Drôle d’expression : « protéger la santé »

En raison de son association avec une image simpliste mais très parlante, j’ai été frappé aujourd’hui par une expression très commune utilisée à l’occasion d’une campagne de communication organisée par un regroupement de pharmaciens cherchant à faire mousser leur profession aux yeux de la population québécoise. Sous le slogan « pharmacien engagé à protéger votre santé », on peut voir le montage photographique d’un membre de la corporation pharmaceutique portant, moitié-moitié, un sarrau blanc et un costume de garde du corps, avec la pose d’usage (main sur un écouteur sur l’oreille droite, pour mieux entendre un informateur invisible l’avertir d’un danger imminent pour la santé de la population qui nécessitera son intervention salvatrice).

Je laisse de côté la question de savoir si nos pharmaciens sont vraiment engagés à protéger notre santé, ou s’ils sont plutôt engagés à s’en mettre plein les poches, pour me demander si on pense et parle avec justesse quand on utilise cette expression.

Certes, cette expression n’est pas nouvelle. Elle est dans l’air du temps depuis déjà quelques décennies. Si elle ne l’avait pas été, nous n’en serions pas où nous en sommes aujourd’hui. Il n’empêche que depuis l’infortunée arrivée du virus, elle occupe beaucoup plus de place dans l’espace public (ou ce qu’il en reste), ainsi que dans nos pauvres cervelles (ou ce qu’il en reste). Sans parler de tous les travailleurs de la santé, le gouvernement doit protéger la santé de la population, les employeurs doivent protéger la santé de leurs employés, les commerçants et les restaurateurs doivent protéger la santé de leurs clients, les écoles doivent protéger la santé des enfants et des adolescents et, indirectement, aussi celle des parents et des grands-parents, etc. Si nous devons respecter la distanciation sociale, nous isoler de manière préventive, passer des tests de dépistage, nous faire vacciner, c’est pour protéger notre santé et celle des autres. Bref, chaque personne doit protéger la santé des autres et protéger sa propre santé. La protection de la santé, voilà qui serait l’aboutissement ultime de la pensée morale et politique occidentale et le principe organisateur de notre vie et de la société !

N’en déplaise à ceux qui nous rebattent les oreilles avec cette expression toute faite, il importe de nous demander si la santé est bien quelque chose qui peut être protégée.

La santé est une des qualités qui constituent ce que nous sommes, au même titre que d’autres qualités de notre corps et de notre esprit : la force, l’agilité, l’endurance, l’intelligence, la force de caractère, la vivacité de notre imagination, le courage, l’éloquence, la prestance, etc. Il serait assurément étrange de dire que nous voulons protéger notre agilité, notre intelligence, notre éloquence, notre combativité ou n’importe quelle autre de nos qualités. Il serait encore plus bizarre de faire de cette protection la valeur morale et sociale suprême. Toutes ces qualités ne sont pas des sortes d’objets qui auraient une existence indépendante de ce que nous faisons. L’agilité se développe, se conserve ou se perd. Même chose pour l’intelligence, l’éloquence ou la combativité, par exemple. Non seulement l’idée de protéger ces qualités ne fait pas sens, mais une personne ou une société qui déciderait de vivre en fonction de cette drôle d’idée risquerait de voir se dégrader les qualités qu’elle prétendrait justement protéger. Il est vrai que l’on peut voir son agilité diminuée dramatiquement à la suite d’une blessure provoquée par une acrobatie ratée ou la pratique régulière d’un sport exigeant de ce point de vue. Mais il est tout aussi vrai que le fait d’interdire ces acrobaties ou la pratique de ces sports aurait tôt fait de faire de nous des lourdauds, ce que plusieurs d’entre nous sont d’ailleurs devenus à l’âge de 30 ans. Des observations semblables pourraient être faites de personnes qui, sous prétexte de ne pas s’exposer à la propagande qui représenterait un danger pour leur intelligence, tâcheraient de se mettre simplement à l’abri d’elle en s’isolant socialement, au lieu de développer cet esprit critique en se frottant à cette propagande, ce qui aurait tôt fait de les rendre cons comme des balais et très vulnérables à la propagande dont elles n’arriveraient pas à se mettre à l’abri, et qui pourrait être justement ce grâce à quoi on justifierait ce confinement intellectuel. Tout comme l’idée d’interdire ou de décourager la pratique de l’éloquence en dehors d’un contexte académique bien réglée, par crainte de la corrompre, aurait tôt fait de la faire dégénérer en petit jeu pédant, insignifiant et impuissant, bien entendu incapable d’agir véritablement sur les passions. Tout comme l’idée de proscrire juridiquement ou moralement toutes les occasions d’exercer notre combativité, sous prétexte que ces jeux pourraient écraser les plus timorés d’entre nous et les rendre encore plus timorés.

Alors pourquoi en serait-il autrement pour la santé ? Comment la santé pourrait-elle être quelque chose qu’on pourrait simplement protéger contre un grave danger, par exemple un affreux virus ? La santé, n’est-ce pas beaucoup plus que de ne pas tomber malade, à cause du virus ou pour une autre raison ? N’est-ce pas quelque chose de plus positif, comme un certain bien-être physique et une certaine vigueur de corps, lesquels disposent certainement à mieux résister aux maladies, mais qui ont aussi leur valeur en eux-mêmes ? Même si l’on peut avoir des dispositions naturelles à être plus ou moins en bonne santé, même si des maladies antérieures et le vieillissement peuvent imposer des limites, la santé ainsi comprise est une qualité corporelle qui peut se développer, se conserver ou se dégrader, en fonction de facteurs comme les habitudes de vie. Sous prétexte de protéger notre santé contre un virus qui ne représente pas un véritable danger pour la large majorité d’entre nous, on dégrade notre santé, on affaiblit notre système immunitaire et on nous dispose à avoir des complications si nous tombons malades du virus ou d’autre chose, mais aussi à avoir toutes sortes de troubles de santé favorisés par le mode de vie sédentaire qu’on nous impose. Cela vaut aussi bien pour les personnes en bonne santé que pour les personnes en moins bonne santé qu’on voudrait protéger encore plus que les autres, et qu’on affaiblit souvent encore plus. Et les périodes de relâchement qu’on nous accorde pendant la saison estivale ne permettent pas de compenser le mal qu’on nous fait pendant des longues périodes confinement plus ou moins intégral qui, si la tendance se maintient, peuvent s’étendre de l’automne au printemps.

On en vient donc à se demander si les autorités sanitaires seraient comme ces âmes charitables qui ont besoin de la misère pour leur permettre d’exercer leur vertu capitale, d’acquérir un certain capital moral et parfois vivre de leurs bonnes actions ; et qui se désoleraient si la misère disparaissait ou devenait beaucoup plus rare.

En plus d’avoir des effets sur notre santé, la conception de la santé que suppose la « protection de notre santé » comme impératif moral et politique a de graves effets moraux et politiques. L’idée de protection implique l’existence de protecteurs, de personnes à protéger, et d’agresseurs ; ce qui implique à son tour que les protecteurs peuvent exercer un certain pouvoir sur les personnes à protéger, que ces dernières doivent accepter la protection de leurs protecteurs et leur être reconnaissantes, et que des mesures préventives et punitives doivent être prises contre les agresseurs. Dans la situation qui nous intéresse, les protecteurs sont les autorités politiques et sanitaires et toutes les personnes qui sont responsables d’appliquer les mesures sanitaires décrétées ; les personnes à protéger sont la population dans sa totalité et plus particulièrement les personnes considérées comme plus vulnérables ; et les agresseurs sont toutes les personnes qui sont ou pourraient être porteuses du virus, surtout quand elles ne respectent pas les mesures sanitaires, par négligence, par relâchement ou par désobéissance.

Une telle conception de la santé dispose certainement à la dérive policière que nous connaissons, les autorités politiques et sanitaires et leurs valets tendant à s’immiscer dans nos vies, avec le consentement des personnes qu’il s’agirait de protéger, ce qui les autorise aussi à surveiller et à punir les récalcitrants qui n’adhèrent pas à cette conception rudimentaire, fallacieuse et nuisible de la santé. La santé ainsi comprise est foncièrement publique et donc politique, et les autorités en question exercent nécessairement un pouvoir très envahissant et très contraignant, leurs protestations de bonnes intentions à notre égard tendant à aggraver la situation plutôt qu’à l’atténuer. Car ce n’est pas des individus qu’il faudrait diagnostiquer, traiter et sauver, mais la société dans son ensemble, à supposer que cela puisse même faire sens. D’où la tendance à avoir recours à des moyens non pharmaceutiques de masse pour prévenir et pour contenir le mal (distanciation sociale, port du masque dans les lieux publics fermés, surveillance et contrôle des rapports sociaux, fermeture des services non essentiels) et du même coup à une discipline hospitalière, voire carcérale. D’où la tendance aussi à opter pour des injections qu’on dit préventives, qu’on appelle « vaccins » et qu’on administre indistinctement à toute la population, c’est-à-dire indépendamment de leur état de santé et de leurs chances d’avoir des complications et du rapport bénéfices/risques, sous prétexte de protéger leur santé et aussi de les empêcher d’être des dangers pour la santé des autres et pour la santé publique.

Le problème moral auquel nous sommes confrontés, individuellement et aussi en tant que société, n’est pas aussi simple qu’on le croit souvent. Il ne s’agit pas simplement de décider si nous valorisons plus la santé que la liberté, ou la liberté plus que la santé, mais d’opter entre deux conceptions différentes de la santé qui impliquent deux conceptions différentes de la liberté.

La première possibilité revient à considérer la santé comme quelque chose qu’on pourrait et qu’il faudrait protéger coûte que coûte, et à réduire la liberté à une liberté conditionnelle qui dégrade notre vigueur physique, morale et intellectuelle, qui entrave le développement de nos qualités physiques, morales et intellectuelles, et qui appauvrit notre vie, qui ressemble de plus en plus à celle des animaux domestiques, qu’on ne peut sortir de la maison et promener dans les lieux publics qu’à condition de contrôler leurs mouvements grâce à une laisse et un collier, parfois grâce à un étrangleur.

La deuxième possibilité consiste à concevoir la santé comme une vigueur de corps, de cœur et d’esprit qu’il faut cultiver et conserver grâce à une vie aussi libre que possible, et à voir dans la liberté un désir de mettre à profit cette vigueur pour développer nos autres qualités physiques, morales et intellectuelles, et par le fait même pour enrichir notre vie, pour réaliser des potentialités humaines plus élevées et pour faire de la vie en société un moyen d’accomplissement et non de dressage.

À vous de choisir de quel côté vous êtes.