Pourquoi acceptons-nous d’être confinés ?

Il ne s’agit pas de nous demander quelles raisons on nous donne pour justifier notre confinement. Ce serait une question stupide, dont nous savons tous la réponse. Il ne s’agit pas davantage de savoir si ces raisons sont bonnes, c’est-à-dire si la dangerosité du Virus justifie notre confinement, et si le confinement est un moyen efficace de lutter contre sa propagation et donc contre les hospitalisations et les décès dont il serait la cause. Il suffit de savoir que beaucoup d’entre nous le croient. Et pourtant nous croyons beaucoup de choses, notamment à propos de ce qui est nuisible ou bon pour notre santé, sans que nous ne changions tous nos habitudes pour autant.

Par exemple, nous savons que notre mode de vie sédentaire est mauvais pour notre santé, qu’il est l’une des causes des maladies cardiovasculaires, et qu’il est donc responsable d’une diminution de notre espérance de vie. Mais beaucoup d’entre nous passent leurs soirées ou leurs fins de semaine devant un écran d’ordinateur (en plus du temps passé au travail) ou de télévision, au lieu de faire du sport ou de l’activité physique. Et nous ne nous attendons pas à ce que la Santé publique ordonne, grâce à un décret du Gouvernement, la diminution du nombre d’heures que nous passons au travail, assis à un bureau ou debout derrière un comptoir, ainsi que la réforme des tâches accomplies et un réaménagement des milieux de travail, et aussi l’obligation pour les travailleurs de faire de l’activité physique tous les jours, idéalement à l’extérieur, afin de nous faire adopter de saines habitudes de vie, de réduire la fréquence des accidents cardiovasculaires, et de lutter ainsi contre l’une des premières causes de mortalité au Québec.

En fait, ce décret pourrait rencontrer une certaine résistance, en ce qu’il heurterait les habitudes des employeurs et des travailleurs. Je fais donc l’hypothèse que le confinement qu’on nous impose, à un degré variable, depuis la déclaration de l’état d’urgence sanitaire, n’est pas l’objet d’une forte opposition et obtient même une forte adhésion parce qu’il est conforme à des habitudes, à des mœurs et à un mode de vie déjà bien établis ou en train de s’établir. Plus concrètement, nous étions déjà plus ou moins confinés avant la déclaration de l’état d’urgence sanitaire. Donc, si cette hypothèse s’avère juste, le confinement qu’on nous impose n’est pas en lui-même une nouveauté. Ce qui est nouveau, c’est sa radicalisation, c’est qu’il est imposé par les autorités politiques et sanitaires.

Survolons quelques aspects de notre vie avant l’état d’urgence sanitaire et, dans certains cas, les transformations qu’ils ont connues au cours des dernières décennies ou des dernières années.

À une époque pas si lointaine, le fait de regarder un film impliquait nécessairement d’aller au cinéma ou, dans les petits villages du Québec, d’assister aux projections organisées dans des salles communautaires. Mais en quelques décennies, les téléviseurs firent leur entrée dans les maisons et les appartements, comme les magnétoscopes, les services de câblodistribution, les lecteurs de DVD et de disques Blu-ray, et enfin les films et les séries « en streaming ». Ce qui veut dire qu’avant le début du confinement, presque tous les Québécois avaient accès à une panoplie de divertissements télévisés, capables d’occuper leurs soirées et leurs fins de semaine, sans avoir à quitter le confort de leur domicile, et avaient depuis longtemps perdu l’habitude d’aller régulièrement au cinéma. Ou, s’ils continuaient d’y aller, cela représentait généralement peu de temps en comparaison de tout le temps passé devant leur téléviseur ou leur écran d’ordinateur, à regarder des films ou des séries qui peuvent rivaliser avec les blockbusters par leurs budgets, leurs effets spéciaux et les acteurs et les actrices qui y jouent, qui peuvent avoir six saisons de douze épisodes d’environ une heure, et qui demandent donc beaucoup plus de temps à leurs adeptes que les films. Bref, au terme de ce long processus, le cinéma et les autres productions audio-visuelles ont progressivement quitté les lieux publics, pour être relégués dans nos domiciles, où nous sommes confinés pour tout le temps que nous consacrons à ces divertissements, seuls ou avec notre entourage immédiat.

Un portrait semblable pourrait être fait à propos de la musique ; tellement semblable que je n’entrerai pas dans les détails. Disons seulement que l’époque où les musiciens amateurs ou professionnels jouaient régulièrement en public est depuis longtemps révolue. Écouter de la musique voulait déjà dire, bien avant la déclaration de l’état d’urgence sanitaire, écouter des enregistrements de musique. Le fait d’assister à des concerts de musique, dans un bar où jouent parfois des musiciens, dans une salle de concert ou dans un festival de musique, constituait déjà une exception. La musique pouvait et peut donc continuer d’être écoutée à la maison, grâce à une chaîne stéréo, un ordinateur, un téléphone dit intelligent, un simple lecteur de fichiers MP3 et des haut-parleurs ou des écouteurs, sans que nous ayons à mettre le nez dehors.

Quant à l’éducation, les cours en ligne sont devenus de plus en plus fréquents depuis une dizaine d’années, à un tel point que des programmes collégiaux et universitaires étaient parfois offerts complètement en ligne avant le confinement, bien que sous une forme généralement assez différente que ce qui se fait présentement. Ainsi de nombreux étudiants à temps plein et à temps partiel pouvaient déjà suivre leurs cours, faire des exercices et remettre leurs travaux sans jamais avoir à se déplacer sur les campus, sauf pour faire leurs examens finaux ou emprunter des livres à la bibliothèque.

En ce qui concerne les restaurants, beaucoup d’entre nous y allaient déjà rarement, et d’autres, au lieu de manger sur place, faisaient souvent livrer leur repas à la maison, faisaient des commandes pour emporter ou utilisaient le service à l’auto. Et quand ils mangeaient sur place, c’étaient souvent en vitesse, dans une gargote quelconque où l’on a pas envie de s’attarder, parfois seuls, pendant leur pause au travail, par exemple.

Et nous pourrions faire la même observation à propos des cafés, que beaucoup d’entre nous ne fréquentaient presque jamais, sauf peut-être pour acheter en vitesse un café le matin, qu’ils buvaient en se rendant au travail. Beaucoup des établissements qui vendent du café étaient déjà essentiellement, avant le début du confinement, de simples comptoirs où l’on vend ledit café, avec quelques tables où l’on ne s’assied généralement pas. Certains, quand on leur proposait de passer quelques heures au café un soir ou la fin de semaine, ne trouvaient rien de mieux à répondre qu’ils pouvaient très bien faire et boire du café chez eux, et qu’ils ne voyaient absolument pas pourquoi ils devraient aller au café.

Enfin j’énumère quelques éléments déjà passés dans nos mœurs avant la déclaration de l’état d’urgence sanitaire :

  • le fait de faire régulièrement des achats en ligne, au lieu d’aller dans les commerces ;

  • le fait de voir régulièrement en personne seulement les membres du même foyer, les autres interactions sociales se faisant le plus souvent par l’intermédiaire du téléphone, des courriels, des médias sociaux ou de la vidéoconférence ;

  • le fait de recevoir assez rarement des invités à dîner ou à souper, surtout en semaine, les repas étant essentiellement une affaire de famille ou de couple, et même une affaire solitaire, pour ceux qui n’ont pas de famille et qui sont célibataires ;

  • et le fait que les célébrations et les festivités sont relativement rares et se limitent assez souvent au cercle étroit de la famille immédiate.

Il semble donc que nous étions déjà plus ou moins confinés à domicile avant que le Gouvernement, par des décrets et des arrêtés, décide de nous confiner encore plus. Il ne s’agit donc pas d’une nouveauté absolue, mais du prolongement d’un processus qui existait bien avant la déclaration de l’état d’urgence sanitaire, et qui s’accélère et se radicalise depuis. En effet, comme l’essentiel de la vie de beaucoup d’entre nous se déroule à domicile, la fermeture de nombreux lieux publics, et les restrictions dissuasives qui s’appliquent aux lieux encore ouverts, n’ont entraîné pour eux que des inconvénients mineurs et des changements plutôt légers dans leurs habitudes de vie. Cela explique en partie pourquoi, une fois passé le choc provoqué par la déclaration de l’état d’urgence, ils s’accommodent assez facilement du confinement, et en sont venus à le considérer comme normal compte tenu de la situation, bien qu’un peu déplaisant par certains de ses aspects, au lieu de le considérer comme disproportionné à la situation et de se révolter contre lui.

La principale exception, le principal lieu de rupture avec la situation d’avant, c’est le travail, qui exigeait pour la quasi-totalité d’entre nous de quitter notre domicile et d’avoir des interactions en personne avec des collègues, des clients, des patients, des étudiants, des élèves, etc. Ceux d’entre nous qui ont été mis à pied en raison des mesures sanitaires sont évidemment encore plus confinés à la maison, comme ceux qui font du télétravail. Quant à ceux qui continuent de travailler sur place, ils vivent parfois une certaine forme de confinement, bien qu’il ne s’agisse pas d’un confinement à domicile. Souvent ils doivent interagir avec leurs collègues qui sont en télétravail ou avec des clients qui ne peuvent pas se rendre sur place ; ce qui revient à faire du télétravail tout en étant sur place. Il faut donc apprendre à utiliser de nouveaux outils, à organiser autrement son travail, à gérer l’irritation et le stress que cela peut entraîner, etc. Mais nous sommes habitués d’obéir au travail. Nous sommes même payés pour obéir. Et nous ne voulons pas perdre notre emploi, surtout pas maintenant. Sans compter que ce processus de confinement lié au travail s’inscrit dans un processus de confinement plus large, que nous avons déjà accepté, ou que nous acceptons de supporter, dans le reste de notre vie, et qui entraîne avec lui le confinement lié au travail.

Reconnaissons qu’il y a une grande différence entre le fait de nous confiner chez nous parce que nous le voulons, et d’en faire autant parce que nous y sommes obligés, parce que le gouvernement l’ordonne. Mais comme nous avons accepté d’être confinés dans tous les cas décrits plus hauts, comme notre vie avait déjà pour principale scène nos domiciles respectifs, nous nous sommes adaptés assez facilement au confinement imposé par les autorités, et nous en venons peu à peu à vouloir être confinés, et même à y trouver des avantages, d’autant plus qu’on continue d’alimenter notre peur du Virus et de nous répéter sans cesse que nos libertés – dont nous ne savions souvent pas quoi faire – ne sauraient peser dans la balance quand il s’agit de protéger la santé des personnes plus vulnérables.

Maintenant que nous savons que le confinement qu’on nous impose actuellement n’est pas en rupture avec notre ancien mode de vie, mais en est plutôt le prolongement sous une forme radicalisée, nous pouvons réagir de trois manières différentes :

1) le confinement actuel, quand on y réfléchit bien, change très peu de chose à notre vie, et donc nous pouvons très bien nous en accommoder, comme nous pourrons certainement nous accommoder de la « nouvelle normalité » qui succédera à l’état d’urgence sanitaire ;

2) le confinement actuel, malgré ses ressemblances avec notre ancien mode de vie, va trop loin sur certains points et devrait donc être assoupli pour que nous puissions quand même vivre et respirer jusqu’au retour à la normalité, car tout est affaire de mesure ;

3) notre ancien mode de vie, qui ressemble au confinement actuel et qui nous a disposés à l’accepter, pose donc problème, raison pour laquelle il nous faut désirer autre chose qu’un simple retour à la normalité d’avant, et certainement pas nous accommoder de la « nouvelle normalité » qu’on nous annonce.

Je vous dis franchement que j’opte pour la troisième manière.