Retour sur les raisons de l’acceptation des châtiments extrajudiciaires

Juste après avoir publié mon billet du 30 octobre 2023, je suis allé faire une promenade pour réfléchir à mes prochains billets. J’avais à peine marché une cinquantaine de mètres que je me suis retrouvé à avoir des doutes à propos du texte que je venais de mettre en ligne. Ma première impulsion fut de rebrousser chemin pour retirer ce billet et le récrire. Mais j’eus vite fait de changer d’idée, car un retour sur les réflexions faites dans ce billet serait sans doute plus intéressant qu’une simple correction ou refonte de ces réflexions


Nous qui sommes des penseurs, nous avons tendance à transposer nos habitudes intellectuelles et nos valeurs chez les autres. Nous accordons plus d’importance que beaucoup de nos concitoyens aux raisons d’agir ou de ne pas agir d’une certaine manière, et l’examen critique que nous faisons de ces raisons détermine dans une certaine mesure notre manière d’agir, en plus du contexte dans lequel nous agissons et qui détermine en partie ce que nous sommes, c’est-à-dire nos aptitudes intellectuelles, notre tour d’esprit, nos idées, nos opinions, nos valeurs, nos sentiments, nos goûts et nos habitudes. À l’inverse, nos citoyens qui réfléchissent moins – y compris ceux qui sont bardés de diplômes et qui passent parfois pour des intellectuels, mais qui sont en fait dépourvus d’esprit critique et d’autonomie intellectuelle – accordent moins d’importance à ces raisons que nous, et assez souvent ils ne les examinent pas. Cela s’applique encore plus aux personnes dociles qui se laissent emportées passivement par le courant, parfois en ne remarquant même pas ce courant, et qui sont précisément celles qui acceptent les châtiments extrajudiciaires dont j’ai parlés dans mon billet précédent. Bien qu’il existe entre elles et nous de nombreux degrés (chez les intellectuels comme chez les non intellectuels), c’est à cet autre extrême que je m’intéresserai ici, en prenant garde de ne pas intellectualiser les raisons ou plutôt les causes qui font que ces personnes acceptent ces châtiments.


Nous aurions tort de croire que beaucoup de nos concitoyens se soucient de la forme qu’ont les lois et la manière dont elles sont appliquées. Une réflexion ou une discussion soutenue à ce sujet leur semblerait fort étrange et fort inintéressante, car la loi, c’est l’affaire des juristes et non la leur, et ça leur convient tout à fait. Leur attention, leurs désirs et leurs idées sont presque entièrement captés par leurs petites occupations routinières et par les divertissements qu’on leur offre pour se changer les idées : boulot, vie familiale, tâches ménagères, commérages, actualités, séries télévisées, jeux vidéos, réseaux sociaux, activité physique, repas au restaurant et quelques rares voyages touristiques. Les déficiences et les absurdités de notre système de justice ne leur font ni chaud ni froid, ils ne les remarquent presque jamais, et quand ça arrive, ça ne porte presque jamais à conséquence, tant cela est éloigné de leurs préoccupations quotidiennes. Ils ne peuvent plus ignorer les défauts de la loi et du système judiciaire seulement quand ils se retrouvent à avoir affaire à ce système en tant qu’accusés, témoins, demandeurs et défendeurs, ou quand ils connaissent quelqu’un à qui ça arrive. Faute d’avoir réfléchi suffisamment à ce sujet et d’avoir cultivé un désir des formes de loi capables de protéger de l’oppression et d’assurer la liberté, ils attribuent leurs malheurs à une malchance, à l’immoralité de l’autre partie, aux avocats véreux qui sont à son service, à la mauvaise foi du procureur de la Couronne et à l’incompétence ou à la corruption des juges qui par malheur président leurs procès. Il arrive beaucoup plus rarement qu’ils comprennent que cela est dû au fonctionnement normal des institutions actuellement responsables d’administrer la justice, ce qui n’a rien à voir avec le fait de dire que tout est pourri par dépit ou par colère, sans essayer d’expliquer pourquoi c’est ainsi et pas autrement, et quels sont les changements qu’il faudrait pour qu’il en soit autrement.

Il serait donc inexact d’affirmer que ces personnes acceptent, au travail et ailleurs, les châtiments extrajudiciaires par aversion de l’administration de la justice ou par crainte du système qui s’en charge. S’il est vrai qu’une compréhension claire de ce qu’est un système judiciaire dont la fonction est de protéger la liberté des individus contre l’arbitraire et les abus de pouvoir peut disposer à la haine des châtiments extrajudiciaires, il n’est pas exact, pour les personnes dont nous parlons ici, de dire que leur acceptation de ces châtiments est motivée par des sentiments contraires à l’égard de ce système. En fait, si ce système a pu devenir ce qu’il est actuellement, c’est en partie à cause de cette indifférence assez répandue dont il est l’objet.


Toujours pour les personnes dont nous parlons dans ce billet, une nonchalance assez semblable a pour objet les châtiments extrajudiciaires qui les menacent au travail ou quand ils ont affaire à des organisations privées ou publiques où ce sont des règlements et des codes d’éthique écrits ou non écrits qui remplacent les lois, et où des chefs petits ou grands et des comités d’éthique ou de discipline tiennent lieu de juges et de tribunaux et suivent une procédure simplifiée et même sommaire, ou ne s’embarrassent même pas d’une telle chose. Il n’est donc pas juste de penser que ces personnes, la plupart du temps, font une sorte de comparaison entre le système judiciaire (auquel elles ne pensent presque jamais et qui pourrait cesser d’exister sans qu’elles ne le remarquent et sans que ça les dérange) et le simulacre de justice qui existe dans les milieux de travail et dans d’autres organisations (auquel elles ne pensent pas davantage), pour en tirer des conclusions erronées et accepter les châtiments extrajudiciaires, qu’elles croiraient pouvoir éviter ou atténuer en traitant avec ceux qui sont chargés de les administrer et qui leur sembleraient plus accessibles et plus traitables que la clique juridique, et en profitant du fait que ceux-ci disposent d’un grand pouvoir discrétionnaire dans l’application des règlements et des codes d’éthique écrits ou non écrits et dans le choix des châtiments qu’ils infligent ou n’infligent pas. Aussi longtemps que ces personnes ne retrouvent pas dans une situation où elles font l’objet d’un blâme, d’une accusation, d’une dénonciation ou d’une mesure disciplinaire, elles ne pensent à peu près pas aux châtiments extrajudiciaires qui pourraient s’abattre sur elles. Et quand ça arrive aux autres, cela les laisse souvent de glace ou elles se disent même que c’est bien fait pour eux et croient que ça ne pourrait pas leur arriver. Si elles semblent accepter les châtiments arbitraires, c’est justement parce qu’elles ne réfléchissent généralement pas à l’existence de ces châtiments et qu’elle n’envisage pas concrètement la possibilité qu’on les leur inflige. Il n’est donc pas juste de parler ici d’acceptation de ces châtiments. Et il n’est pas non plus juste de parler d’ignorance de ces châtiments, puisqu’elles savent qu’ils existent. Il s’agit en fait d’indifférence à l’égard de ces châtiments, aussi longtemps qu’on ne les leur inflige pas ou qu’on ne les inflige pas à des personnes qu’elles connaissent et auxquelles elles pourraient s’identifier. Le problème ne se situe donc pas sur le plan de la connaissance ou de l’information, mais sur celui des sentiments et de l’imagination. C’est faute d’être capables de sentir ce que les châtiments extrajudiciaires ont d’arbitraire et d’abusif et d’imaginer ce qui leur arriverait quand on les leur infligerait, qu’elles ne s’opposent pas à ces châtiments, qu’elles ne se révoltent contre les personnes chargées de les administrer, et que les châtiments arbitraires et les instances responsables de les administrer se multiplient et se renforcent.

La seule chose qui, dans mon billet précédent, vaut vraiment pour une partie de ces personnes indifférentes aux châtiments extrajudiciaires qu’on pourrait leur infliger, c’est le désir de participer directement ou indirectement, de manière durable ou ponctuelle, individuellement ou en tant que membres d’un groupe plus ou moins nombreux, à l’administration de tels châtiments à des individus ou à des groupes dont il est de bon ton de penser qu’ils ne méritent pas d’être protégés contre ces châtiments qui seraient mérités et qu’elles affublent à tort et à travers de jolis noms : les récalcitrants, les antivax, les complotistes, les mâles blancs rétrogrades, les racistes, les fascistes, les islamophobes, les antisémites, les transphobes, les pro-russes et les climato-sceptiques, qui n’auraient rien de commun avec les bonnes personnes qu’elles seraient. Donc, s’il est juste de dire que ces personnes normalement assez nonchalantes ou indifférentes acceptent les châtiments extrajudiciaires, c’est seulement dans la mesure où elles pensent qu’ils peuvent seulement être infligés à d’autres qui l’auraient bien cherché et qui seraient immoraux ou nauséabonds. Et dans pareil cas, elles ne considèrent pas ces châtiments comme extrajudiciaires et donc arbitraires et abusifs, mais comme une forme de justice digne de ce nom qu’il faudrait promouvoir, sans qu’elles ne s’imaginent qu’elle pourrait se retourner contre elles.