Recrudescence de la morale chrétienne : le sacrifice

Nous n’avons pas réussi à nous défaire de la superstition simplement parce que l’Église catholique a cessé, au Québec, de se mêler ouvertement de politique il y a quelques décennies. Il y a tout lieu de croire que nous ne nous sommes pas davantage libérés de la morale chrétienne. Sa persistance est telle que, même dans les pays occidentaux où l’influence de l’Église a commencé à décroître bien avant, sa morale reste graver dans les cœurs. Beaucoup de ceux qui se disent athées ou agnostiques adhèrent à certains aspects de cette morale. Certains vont même jusqu’à le reconnaître ouvertement : la morale chrétienne est porteuse de belles valeurs même s’ils n’ont pas la foi et s’ils se montrent critiques à l’égard de l’Église.

Il est donc raisonnable de penser que la morale chrétienne joue un rôle considérable dans notre manière de réagir depuis l’arrivée du Virus, et que nos autorités politiques et sanitaires sont porteurs de cette morale ou l’utilisent pour nous influencer et même nous gouverner. Nous pouvons même faire l’hypothèse qu’en cette période de surenchère morale, elle reprend du poil de la bête.

Toutefois il serait simpliste de croire qu’elle se manifeste sous une forme pure et sans mélange. D’autres morales existent et sont au moins aussi puissantes que la morale chrétienne, par exemple la morale du travail. Mais ces morales ne sont pas opposées en tous points, et elles peuvent même converger. Le précepte chrétien selon lequel il faut gagner son ciel n’est pas sans parenté avec le précepte laborieux selon lequel il faut gagner sa vie. Ce n’est pas pour rien que les patrons des grands ateliers et des premières usines, peu après la révolution industrielle, encourageaient la piété chez leurs ouvriers et le respect des obligations morales chrétiennes. Un pécheur faisait rarement un bon ouvrier selon les patrons, en raison de son manque de discipline et de son irrévérence envers les autorités.

Mais nous n’en sommes plus là : la morale chrétienne, ainsi que les autres morales avec lesquelles elles se combinent, agissent sournoisement. Souvent elles passent pour la morale tout court, ou pour le simple bon sens.

 

Le sacrifice chrétien

Le païen, quand il fait un sacrifice, fait une sorte de contrat avec un dieu. S’il lui sacrifie une génisse, c’est pour s’assurer ses faveurs, pour mettre fin à son mécontentement, le remercier d’un vœu exaucé, ou respecter un engagement pris à son égard. La dimension morale du sacrifice est alors minimale. Il s’agit de respecter rigoureusement un pacte. Gare à celui qu’il ne le fait pas, car la vengeance du dieu sera terrible.

Même si des réminiscences du sacrifice païen existent dans le christianisme, le sacrifice typiquement chrétien engage généralement le chrétien dans le sacrifice. Son dieu ne veut pas qu’on lui sacrifie un animal sur un autel, ou qu’on lui fasse la donation des dépouilles de l’ennemi après une victoire militaire. Celui qui réalise le sacrifice ne doit pas donner quelque chose qui lui appartient, mais doit donner de sa propre personne. Surtout pour racheter ses fautes. Et c’est là l’essentiel dans le christianisme. Tous les fidèles sont de grands ou de petits pécheurs, et il leur faut faire pénitence. Selon la gravité du péché, le zèle du confesseur, les pressions de la communauté et le sentiment de culpabilité du fautif, on devra réciter cinquante rosaires en restant agenouillé, ne manger que du pain et ne boire que de l’eau pendant une semaine, jeûner pendant trois jours, porter le cilice, faire un pèlerinage pieds nus ou se flageoler, par exemple. Il existe même des temps de pénitence collectifs comme le carême ou le vendredi, où tous les fidèles – indépendamment de leurs fautes respectives – doivent jeûner ou manger maigre.

Si je comprends bien l’esprit dans lequel ces pénitences sont faites, il ne s’agit pas de faire don à Dieu de souffrances, petites ou grandes, dont il se délecterait, afin de calmer sa colère. Une telle représentation tient davantage du paganisme que du christianisme. Mais il arrive que, selon les chrétiens, Dieu se mette en colère et punisse sévèrement les hommes pour leurs péchés. C’est par exemple ce qu’on dit quand il y a une épidémie de peste. Les punitions infligées par Dieu ne semblant pas suffire à l’expiation des péchés, les habitants d’une ville pestiférée s’imposent toutes sortes de privations, d’austérités et de pénitences dans le but de calmer la colère divine et de détourner le fléau qui s’est abattu sur eux. Mais ce n’est pas tant parce qu’on donne à Dieu des souffrances qu’il désire, et que parce que ces privations, ces austérités et ces pénitences lavent les pécheurs de leurs fautes. Et c’est après cette expiation que la colère divine devrait prendre fin. C’est pour cette raison que l’on peut dire que le sacrifice chrétien a une dimension morale importante, par opposition au sacrifice païen, qui s’apparente davantage à un pacte fait avec un personnage très puissant. De manière moins spectaculaire, les pénitences qu’on s’impose pour des péchés comme la convoitise, l’adultère, le blasphème, l’ivrognerie et l’orgueil, ont aussi une forte dimension morale.

Le sacrifice chrétien culmine par la crucifixion du Fils. Dieu s’est fait homme afin de pouvoir être sacrifié pour effacer la tache du péché originel. S’il s’agissait simplement de la rémission de cette faute par Dieu, on ne voit pas à quoi peut bien servir l’incarnation de Dieu dans la personne du Fils et sa crucifixion. Dieu aurait tout simplement pu effacer la tache du péché originel sans s’engager dans cette comédie. Pour que le péché originel soit annulé, il fallait que Dieu se fasse homme, qu’il souffre et qu’il meure – autrement dit, il fallait qu’il se sacrifie lui-même, et qu’en tant que dieu-homme, il rachète par ses souffrances et sa mort la faute dont tous les hommes héritent d’Adam et Ève en naissant. C’est donc le sacrifice que Dieu fait de lui-même qui est la cause de cette expiation, effet qui s’inscrit dans l’ordre moral du monde.

Remarquons que rien ne se passe mieux en ce bas monde depuis la crucifixion. Mais ce n’est pas de quoi il s’agit : il est plutôt question de gagner son ciel, ce qu’empêcherait la tache du péché originel.

 

Le sacrifice sans Dieu

Mais assez parlé de ces vieilleries qui puent le moisi. Elles nous intéressent seulement en ce qu’elles n’ont pas simplement disparu avec le recul du christianisme en Occident et plus particulièrement au Québec. En effet, comme le sacrifice chrétien s’inscrit dans l’ordre moral du monde, il a une certaine autonomie à l’égard de Dieu. Ce n’est pas comme le sacrifice païen, qui est avant tout conçu comme un pacte avec un dieu. Dans ce dernier cas, le sacrifice perd tout son sens et ne saurait exister quand on ne croit pas en l’existence des dieux païens. Car comment conclure un pacte avec des dieux qui n’existent pas ?

Ainsi le sacrifice conçu de manière chrétienne peut survivre à la croyance en Dieu. Le sacrifice, de par l’ordre moral du monde, doit produire des effets. Cela vaut aussi bien pour les individus que pour une société et, à la rigueur, toute l’humanité :

  • Si beaucoup ne réussissent pas à faire leur place sur le marché du travail, c’est qu’ils ne font pas les sacrifices que leur carrière exige, c’est qu’ils ne travaillent pas assez fort, c’est qu’ils manquent de discipline, c’est qu’ils se la coulent douce, au lieu de s’investir pleinement dans leur travail.

  • Si beaucoup sont malades, c’est qu’ils ne se privent pas de boire régulièrement de l’alcool, c’est qu’ils mangent trop de « gras » et de sucre, c’est qu’ils ne sont pas prêts à investir dans leur santé en passant quelques heures au « gym » par semaine, au lieu de faire preuve de sobriété et de discipline.

  • Si nous connaissons une crise économique et une hausse dramatique du chômage, c’est que nous avons vécu au-dessus de nos moyens, c’est que nous avons « profité du système », c’est que nous n’avons pas le cœur à l’ouvrage et que nous refusons les emplois qui sont disponibles.

  • Si la planète est menacée et, avec elle, l’humanité, c’est que nous consommons trop, c’est que nous utilisons notre voiture au lieu des transports en commun, c’est que nous mangeons de la viande au lieu d’être végétariens ou végétaliens.

Et nous croyons souvent qu’en nous imposant des privations et des austérités, et en faisant preuve de discipline, les choses iraient mieux, et même qu’elles doivent aller mieux en raison des sacrifices consentis et des efforts faits pour nous amender de nos fautes. C’est du simple bon sens pour beaucoup d’entre nous, si bien que ces sacrifices semblent s’inscrire dans l’ordre des causes et des effets, alors que leur dimension morale est occultée, quoique bien réelle. En fait, c’est la morale du sacrifice chrétien, avec son lot de privations et d’austérités, qui – en se mêlant à la morale du travail – prétend se substituer à l’enchaînement des causes et des effets, ou lui dicter ce qu’il devrait être.

Rien n’est moins certain que cela fonctionne puisque les causes et les effets n’ont rien à faire de la morale chrétienne et de la morale du travail. Elles n’en font qu’à leur tête. C’est la morale qui doit tenir compte d’elles, et non le contraire :

  • Car pourquoi les employeurs donneraient-ils de l’avancement à leurs employés si ce dont ils ont besoin la plupart du temps, c’est de valets dont ils s’efforcent de tirer le plus en dépensant le moins ?

  • Car comment nous porterions-nous bien en passant cinq jours par semaine pendant des décennies à trimer dur pour enrichir nos employeurs, en buvant pour essayer d’oublier que notre vie est moche, en n’ayant souvent pas le temps de cuisinier et de bien manger et d’aller au « gym » ?

  • Car comment pourrions-nous sortir d’une crise économique en adoptant des mesures d’austérité qui appauvriront davantage la population, qui réduiront son pouvoir d’achat et qui entraîneront la suppression de nouveaux emplois ?

  • Car comment pourrions-nous sauver la planète par ces petits sacrifices quand la population mondiale, qui augmente de plus en plus en rapidement, exerce des pressions toujours plus grandes sur les capacités de la planète ?

Et si les effets escomptés des sacrifices christo-laborieux – comme il faut bien s’y attendre – ne se produisent pas, on ne saurait sous aucun prétexte remettre en doute l’efficacité desdits sacrifices, qui doivent produire leurs effets en vertu de l’ordre moral dans lequel nous vivons. Ainsi, si ces effets ne se produisent pas, on doit en conclure les sacrifices faits ne sont pas suffisants, ou qu’on ne les a pas faits avec assez de rigueur, ce qui signifie que l’on doit prolonger les sacrifices, en faire de nouveaux ou faire preuve de plus de rigueur quand on les fait.

 

Le sacrifice et son salaire en situation de « pandémie »

À l’exception de la campagne de « vaccination » qui a commencé il y a quelques semaines (et à propos de laquelle on peut se poser beaucoup de questions), les mesures prises pour lutter contre le Virus n’ont généralement rien à voir avec la médecine, si du moins on considère que celle-ci a pour but de soigner efficacement les personnes malades. Je sais bien que la médecine peut aussi être préventive. Un médecin peut prescrire des suppléments de fer à une personne qui a des problèmes d’absorption pour qu’elle ne devienne pas anémique, par exemple. Il peut aussi recommander à une personne qui fait de l’embonpoint, qui est fumeuse, qui boit trop d’alcool, qui est sédentaire et qui est par son hérédité disposée à avoir des problèmes cardiovasculaires, de changer ses habitudes de vie. Mais cet exemple est déjà différent du premier : ce n’est pas un produit pharmaceutique qui doit prévenir la maladie, mais un changement d’habitudes de vie dont est responsable la personne concernée. Un médecin, à moins d’être timbré, n’aurait pas idée de contraindre cette personne à appliquer à la lettre ses recommandations. Il peut tout au plus l’exhorter à faire ce qu’il dit, notamment en lui décrivant ce qui l’attend probablement si aucune action n’est prise. Il n’en demeure pas moins vrai que l’intervention du médecin se situe alors sur le plan de la morale.

Depuis que nous vivons sous l’occupation virale, nos autorités politiques et sanitaires ont érigé en véritable religion d’État la prévention de la contagion dans l’ensemble de la population. Il ne s’agit pas simplement de prévenir les complications chez les personnes jugées plus vulnérables, ou encore de prévenir leur infection. Les mesures de prévention nous concernent donc tous, et exigent de nous d’importants sacrifices, dont nous sentons individuellement et collectivement déjà les effets, mais dont les pires sont encore à venir :

  • la dégradation de notre santé physique et psychologique causée par le confinement ;

  • l’appauvrissement plus ou moins radical notre vie sociale, selon si nous étions déjà confinés avant l’arrivée du Virus ;

  • la destruction de notre économie, avec la pauvreté, la misère et les mesures d’austérité qui en résulteront ;

  • la privation de plaisirs qui allaient de soi avant : les sports, les soupers avec de nombreux invités, les explorations gastronomiques dans les restaurants, les concerts de musique, les discussions animées au café, les sorties dans les bars et les voyages ;

  • l’encadrement de notre liberté de faire ce qui est pour l’instant considéré comme essentiel.

Par la faute des mesures prises pour prévenir la contagion, nous vivons dans un monde suffoquant. Nous manquons d’air. Nous nous étiolons, nous nous flétrissons, nous nous desséchons. Seulement ceux qui vivaient déjà comme des hamsters dans leur habitat, avant la venue du Virus, remarquent à peine tout ce dont notre vie est maintenant amputée. C’est qu’en quelque sorte ils étaient déjà morts sur bien des points.

L’acharnement avec lequel les autorités politiques et sanitaires, au nom de la nouvelle religion d’État, s’en sont prises à tout ce qui peut procurer du plaisir, et qui n’est pas essentiel à leurs yeux, les rendent suspectes de vouloir extirper de notre vie toute joie. Les restaurants, les bars, les cafés, les complexes sportifs et les lieux de culture ou de divertissement (bibliothèques, musées, salles de spectacle, cinémas) ne sont-ils pas des cibles privilégiées depuis le début de l’occupation virale, alors que dans beaucoup de cas ces lieux n’ont jamais été des foyers de transmission ?

Si nous ne supposons pas que nos autorités politiques et sanitaires prennent un plaisir vicieux à nous rendre la vie aussi dénuée d’intérêt que possible, nous devons nous demander si leurs décisions ne s’expliquent pas en partie par la croyance que des mesures préventives contre la propagation du Virus sont efficaces à proportion qu’elles sont pénibles pour nous, comme on juge parfois de l’efficacité d’un médicament en fonction de son mauvais goût, de l’efficacité d’un sacrifice en fonction des privations et des austérités qu’il exige, et de l’utilité d’un travail en fonction de la peine qu’on se donne en le faisant. Ce qui peut facilement marcher dans l’autre sens : on excuse le mauvais goût d’un remède, ainsi que les privations et les austérités d’un sacrifice, grâce à leur efficacité présumée ; et on justifie les peines du travail grâce à son utilité présumée.

Autrement dit, les peines consenties constituent un investissement moral qui doit tôt ou tard être récompensé par un salaire correspondant qui justifie en retour celles-ci, en vertu de l’ordre moral du monde dans lequel nous vivons. Cette croyance assez répandue et non réfléchie explique en partie notre adhésion à des mesures sanitaires pénibles dont les effets escomptés se font toujours attendre. Et rien n’est moins certain qu’ils en viendront à se produire un jour, sauf dans les beaux discours des chefs de la religion d’État sanitaire.

 

La perte de l’investissement moral fait dans le sacrifice et son déni

Alors quoi d’étonnant à ce que les ouailles de la nouvelle religion d’État sanitaire croient toujours aux effets des sacrifices sanitaires, quitte à les reporter indéfiniment dans l’avenir, ou à supposer que la situation actuelle serait bien pire si on n’avait pas fait ces sacrifices, ou à croire qu’il faudrait plus de sacrifices et les réaliser avec plus de rigueur pour que nous en retirions les bénéfices. Car si les sacrifices ne fonctionnent pas, c’est qu’ils n’ont pas été correctement réalisés, c’est que nous nous sommes relâchés, c’est que nous les avons interrompus cet été, etc. Et il est à craindre que ce déni collectif durera encore longtemps : plus l’investissement fait dans un sacrifice est considérable et durable, plus les sacrifices gagnent en valeur et sont sacralisés, et plus il devient difficile d’admettre qu’ils sont en fait inutiles et même nuisibles. Il ne faut pas s’attendre à ce qu’un travailleur de bureau reconnaisse facilement la vacuité de son labeur, si cela fait des années ou des décennies qu’il peine au bureau, cinq jours par semaine. Il ne faut pas non plus s’attendre à ce qu’un anachorète qui s’est imposé toutes sortes de mortifications pour se laver de ses fautes et purifier son âme admette facilement que cette voie est stérile, et qu’il mine sa santé et gaspille sa vie inutilement. Pas même le Christ, cloué à la croix après avoir subi des supplices humiliants, ne saurait admettre facilement que ses souffrances et sa mort ne sont d’aucune utilité à l’humanité, et qu’elles causeront même de la misère et des guerres. Alors pourquoi les ouailles sanitaires agiraient-elles autrement ? Il faut attendre d’elles le même acharnement dans le sacrifice, car il est moralement plus facile de continuer les sacrifices et de garder la foi en leurs effets présumés, que de regarder en face leur inutilité et leur absurdité. Pas question d’admettre qu’elles se sont trompées et qu’on les a trompées.

Quant aux grands prêtres et aux princes de la religion sanitaire, il n’est pas à exclure que certains d’entre eux ne soient pas plus futés que leurs ouailles, et qu’ils se rapportent de la même manière qu’eux aux sacrifices consentis. À cela il faut ajouter le fait que, pour ces autorités, reconnaître que les mesures sacrificielles sont inutiles et même nuisibles, ce serait s’exposer à être crucifiées, la tête en bas. Plus elles attendent, pire ça serait. Même en supposant que les chefs de la religion sanitaire agissent de bonne foi, ils devraient continuer à s’entêter encore longtemps.

 

Question à laquelle il est difficile de répondre

Il est donc impératif de nous interroger sur la manière dont il faut agir avec les ouailles et les chefs de la religion sanitaire pour mettre fin au plus vite à cet acharnement sacrificiel. Nous sommes dans le même bateau qu’eux, et l’équipage aussi bien que les officiers ont perdu la raison depuis longtemps, ne semblent pas être sur le point de la retrouver, et nous mènent tout droit au naufrage. Car le salaire de la superstition sanitaire et de la bêtise sacrificielle, c’est la servitude, la misère, la souffrance et la mort, individuellement et collectivement.