patients très âgés constituent une exception. Pour la première moitié du mois de septembre 2021, le groupe des 80-89 ans représente 11 % des nouvelles hospitalisations, ce qui est comparable aux groupes des 20-29 ans (9 %), des 30-39 ans (11 %) et des 40-49 ans (12 %). Quant au groupe des 90 ans et plus, il compte quand même 4 % des hospitalisations dans ses rangs, même si les personnes aussi âgées sont significativement moins nombreuses que les personnes plus jeunes ou moins âgées.

Les journalistes y vont ensuite de leur petite explication convenue du « rajeunissement » des patients hospitalisés :

« Sur les 27 patients hospitalisés jeudi, trois seulement étaient complètement vaccinés, et un autre avait reçu une dose. »

Mais le gouvernement et les experts multiplient les déclarations sans jamais rendre accessibles des données brutes ou agrégées sur les cas d’infection, les hospitalisations et les décès en fonction du statut vaccinal. Pas moyen de vérifier. Il faudrait croire les journalistes, le ministre de la Santé et des Services sociaux et les bons docteurs sur parole, comme les curés d’antan l’attendaient de leurs ouailles. Si tout ce beau monde exagère (c’est peu dire) à propos de données accessibles (comme l’âge des malades hospitalisés), il est douteux qu’il fasse preuve de plus de rigueur et de probité quand il s’agit de données qui ne sont pas disponibles.

C’est pourquoi il faut nous demander si d’autres facteurs peuvent intervenir et devraient être pris en compte :

  • ce qu’on appelle l’effet de moisson lors des phases épidémiques précédentes, c’est-à-dire le décès des personnes âgées plus affaiblies et plus susceptibles d’avoir des complications ;

  • la dégradation de la santé des personnes plus jeunes due aux mesures sanitaires imposées par le gouvernement depuis 18 mois, à savoir le mode de vie plus sédentaire et le délestage des soins et des examens médicaux dans les hôpitaux, sans compter les personnes qui décidaient de ne pas se présenter à l’hôpital par crainte du virus ;

  • un possible changement de la politique d’hospitalisation des résidents infectés des CHSLD, qu’on n’isole probablement plus de manière préventive dans les hôpitaux après leur vaccination, contrairement à ce qu’on avait tendance à faire lors des épisodes épidémiques antérieurs.

Ces facteurs – et probablement aussi d’autres auxquels je ne pense pas – peuvent réduire de manière significative le nombre de personnes plus âgées qui occupent des lits réservés à la COVID-19 dans les hôpitaux, et augmenter de manière aussi significative le nombre des personnes plus jeunes ou moins âgées. Ce qui pourrait aussi avoir un effet considérable sur la répartition des personnes hospitalisées parmi les différents groupes d’âge. Mais ce sont des questions que nos chers journalistes ne posent pas et qui ne leur viennent probablement même pas à l’esprit.

Toujours à propos des hospitalisations, il faudrait préciser ce qu’on entend par là. Les patients dont on fait le compte sont-ils seulement des patients qui sont hospitalisés en raison de complications attribuables à la COVID-19 ? Ou compte-t-on aussi parmi eux des patients qui ont reçu un résultat positif à la suite d’un test de dépistage, mais qui sont hospitalisés pour des troubles de santé qui n’ont rien à voir avec la COVID-19 ? Si oui, dans quelle proportion ?

Voici ce qu’on dit des hospitalisations actives dans la note « Méthodologie des données COVID-19 » de l’INSPQ :

Il semble donc qu’on continue à compter les patients qui ont reçu un diagnostic positif même quand ils sont considérés comme guéris s’ils doivent recevoir toujours recevoir des soins et des services dans les hôpitaux, sans qu’on sache si ces soins et services ont quelque chose à voir avec la COVID-19 ou non.

Voici ce qu’on dit des nouvelles hospitalisations dans la même note :

D’après le troisième point de forme, la distinction ne semble pas être faite dans les données fournies entre les personnes hospitalisées pour la COVID-19 et les personnes hospitalisées avec la COVID-19. On parle d’ajustements, mais on ne sait pas en quoi ils consistent exactement et s’il s’agit d’exclure les patients hospitalisés avec COVID du compte des hospitalisations qui seraient causées par la COVID-19. Tout ça est donc fort confus.

Si on ne fait effectivement pas de différence entre les patients hospitalisés pour la COVID-19 et les patients hospitalisés avec la COVID-19, si on ignore toutes les questions légitimes qu’on peut se poser sur les hospitalisations, il est facile de faire un portrait dramatique de la situation et de s’adonner à la culpabilisation des personnes non vaccinées :

« Une situation difficile pour le personnel soignant qui, après en avoir “vu de toutes les couleurs”, comptait sur l’effet bénéfique des vaccins. “Et là, on a frappé ce mur-là des gens non vaccinés”, déplore le Dr Haeck. On retombe là-dedans et ça nous fâche beaucoup, ça vient nous heurter.” »

Donc il faudrait que les personnes non vaccinées se fassent vacciner parce que ce représentant auto-proclamé du personnel soignant, aux déclarations d’ailleurs fort douteuses, n’est pas content. Les 20 000 travailleurs de la santé qu’on se propose de suspendre sans solde et de remplacer à la mi-octobre sont probablement d’un autre avis, mais on ne leur donne pas la parole. Sans compter qu’on va ainsi aggraver l’engorgement des hôpitaux et l’épuisement du personnel soignant restant, qui finira par devoir prendre des congés de maladie ou qui décidera de quitter le secteur public pour le secteur privé.

Mais le Dr Haeck et les journalistes, qui disent pourtant déplorer la situation, n’en poursuivent pas moins leur sermon :

« Si certains malades de la COVID-19 disent regretter de ne pas s’être fait vacciner, d’autres sont plutôt en réaction encore plus. »

On croirait entendre un prêtre qui essaie de convertir un athée sur son lit de mort, en essayant de profiter de la douleur et de la crainte de la mort. Si certains patients refusent d’être convertis par le Dr Haeck et ses comparses, je ne peux que m’en réjouir. Car le bon docteur semble confondre la pratique de la médecine avec la prédication religieuse :

« On a l’impression, des fois, qu’on prêche dans le désert. »

Ce n’est pas le travail des médecins de prêcher. Au lieu de prêcher dans les médias pour répéter la même chose que le gouvernement et le département de marketing des sociétés pharmaceutiques, ils devraient plutôt chercher à soigner adéquatement leurs patients et à lutter contre la dissolution du système de santé public, et ce, autrement qu’en nous demandant de nous faire vacciner pour protéger le système de santé.

Hélas ! le docteur Haeck continue sur sa lancée, énumère les séquelles possibles (cicatrices aux poumons, essoufflement au moindre effort et fatigue chronique) et annonce aux personnes non vaccinées que l’enfer les attend :

« Si vous vous ne faites pas vacciner, vous allez attraper la COVID-19 au cours des prochaines semaines ou des prochains mois. »

Tout en ajoutant ensuite :

« Vous avez le choix. Choisissez ce qui est le moins risqué pour vous et votre famille. »

Justement, nous avons fait notre choix, bon docteur. Veuillez arrêter de nous casser les oreilles avec vos homélies. Et passez le mot à vos collègues du même tonneau.


Je vous épargne le reste du baratin de ces journalistes dont je dirais bien qu’ils sont la honte de leur profession. Mais puisqu’elle consiste à faire de la propagande depuis déjà bien des années ou même des décennies, ce sont en fait des journalistes tout à fait typiques, ni meilleurs ni pires que les autres, à savoir des propagandistes de bas étage.