Gentillesse, orthodoxie morale et corruption généralisée

On s’imagine à tort que la corruption existe simplement parce qu’il y a des personnes méchantes ou immorales. Jamais on aurait idée de voir dans la gentillesse et certaines formes de moral un ferment de corruption. Et pourtant, ce sont elles qui sont responsables d’une grande partie de la corruption que nous connaissons actuellement. Ainsi, pour lutter contre la corruption, il ne s’agit pas de rendre les gens encore plus gentils et encore plus moralisateurs.

Regardons la manière dont on sélectionne les personnes au moment de combler des postes vacants dans les entreprises privées, dans l’administration publique, dans les écoles, dans les universités ou dans le réseau de la santé. Les compétences des personnes passées en entrevue et leur rigueur professionnel importent de moins en moins. Pourvu que les personnes choisies soient justes assez compétentes pour appliquer machinalement les protocoles et les procédures en place, et donner l’impression que les choses ne vont pas si mal, du moins quand on les regarde de loin, ou aussi longtemps qu’on ne regarde pas ce qui se passe attentivement. Ce qui importe de plus en plus, quand on fait passer des entrevues, c’est de voir si les candidats sont gentils. Ce qu’on veut dire par là, c’est le fait de ne pas faire d’ennuis, d’être toujours souriants, de ne pas se fâcher même quand on est lésé ou traité comme un valet ou un enfant. De tels employés sont beaucoup plus faciles à manier par les administrations, même quand l’obéissance implique un grave manque de rigueur dans l’exercice d’une profession. Quant aux autres employés, ils préfèrent avoir affaire à des collègues qui ménageront leur sensibilité et leur susceptibilité, avec lesquels ils pourront avoir des relations familières, qui sont dépourvus de capacité d’opposition, et qui consentiront à presque tout, pourvu qu’on le leur demande gentiment, et souvent même quand on les traite comme des enfants ou des animaux de compagnie. Cela n’a pas seulement pour effet que ce sont souvent les candidats les moins compétents et les plus rampants qui sont choisis. Ce critère de sélection a pour effet que les jeunes, qui étudient encore ou qui sont en début de carrière, misent de plus en plus sur leur gentillesse ou leur aptitude à passer pour gentils pour obtenir de bonnes notes, des diplômes, de bonnes évaluations pendant leurs stages, des postes et des promotions, au lieu d’acquérir de véritables compétences professionnelles, qui passent généralement en deuxième ou en troisième. Quant aux travailleurs plus âgés, ils misent eux aussi de plus en plus sur leur gentillesse et laissent leurs compétences professionnelles se dégrader, ou à tout le moins n’essaient pas de les développer. Il en résulte une baisse généralisée des compétences professionnelles et aussi du professionnalisme, qu’on comprend dorénavant comme quelque chose de distinct de ces compétences, et même d’incompatible avec elles. Car c’est ne pas être gentils que de refuser de se conformer aux procédures, aux protocoles et aux normes morales en vigueur dans tel ou tel milieu de travail, même quand c’est parce qu’on cherche à exercer avec rigueur sa profession. Un tel comportement, selon la nouvelle morale du travail, constitue l’un des pires manques de professionnalisme, et est ressenti comme un affront insupportable ou une provocation intolérable par les administrations qui élaborent ces procédures, ces protocoles et ces normes, et par les employés qui appliquent consciencieusement ces procédures et ces protocoles et qui se conforment docilement à ces normes.

Un boulanger qui refuse d’utiliser de l’huile de palme pour remplacer en partie ou en totalité le beurre, qui râle quand il le fait, et qui déclare que cela n’a plus rien à voir avec de la boulangerie ou de la pâtisserie faite dans les règles de l’art, passe pour un casse-pied ou un employé indocile. La vie serait tellement plus facile s’il n’était pas là et si on pouvait mettre n’importe quoi dans les pains, les croissants et les viennoiseries. De toute façon, les clients sont dépourvus de goût et ne voient plus la différence depuis longtemps. Ce serait donc une perte de temps et d’argent de faire de bons pains ou de bonnes pâtisseries. Tout ce qui importe aux bourgeois quand ils viennent faire leurs achats dans une boulangerie dite artisanale, c’est de donner l’impression qu’ils ont plus de goût que les autres qui achètent leurs pains et leurs pâtisseries au supermarché.

L’enseignant qui fait échouer beaucoup de ses élèves parce qu’ils ne savent pas comment écrire, et qui critique ses collègues qui accordent trop facilement la note de passage et qui massacrent parfois le français eux-mêmes, n’est assurément pas gentil. Les enfants et les adolescents ont l’impression de ne pas être bons et se découragent. Les collègues enseignants sont blessés parce qu’on remet en question leur rigueur professionnelle et leur maîtrise du français. Les administrateurs ont des ennuis parce que les parents des élèves ne sont pas contents et que le taux de réussite baisse. Ah, qu’il vaudrait mieux qu’on se débarrasse de cet enseignant zélé ou qu’on le fasse entrer dans les rangs ! L’époque où on se souciait vraiment de l’aptitude à bien écrire, et aussi à bien lire, est depuis longtemps révolue. Ce n’est pas ça qui fait qu’on réussit sa carrière.

Le fonctionnaire qui critique ouvertement ses collègues parce qu’ils perdent leur temps à élaborer des procédures ou des protocoles inapplicables, inutiles ou nuisibles, parce qu’ils passent l’essentiel de leur temps à faire des réunions qui n’aboutissent souvent à rien ou qui ont pour principal effet qu’ils changent de direction à répétition, est un malotru ou un méchant qui détruit l’ambiance de travail et qui heurte des personnes qui essaieraient de bien faire leur travail. Cela n’est pas conforme aux valeurs de la fonction publique et au code de vie qui y est en vigueur. C’est pourquoi un tel fonctionnaire doit être rappelé à l’ordre, être l’objet d’un grief et, au besoin, doit passer devant une sorte de comité de discipline et être suspendu sans solde pour son manque de politesse ou de courtoisie.

Étant donné que cette morale de la gentillesse, qu’on voudrait voir régner partout, prend le pas sur les compétences professionnelles et se substitue aux finalités des institutions, nous pouvons parler de corruption professionnelle et institutionnelle. Pourquoi une boulangerie serait-elle plus corrompue quand on mêle à la farine de la sciure de bois pour augmenter les profits, que quand il faut rester gentil alors que les propriétaires, les autres boulangers et même les clients manifestent leur mépris pour l’art de la boulangerie ? Pourquoi une école serait-elle moins corrompue quand on y enseigne aux enfants ou aux adolescents les dogmes farfelus d’une religion qui a seulement besoin de fidèles, que quand c’est considéré comme un manque de gentillesse de prendre les moyens qu’il faut pour enseigner aux enfants ou aux adolescents une discipline scolaire donnée et obtenir des collègues et des administrations scolaires qu’ils ne leur bousillent pas le cerveau ? Et pourquoi une administration publique serait-elle plus corrompue quand les fonds publics y sont utilisés pour enrichir certains secteurs de l’industrie, que quand la morale de la gentillesse empêche de dire les choses comme elles sont, d’essayer de corriger ses défauts et ainsi d’éviter un important gaspillage d’argent et de temps ?

Mais ce n’est là que le début de la corruption qui émane de la gentillesse. À la simple morale de la gentillesse se substitue une orthodoxie morale qui prétend réglementer les moindres de nos actes, de nos paroles, de nos idées et de nos sentiments. Dans des milieux de travail et des institutions de plus en plus nombreux, il s’agit essentiellement de faire de la surenchère morale, alors qu’on néglige de plus en plus les produits et les services qu’on est censé y produire ou y offrir, et qu’on sacrifie les finalités des institutions à cette orthodoxie morale. C’est en ce sens qu’on peut parler de corruption généralisée et même de décadence de notre civilisation.

Les restaurants, au plus fort de l’hystérie sanitaire, ont cessé d’être des lieux de convivialité pour devenir des lieux de ségrégation vaccinale et d’application de la discipline hospitalière, pour montrer aux clients que tout y était aseptisé et sécuritaire et convaincre les autorités politiques et sanitaires que la propagation du virus se faisait ailleurs.

Les écoles, elles, sont devenus des camps d’endoctrinement sanitaire. L’éducation dispensée aux enfants et aux adolescents a été ouvertement subordonnée aux impératifs sanitaires, notamment l’obligation de faire du télé-enseignement, de porter un masque, de se désinfecter compulsivement les mains et de respecter la distanciation sociale. Ce qu’on a montré aux enfants et aux adolescents, c’est de se conformer à une réglementation sanitaire très pointilleuse, ce qui est évidemment incompatible avec la formation d’individus autonomes, sans lesquels la démocratie ne peut exister que de nom. Le tout avec la collaboration du corps enseignant, qui a participé activement à l’application des protocoles sanitaires, et qui s’est parfois opposé à un retour en classe jugé hâtif, au détriment de l’enseignement des disciplines scolaires, déjà mis à mal en raison de l’incompétence de beaucoup d’enseignants, tous gentils, bien sûr.

La situation dans les universités n’est guère plus reluisante. Les administrations universitaires et les corps professoraux ont non seulement collaboré avec les autorités politiques et sanitaires, mais ils ont fait de la surenchère morale. Loin de considérer que leur fonction était de soumettre à la critique les mesures soi-disant sanitaires, on dirait que ceux qui se conçoivent, souvent à tort, comme une élite intellectuelle ont voulu donner l’exemple à la populace plus méfiante ou récalcitrante. Plusieurs professeurs-chercheurs, mobilisés jusqu’au fond du cœur ou y voyant un moyen de faire avancer leur carrière, ont gentiment mis leur expertise au service de ces autorités, en faisant des recherches devant montrer ce qu’il est convenu de croire, en écrivant dans les journaux ou en se pavanant sur les plateaux de télévision. Les quelques universitaires qui ont osé prendre ouvertement position contre l’orthodoxie sanitaire ont fait l’objet de sanctions disciplinaires, et il est à craindre que la même chose arrive bientôt s’ils critiquent l’orthodoxie climatique. Les étudiants, loin de se révolter contre cette attaque en règle contre l’accès à l’éducation supérieure et la liberté académique, se sont assez bien accommodés de la situation et se sont même mobilisés pour faire appliquer les règles dites sanitaires, par exemple en constituant des brigades sanitaires sur les campus, en se portant volontaires pour faire de la sollicitation vaccinale à domicile, ou en participant à des contre-manifestations pour s’opposer aux manifestations contre les mesures dites sanitaires. Pour toutes ces raisons, il est manifeste que les universités ont été corrompues par l’orthodoxie morale, et que les membres de la communauté universitaire sont de plus en plus incapables et ont de moins en moins le désir d’assumer leur fonction critique vis-à-vis du gouvernement et des autres autorités, comme on serait en droit de l’espérer dans une démocratie.

Les ordres professionnels se sont donné pour mission de faire respecter à leurs membres l’orthodoxie sanitaire, au lieu de défendre la pratique rigoureuse et libre des professions concernées. Les ordres qui réglementent les professions médicales ont adressé des avertissements à leurs membres pour qu’ils se gardent bien de prendre position contre la politique sanitaire des gouvernements et le consensus scientifique (ce serait la même chose), ont suspendu certains de leurs membres récalcitrants, et n’ont généralement pas défendu ceux de leurs membres qui ont refusé de se faire vacciner. D’autres ordres professionnels, comme ceux des comptables et des avocats, ont aussi sanctionné leurs membres pour non-respect de l’orthodoxie sanitaire, alors qu’il n’y a eu aucun manquement concernant la pratique de la comptabilité ou du droit.

Les tribunaux, surtout au Canada, défendent systématiquement l’orthodoxie sanitaire. Si le gouvernement dit que c’est pour protéger la santé de la population et sauver des vies, il peut suspendre nos droits et nos libertés avec l’assentiment des tribunaux qui sont supposés les défendre. Ce qui revient à dire que nos tribunaux ne jugent plus en fonction de la loi, mais en fonction de l’orthodoxie sanitaire imposée par le gouvernement ; et que nos droits et nos libertés ne sont plus protégés contre les abus du gouvernement. Bien au contraire, les tribunaux confirment et consolident l’orthodoxie sanitaire, en reconnaissant comme légales et constitutionnelles les sanctions prises contre ceux qui ont refusé de se conformer à cette orthodoxie. Autrement dit, ils sont corrompus.

Enfin, ce sont même nos institutions politiques qui ont été détournées de leurs finalités au nom de l’orthodoxie sanitaire. Pendant deux ans, dans une certaine mesure encore aujourd’hui, et peut-être à nouveau intégralement dans un futur pas si éloigné, c’est la politique qui a été subordonnée à l’orthodoxie sanitaire. Les politiques concernant la santé, la science, les technologies, l’éducation, la culture, les télécommunications, les transports, l’économie, le travail et le tourisme, par exemple, ont été dictées par l’orthodoxie sanitaire. Nous avons été gouvernés de manière autoritaire, grâce à des décrets, à peu près comme dans une monarchie. Le débat politique et public est devenu pratiquement impossible. Les partis d’opposition se ralliaient au gouvernement et, loin de s’opposer aux excès de l’orthodoxie sanitaire, faisaient parfois de la surenchère morale et sanitaire. Les citoyens, eux, devaient être des sujets dociles, et l’étaient effectivement. Plusieurs d’entre eux, sous l’influence de la propagande gouvernementale et médiatique, trouvaient que le gouvernement n’en faisait pas assez pour arrêter la propagation du méchant virus, et auraient voulu qu’il prenne des mesures encore plus fortes contre les opposants, considérés par eux comme de dangereux criminels et une menace pour l’ensemble de la société. De la démocratie, il ne restait alors presque rien, et elle est bien loin de s’être remise depuis le relâchement des mesures sanitaires, qui pourrait d’ailleurs s’avérer temporaire.

Au nom de l’orthodoxie sanitaire et de la surenchère morale qu’elle implique, nous avons, en tant que société et civilisation, tout négligé, tout jeté par-dessus bord, tout sacrifié. Toutes les activités et toutes les institutions ont été détournées de leurs finalités au nom de l’orthodoxie sanitaire. Il est donc légitime de parler de corruption généralisée et même de décadence.

Par conséquent, la dernière chose dont nous avons besoin, pour éviter la décadence, ce sont d’autres formes de surenchère morale, par exemple sous prétexte de lutter contre la Russie ou contre les changements climatiques. Les choses pourraient tourner très mal, et elles ont déjà commencé à tourner très mal, si nos politiques énergétiques et économiques sont encore longtemps subordonnées aveuglément à ces nouvelles formes d’absolutisme, ainsi que ce qui se fait dans les écoles, dans les administrations publiques, dans les centres de recherche scientifique, dans les entreprises, etc. Nous avons donc intérêt à ne plus nous laisser entraîner, pour atténuer la puissance corruptrice de l’enthousiasme moral, par une forme ou une autre de délire moral. Au contraire, il faudrait que nous essayions de bien faire ce que nous sommes censés faire dans les professions que nous exerçons, et de faire ce que nous pouvons faire pour qu’on fasse dans nos institutions ce qu’on est censé y faire. Loin de s’adonner à une quelconque forme de surenchère morale ou de se conformer à une certaine forme d’orthodoxie morale, les enseignants et les professeurs devraient s’efforcer d’enseigner le mieux possible leur discipline et de lutter contre ce qui entrave leur enseignement ; les professionnels de la santé, au lieu de continuer à appliquer des protocoles sanitaires débiles et à jouer les curés en relayant publiquement la propagande sanitaire, devraient s’en tenir aux soins des malades et à l’examen rigoureux des approches thérapeutiques concurrentes ; les chercheurs devraient arrêter de mettre leur expertise au service d’une quelconque orthodoxie, et faire des recherches dignes de ce nom ; les juristes devraient défendre la primauté du droit, ne pas tolérer l’exercice arbitraire du pouvoir, et défendre les libertés et les droits qui sont inscrits dans nos constitutions et dans nos lois, au lieu de se faire les véhicules d’une orthodoxie imposée par les gouvernements et capable de pervertir l’État de droit ; les politiciens devraient faire de la politique, au lieu de jouer aux prophètes de malheur et aux grands prêtres et de s’ingérer dans notre vie ; et les citoyens devraient arrêter d’agir comme des brebis dociles et de prêter foi à des morales autoritaires, délirantes et avilissantes, être à la hauteur de leur rôle politique et résister aux élites politiques qui s’y opposent. Car on ne saurait sous-estimer impunément la puissance corruptrice de la moraline.