Raisons d’être pour la grève des fonctionnaires provinciaux

Nous avons de nombreuses raisons de ne pas aimer les fonctionnaires. De longue date, ils se soucient bien plus de l’avancement de leur carrière que des services publics. Leurs intérêts passent presque toujours avant ceux des citoyens. Les règlements, les procédures, les programmes, les formulaires et les systèmes informatiques qu’ils créent en grand nombre et modifient souvent nous font perdre beaucoup de temps et d’énergie et engendrent de grandes dépenses de fonds publics, mais ils leur procurent du travail. Ils profitent du foisonnement bureaucratique qui rend plus pénibles et plus fréquents nos rapports avec les organismes publics. Si les cadres et les autorités politiques leur demandent de faire quelque chose qui nuit aux citoyens, qui détériore les services publics ou qui les rend moins accessibles, ils le font presque toujours sans hésiter, soit qu’ils obéissent sans réfléchir, soit que la docilité leur semble plus avantageuse que l’indocilité. Enfin, eux et leurs syndicats supportent très bien l’existence des lois qui encadrent la fonction publique et qui leur interdisent de parler publiquement de ce qu’ils y observent sans y avoir été autorisés préalablement par leurs supérieurs ou les hautes autorités de l’organisme public pour lequel ils travaillent, même et surtout si c’est d’intérêt public, sous prétexte de devoir de réserve ou de discrétion.

Plus récemment, ce sont des fonctionnaires qui ont élaboré les mesures soi-disant sanitaires, qui ont fait le traçage des personnes supposément infectées et des « cas contacts », qui ont organisé et promu les campagnes de dépistage et de vaccination, qui ont joué un rôle dans la conception et l’implantation du passeport vaccinal et dans la mise à l’écart des non-vaccinés, et qui ont préparé les contrats de gré à gré que le gouvernement a octroyés à des entreprises privées pour leur permettre de s’enrichir à nos dépens, sous prétexte d’urgence sanitaire. C’est aussi grâce à eux qu’on a pu implanter des programmes d’aide financière aux individus et aux entreprises qui ont permis de faire durer les confinements imposés par le gouvernement, ce qui a eu pour effet une augmentation importante des dépenses publiques et une montée de l’inflation qui ne semble pas devoir prendre fin malgré les hausses successives du taux directeur qui rendent encore plus précaire notre situation. Quand beaucoup d’entre nous devaient endurer d’importantes pertes de revenus à cause des confinements, certains de ces travailleurs à la solde de nos maîtres élaboraient, en télétravail, des moyens de nous surveiller et de nous contrôler pendant les confinements et les déconfinements et en prévision de « la nouvelle normalité » qui devait suivre la pandémie. Quand des assouplissements sanitaires permettaient un retour partiel dans les bureaux, plusieurs d’entre eux prétendaient qu’on mettait en danger leur santé, et se réjouissaient de retourner travailler à la maison quand ces mesures étaient resserrées. Et depuis que ces mesures ont enfin été levées, ils se plaignent de devoir retourner au bureau deux jours par semaine parce qu’ils ont pris goût au télétravail. On en vient presque à penser que, dans le cas d’un autre confinement, ils ne seraient pas trop mécontents de devoir s’enfermer à la maison, pour nous nuire à distance.

Et comme si ça ne suffisait pas, les fonctionnaires jouent un rôle important dans l’élaboration et la construction de la prison numérique qu’on nous prépare, notamment grâce à l’identité numérique. Enfin, ce sont aussi des fonctionnaires qui préparent la transition économique qui nous appauvrira presque tous et qui risque de diminuer notre capacité à nous déplacer et à voyager librement, tout en étant très lucrative pour l’industrie des changements climatiques. Etc.

Alors que le gouvernement fait traîner en longueur les négociations pour le renouvellement des conventions syndicales des fonctionnaires et leur offre des augmentations salariales minimes étant donné l’inflation et comparativement à d’autres corps d’emploi, ce n’est donc pas sans raison que nous nous disons que c’est bien fait pour eux. Complices des dirigeants politiques et des hautes autorités bureaucratiques qui portent atteinte à notre liberté et qui nous appauvrissent, c’est maintenant à leur tour d’être traités avec mépris par le gouvernement et de subir les conséquences des politiques auxquelles ils ont participé docilement, sans se préoccuper des intérêts de leurs concitoyens. Il est scandaleux qu’ils prétendent obtenir encore plus d’argent pour continuer à faire ce qu’ils ont toujours fait et même pour faire pire, tout en prétendant être les défenseurs des services publics qui serviraient les intérêts des contribuables, dans une tentative maladroite d’obtenir un certain soutien de la population. Donc, si nous sommes des opposants, nous devrions désapprouver les revendications salariales des fonctionnaires, les moyens de pression auxquels ils ont recours et, peut-être bientôt, leur grève.

Mais est-ce aussi simple ? Si le seul ou le principal enjeu était de punir les fonctionnaires pour leur docilité, leur dédain de la démocratie et leur manque de loyauté envers leurs concitoyens, et s’il pouvait résulter de cette punition bien méritée une amélioration de la situation, il faudrait attaquer vigoureusement les revendications des fonctionnaires et chercher à les priver du soutien populaire qu’ils essaient d’obtenir. Toutefois, en nous opposant à eux et à leurs syndicats de cette manière, nous nous retrouverions à nous ranger du côté des hautes autorités politiques et bureaucratiques auxquelles nous nous opposons et qui sont à l’origine des sales coups que les fonctionnaires nous ont fait et continueront manifestement de nous faire, et ce, qu’ils obtiennent ou non les augmentations salariales désirées. Ces autorités ne s’intéressant aucunement aux raisons qui motiveraient notre opposition aux revendications et aux moyens de pression des fonctionnaires et qui sont très différentes des leurs, elles pourraient faire comme si nous faisions bloc avec elles contre les fonctionnaires, et s’efforcer de mettre encore plus au pas les fonctionnaires, ce qui n’améliorerait certainement pas la situation. Bien au contraire, cela contribuerait à isoler encore plus les fonctionnaires de leurs concitoyens et à faire d’eux des instruments encore plus dociles entre les mains des autorités politiques et bureaucratiques.

Puis l’actuel gouvernement provincial, très populaire après la déclaration de l’état d’urgence sanitaire et réélu à l’occasion des élections provinciales de l’automne 2022, est en train de perdre des plumes. Si on en croit les sondages sur les intentions de vote, les électeurs se détournent de lui au fur et à mesure qu’ils réalisent à quel point sont désastreuses les conséquences économiques des politiques de confinement. Les travailleurs de l’État, par exemple les enseignants et les professionnels de la santé, qui s’étaient d’abord majoritairement ralliés au gouvernement quant à l’application des mesures soi-disant sanitaires dans les écoles, dans le réseau hospitalier et même dans l’ensemble de la société, semblent être sur le point de se révolter quand ils constatent que le gouvernement n’a plus assez d’argent pour leur permettre de conserver le niveau de vie auquel ils sont habitués et d’amortir les conséquences de la hausse des taux d’intérêt et de l’inflation. Il serait malheureux que les fonctionnaires, en raison de l’antipathie du public et de leur manque de combativité, ne fassent pas front commun avec les autres travailleurs de l’État pour causer le plus de perturbations possible et peut-être provoquer une crise politique qui pourrait enlever à une partie de la classe politique l’envie de récidiver de sitôt, ou du moins contribuer à modérer ses ardeurs. À défaut de faire face à de pareilles conséquences, qui tardent d’ailleurs à venir, le présent gouvernement et les gouvernements qui lui succéderont pourraient se dire qu’ils peuvent y aller à fond sans avoir à en payer plus tard le prix et nous traiter encore plus comme des serfs. N’est-il donc pas plus avantageux pour nous d’encourager l’indocilité des fonctionnaires et des travailleurs de l’État, qui est plus compatible avec nos intérêts que leur docilité ?

Ne nous illusionnons toutefois pas : les revendications des fonctionnaires et des autres travailleurs de l’État ne portent pas sur des transformations des institutions publiques capables d’améliorer la situation et de nous protéger contre de futurs abus de pouvoir. Ils s’accommodent assez bien de l’état actuel de ces institutions, hormis la question salariale et quelques ajustements mineurs qui n’impliquent pas une transformation des principes sur lesquels ces institutions sont fondées. Nous pouvons certainement profiter de leur irritation ou de leur colère pour répandre de telles idées de transformation positive, dans leurs rangs ou dans ceux de nos concitoyens en général, mais il ne serait pas raisonnable de croire que la masse des fonctionnaires et des autres travailleurs de l’État et leurs syndicats décideront du jour au lendemain de défendre ces idées et de lutter pour leur réalisation. Les syndicats des fonctionnaires sont des structures bureaucratiques où existe le tour d’esprit qui prédomine dans la fonction publique, puisque les fonctionnaires n’arrêtent pas d’agir comme des fonctionnaires quand ils font des revendications en tant que syndiqués. Nous ne devons donc pas attendre des merveilles de leurs syndicats et des luttes qu’ils mènent. Évidemment, ce n’est pas ce que nous espérons.

Ce que nous espérons, c’est un affaiblissement de l’unité qui règne au sein des structures gouvernementales et bureaucratiques fortement autoritaires, qui nous divisent pour régner et que nous devons diviser pour réduire leur emprise sur nous. Une grève prolongée des fonctionnaires serait une bonne manière d’obtenir cet affaiblissement temporaire ou plus durable, par exemple si le gouvernement a recours à des mesures spéciales pour mettre fin à la crise qui est peut-être en train de se préparer.

Ce que nous espérons aussi, c’est que les fonctionnaires se fâchent pour de bon contre le gouvernement actuel et, persistant à faire la grève alors que le gouvernement ne leur fait pas des offres à leurs yeux raisonnables, arrêtent d’apporter leur contribution aux projets bureaucratiques ou politiques inutiles ou nuisibles pour nous, et auxquels tient notre gouvernement. À défaut de pouvoir éliminer le travail bureaucratique inutile ou nuisible, tout ce qui détourne de ce travail est une bonne choses, par exemple une grève. Pour les mêmes raisons, il faudrait inciter les fonctionnaires et leurs syndicats à réclamer plus de vacances payées et à pouvoir prendre plus facilement des années sabbatiques ou des congés sans solde de plusieurs semaines, sans avoir à se justifier à leurs supérieurs. Dans le contexte actuel, le plus souvent les fonctionnaires arrêtent de travailler en étant rémunérer ou non, le mieux c’est pour nous et le pire c’est pour les autorités politiques et bureaucratiques qui ont besoin de leur travail pour faire avancer des projets souvent incompatibles avec nos intérêts.

Ceux qui, comme moi, pensent que le travail bureaucratique est dans une large mesure inutile ou nuisible, et que c’est là un mal qui n’est pas près de disparaître ou d’être atténué, devraient bien se garder de blâmer les fonctionnaires pour leurs moyens de pression et peut-être une grève. Ils devraient plutôt exprimer leur soutien aux fonctionnaires et les exhorter à lutter jusqu’au bout et à ne pas reculer, et même à aller plus loin dans leurs revendications. Nous sommes de tout notre cœur avec eux quand, pour une fois, ils semblent disposer à arrêter de travailler inutilement et de nous nuire.