Enjeux de la dégradation de la fonction publique

Nous avons de nombreuses raisons de ne pas aimer les fonctionnaires et de ne pas croire leurs syndicats quand ils nous disent qu’ils défendent les services publics. Hormis la question des salaires, les difficultés de recrutement qui ont parfois pour effet une surcharge de travail et aussi l’obligation de travailler deux jours « en présentiel », les fonctionnaires provinciaux s’accommodent assez bien de ce qu’est la fonction publique et de ce qu’elle est en train de devenir. Mais comme je l’ai montré dans mon billet du 11 novembre 2023, nous devrions malgré tout soutenir les fonctionnaires (plus précisément les professionnels du gouvernement du Québec) dans leurs moyens de pression et peut-être dans leur grève, puisque cela crée des perturbations, ralentit l’avancement de projets politiques et bureaucratiques qui sont inutiles ou nuisibles pour nous, et affaiblit l’unité qui tend à régner au sein des structures gouvernementales et qu’utilise le gouvernement pour nous écraser, en temps normal et encore plus en temps de crise.

S’il est vrai que nous ne devons pas être dupes et croire qu’il résultera des revendications et des moyens de pression des fonctionnaires une réforme de la fonction publique qui serait favorable à nos intérêts, il serait en retour tout aussi bête de désirer simplement que le gouvernement réussisse à imposer sa volonté aux fonctionnaires et que ceux-ci, après avoir protesté quelque temps, en viennent à baisser les armes (qu’ils tardent d’ailleurs à prendre par manque de combativité) et à accepter docilement les conditions que le gouvernement leur impose. C’est pourquoi nous devons nous demander d’abord ce qui pourrait résulter d’une victoire du gouvernement avant de souhaiter que les fonctionnaires battent en retraite sans avoir obtenu des gains significatifs.


Le salaire des professionnels de la fonction publique provinciale sont significativement plus bas que ceux des fonctionnaires fédéraux et municipaux et, dans plusieurs domaines d’emploi (en ingénierie et en informatique, par exemple), que ceux des travailleurs qui occupent des fonctions semblables dans le secteur privé. Les assurances collectives qu’on vante tant ne sont pas forcément meilleurs que celles qu’on retrouve dans le secteur privé, puisqu’elles portent souvent sur des choses dont on n’a jamais besoin (des traitements psychiatriques ou les soins à domicile d’une infirmière) et n’offrent pas la moindre couverture pour les soins dentaires et l’achat de lunettes, pour soi ou pour ses proches. Les régimes de retraite ne sont pas meilleurs que quand on travaille pour de grandes firmes ou corporations, et les vacances payées ne sont pas plus nombreuses, du moins pour ceux qui détiennent une expertise en demande et qui ont de l’expérience.

Les salaires des professionnels de la fonction publique tendant à plafonner après dix ou quinze ans d’emploi au gouvernement, à quoi il faut ajouter la reconnaissance partielle de leurs années d’étude et les augmentations salariales trop basses qu’on leur propose dans un contexte où l’inflation est importante et où les taux d’intérêt sont élevés, le recrutement et la rétention du personnel de la fonction publique devient de plus en plus difficile. Cela a pour conséquence que les organismes gouvernementaux, dans beaucoup de domaines, ont de plus en plus de difficulté à conserver ou à acquérir une expertise dans des domaines considérés comme importants, à tort ou à raison. Ces organismes ont donc recours aux services de firmes qui leur fournissent des spécialistes pour faire le travail que les professionnels du gouvernement ne sont pas capables de faire, ou font appel à de grandes corporations pour implanter les produits ou les services que ces professionnels sont incapables de développer et de maintenir eux-mêmes. C’est ce qui se produit sous une forme particulièrement marquée dans le secteur de l’informatique, dans lequel la demande de main-d’œuvre est forte et continuera de l’être.

Si la situation s’aggrave en raison de la dégradation des conditions de travail offertes à ces fonctionnaires, la dépendance du secteur public à l’égard du secteur privé et surtout des grandes corporations qui détiendront de plus en plus le monopole de la main-d’œuvre qualifiée dans des secteurs clés, grandira. Celles-ci pourront s’infiltrer encore plus facilement dans les organismes gouvernementaux, devenir maîtres d’œuvre des projets gouvernementaux, et y exercer une influence encore plus grande sur les politiques en matière de virage numérique, de transition énergétique, de transports, de télécommunications, de santé, d’agriculture, d’alimentation et d’immobilier, entre autres. Ces secteurs économiques étant déjà contrôlés par des entreprises privées de moins en moins nombreuses et de plus en plus puissantes, les finalités officielles des organismes publics seront encore plus subordonnées à celles de ces entreprises, lesquelles pourraient en venir à se substituer à elles, à supposer que ça ne pas déjà le cas. Je ne pense pas seulement au fait de traiter les organismes gouvernementaux comme une vache à lait qui, grâce aux taxes et aux impôts que nous payons, engraisse les grandes corporations et leurs richissimes actionnaires. Je pense aussi au fait d’utiliser les organismes gouvernementaux ainsi infiltrés et contrôlés pour accroître le pouvoir qu’exercent sur nous, individuellement et collectivement, ces grandes corporations qui sont plus puissantes et plus riches que bien des États et qui contrôlent déjà la majorité des éléments vitaux de notre économie et même de notre société.

Par conséquent, la dégradation des conditions de travail des professionnels de la fonction publique pourrait accélérer l’aboutissement d’une sorte de coup d’État qui a commencé il y a longtemps déjà, mais qu’on remarque à peine, tant il se fait doucement et dans l’ombre, en profitant de l’aversion des gouvernés pour les fonctionnaires, que ces derniers alimentent en acceptant docilement d’être les instruments des gouvernants. Que le nombre de fonctionnaires continue d’augmenter comme c’est le cas depuis plusieurs années, ou qu’il diminue en raison de futures coupures budgétaires, ce seront les employés et les cadres des grandes corporations qui feront alors l’essentiel du travail et qui donneront même leur orientation aux projets gouvernementaux, ce qui sera facilité par l’importance grandissante du télétravail. Ces salariés, petits ou grands, sont les créatures de ces grandes corporations, et pour cette raison ils disposent d’encore moins de marge de manœuvre dans l’exercice de leurs fonctions que les fonctionnaires et ils ont encore moins de comptes à nous rendre. Ils n’auraient même pas besoin de jouer la comédie à ce sujet, contrairement aux fonctionnaires et aux cadres de l’administration publique. Leurs maîtres, ce sont la haute direction et les principaux actionnaires de ces compagnies, et ils n’ont pas à s’en cacher, car personne ne s’attend à ce que ça soit autrement. Ils sont payés pour faire ce que leurs patrons leur demandent de faire. C’est ce en quoi consiste leur travail. Puisque les organisations bureaucratiques ne disparaîtraient pas avec la dégradation des conditions de travail des fonctionnaires, avec la réduction de leur nombre et avec la diminution de leur degré de compétence, la situation s’aggraverait si le travail actuellement fait par des fonctionnaires se retrouvait à être fait par des employés de grandes corporations (Windows, Google, Amazon, McKinsey, Pfizer, BlackRock, Vanguard) ou de leurs filiales, et si l’activité des fonctionnaires qui restent se retrouvait à être déterminée encore plus par l’activité des employés de ces corporations et par les décisions de leurs cadres, conformément aux désirs et aux projets de l’oligarchie qui s’efforce d’accroître son emprise sur nous et qui semble s’être donnée pour but de nous traiter ouvertement comme des enfants ou des animaux domestiques.

Si les fonctionnaires et leurs syndicats se préoccupaient vraiment des services publics (comme ils le prétendent dans leurs slogans), ils devraient accorder beaucoup plus d’importance à ce qui les distingue des employés de ces grandes corporations et lutter pour obtenir les droits et les protections sans lesquelles ces différences n’existent que sur le papier. Je pense par exemple au droit de désobéir à ses supérieurs quand ils réclament des choses incompatibles avec la mission propre à chaque organisme public et avec les intérêts des citoyens, et au droit de s’exprimer publiquement sur tout ce qui marche mal dans la fonction publique, et ce, sans s’exposer à des sanctions disciplinaires. Il faudrait aussi qu’ils s’efforcent d’éliminer le travail inutile et souvent coûteux qui foisonnent dans la fonction publique, au lieu de le tolérer ou de profiter de son existence. Plus ce travail sera expurgé, et plus les citoyens seront disposés à les soutenir dans leurs revendications. Puis le nombre de fonctionnaires nécessaires pour faire le travail utile restant serait alors moindre, et on aurait moins besoin d’avoir recours aux employés, aux services et aux produits des grandes corporations. Les fonctionnaires devraient profiter au plus vite du fait que nos autorités jugent encore utile de jouer jusqu’à un certain point la comédie démocratique dans laquelle ils peuvent prétendre jouer un autre rôle que celui de simples employés, car ça ne durera peut-être pas longtemps.

Si au contraire les fonctionnaires ne font que réclamer de meilleures conditions salariales sans essayer d’assumer davantage leur rôle de « public servants », comme on dit en anglais, c’en est fait d’eux. Ce n’est qu’une question de temps. Les contribuables, qui s’appauvrissent à cause de nos gouvernements et qui pour beaucoup ne comprennent pas que ce qui en résultera sera pire, en viendront à ne plus vouloir financer ces armées de larbins des gouvernements de plus en plus autoritaires. Les gouvernements et les grandes corporations profiteront de cette grogne, que les médias de masse qu’ils contrôlent pourront facilement alimenter et canaliser dans la direction voulue, pour poursuivre ou achever le remplacement des fonctionnaires par des « consultants ». À terme, ceux des fonctionnaires qui réussiront à conserver un poste dans la fonction publique réaliseront qu’ils ne sont là que pour la forme, ou encore pour agir en tant qu’employés du gouvernement devenu sous-traitant en politique des grandes corporations qu’on a pris l’habitude de considérer comme des sous-traitants du gouvernement. (Voir mon billet du 17 octobre 2023.)