Les causes non technologiques des fraudes et de l’usurpation d’identité (suite)

Dans mon billet du 1er avril 2023, j’ai montré que les fraudes et l’usurpation d’identité dont on prétend nous protéger grâce à une amélioration de la cybersécurité sont en réalité causées par le fait que nous nous appauvrissons de plus en plus, et que nous avons recours au crédit pour subvenir à nos besoins élémentaires, pour essayer de faire notre chemin sur le marché du travail ou en tant que petit entrepreneur, pour acheter ce qu’on nous vend grâce à la publicité et pour avoir le même train de vie que les personnes qui appartiennent à la même classe socio-économique que nous. Si nous n’avions pas à avoir une ou plusieurs cartes de crédit et à contracter des prêts pour toutes sortes de raisons, si les institutions financières n’en profitaient pas pour nous saigner pendant des années, des décennies ou toute notre vie, si l’économie occidentale ne dépendait grandement du recours massif au crédit, les demandes de crédit seraient moins fréquentes, le crédit serait moins accessible et les fraudes et l’usurpation d’identité seraient plus rares.

Une autre cause non technologique des fraudes et de l’usurpation d’identité, c’est la transformation de la manière dont les services financiers sont offerts depuis les années 1990. Je me souviens d’une époque où, avant l’invention des cartes de débit, les succursales des banques étaient beaucoup plus nombreuses que maintenant. Pour ouvrir un compte bancaire, pour déposer et retirer de l’argent ou pour obtenir une marge de crédit ou un prêt, pour avoir des chèques, il fallait aller en personne à une de ces succursales. Pas moyen de faire autrement. Pour retirer ou utiliser l’argent d’un autre ou pour contracter un prêt en son nom, il fallait que les fraudeurs aient l’habileté de faire de faux papiers d’identité et l’audace d’aller en personne à la banque et de s’y faire passer pour quelqu’un d’autre, ce qui était risqué, surtout dans les villages, les petites villes ou les quartiers où tout le monde se connaissait. Étant donné les conséquences judiciaires qui pouvaient en résulter pour les fraudeurs malhabiles ou malchanceux, il était plus simple et plus avantageux de braquer des banques. C’était alors la banque qui était la victime du crime, et non les dépositaires. Cela explique peut-être pourquoi les forces policières de l’époque disposaient d’importants moyens pour arrêter les braqueurs de banque, alors qu’aujourd’hui les forces policières ne daignent souvent pas lever le petit doigt pour arrêter les pirates informatiques qui fraudent des individus de peu d’importance comme nous, soit qu’elles ne disposent pas des moyens nécessaires, soit que ces crimes ne les intéressent pas et ne sont pas une priorité pour elles.

Au cours des années 1990, l’usage des cartes de débit et des guichets automatiques s’est généralisé. Les heures d’ouverture des banques étant réduites, c’était bien commode de pouvoir faire des achats avec elles ou retirer de l’argent le soir et la fin de semaine, surtout pour les personnes qui travaillaient tous les jours de la semaine. De leur côté, les administrateurs des banques ont décidé de fermer peu à peu des comptoirs où nous pouvions faire des transactions. Parfois ce sont des points de services ou des succursales qui ont été fermées, alors que dans d’autres cas ils ont fait l’objet d’une fusion. Des frais supplémentaires se sont mis à être exigés de quiconque voulait faire au comptoir une transaction qui pouvait être faite au guichet automatique, comme un dépôt, un retrait ou le paiement d’une facture. Ce mouvement s’est accéléré à partir des années 2000, quand il est devenu possible d’accéder à nos comptes bancaires en ligne et d’y faire toutes sortes de transactions, rendant ainsi superflus de nombreux comptoirs de services et de nombreux employés. Depuis plusieurs années, c’est aussi le nombre de guichets automatiques qui diminue, puisque la proportion des transactions faites sur ces appareils baisse et puisqu’ils entraînent des dépenses pour les banques, qui doivent louer l’espace où ils se trouvent et payer des transporteurs sécurisés pour les alimenter en billets de banque. En 2018, à l’occasion de l’installation d’un nouveau modèle de guichets automatiques à écran tactile, Desjardins a d’ailleurs annoncé la disparition vraisemblable des guichets automatiques en 2028, peut-être avant, ce qui rendrait plus difficile de faire des transactions en argent comptant.

Ces transformations s’inscrivent dans une tentative des institutions financières de « rationaliser » leurs opérations, ce qui est une belle manière de dire qu’elles réduisent les dépenses liées aux immeubles et au personnel, en fermant de nombreux bureaux et en abolissant de nombreux postes, afin d’accroître leur rentabilité. Bien sûr, les profits résultant de ces économies aboutissent principalement dans les poches de la haute direction et des actionnaires des banques, et aussi dans les poches des corporations informatiques et des consultants certainement impliqués, de près ou de loin, dans la conception et l’entretien des systèmes informatiques des banques. Pour leur part, les clients n’ont pas vu, d’un côté, une augmentation correspondante des intérêts reçus pour l’argent déposé ou placé dans ces banques, et n’ont pas vu, de l’autre, une diminution correspondante des intérêts exigés pour des prêts. Ils n’ont pas davantage vu diminuer les frais de gestion et de service.

Ainsi, la « transformation numérique » des services financiers offerts aux particuliers n’est pas simplement une affaire de progrès technologique. Elle s’inscrit dans les efforts systématiques des institutions financières d’accroître les profits démesurément grands qu’elles font en spéculant avec l’argent que nous déposons et plaçons, en nous saignant grâce à de l’argent qu’elles créent spécialement pour nous le prêter, et en réduisant de manière importante le nombre de leurs employés, pour les remplacer par des machines, par des systèmes informatiques de plus en plus complexes, et par des experts ou des sous-traitants spécialisés en informatique et en cybersécurité, lesquels ne sont pas toujours à la hauteur de leurs responsabilités, sont parfois déclassés par les pirates informatiques et sont même à l’origine d’importantes failles de sécurité à cause de la collecte de données systématique faite par les logiciels ou les outils informatiques qu’ils fournissent ou développent. C’est donc la décision d’ordre économique prise par les banques qui est à l’origine de toutes les occasions que nous avons de nous faire pirater notre compte bancaire, de nous faire voler nos données confidentielles et de nous faire usurper notre identité. S’il est vrai que cette décision a forcément des implications technologiques sans lesquelles nous ne serions pas autant exposés aux fraudes et à l’usurpation d’identité, la décision elle-même n’est pas simplement technologique et s’explique ultimement par l’avidité des banques et de leurs actionnaires.

Faisons le point. La « transformation numérique » s’inscrit dans un long processus de « rationalisation » des services financiers, qu’on s’efforce de nous vendre sous prétexte de commodité, mais qui consiste essentiellement à trouver toutes sortes de manières plus efficaces de saigner la populace à laquelle nous appartenons presque tous, pour engraisser les directeurs et les actionnaires des banques, déjà démesurément ou scandaleusement riches, alors que nous sommes de plus en plus en nombreux à tirer le diable par la queue. En fait, l’automatisation des services financiers est aussi commode pour les pirates informatiques qui peuvent plus facilement faire des fraudes et usurper notre identité, en prenant moins de risques et en ayant moins chances de faire l’objet d’une enquête sérieuse, les forces policières étant à ce qu’on dit dépassées par la situation en raison d’un manque criant d’effectifs détenant l’expertise informatique nécessaire, ou ayant mieux à faire que de protéger de la fraude les manants que nous sommes.

Les gouvernements occidentaux et les institutions financières se moquent donc de nous quand ils nous présentent l’identité numérique comme la solution à tous ces problèmes. Cela ne revient-il pas à nous faire prendre des risques supplémentaires – cette fois-ci liés à la surveillance et au contrôle social rendu possible par l’identité numérique – afin d’atténuer les risques que nous font prendre les institutions financières à cause d’une automatisation des services financiers qui a pour principale fonction de les enrichir encore plus, surtout quand elles investissent dans les entreprises informatiques qui participent activement à cette « transformation numérique », et ce, avec l’argent que nous déposons ou plaçons chez elles ?

Le pire avec l’identité numérique, c’est que les institutions financières profiteront vraisemblablement de l’impression illusoire de sécurité qu’elle procurera pour aller plus loin dans la commodité : pas seulement la commodité pour leurs clients qui auront encore plus facilement accès, partout et n’importe quand, à toutes sortes de services financiers sur leurs téléphones mobiles, par exemple des prêts pré-autorisés pour s’acheter de quoi manger ou payer leur loyer quand leur compte bancaire sera à sec et leur marge de crédit aura déjà été utilisée ; mais aussi la commodité pour les banquiers qui ne rateront plus une occasion de profiter de notre appauvrissement en nous saignant à blanc et en nous rendant encore plus dépendants de leurs services financiers ; mais aussi la commodité pour les fraudeurs et les pirates informatiques, qui bénéficieront de plus d’occasions d’exercer leurs talents, en raison de l’accès encore plus facilité et automatisé aux services financiers et de leur rattachement à une seule identité numérique par personne – ce qui fera d’elle une cible de choix.

Bref, aussi longtemps que les gouvernements occidentaux toléreront que les banques maximisent leurs profits grâce à la « transformation numérique » de services financiers moins coûteux en masse salariale et toujours plus facilement accessibles, aussi longtemps que ces gouvernements collaboreront avec les banques et utiliseront des fonds publics pour concevoir, implanter et mettre à leur disposition des dispositifs sécuritaires foireux comme l’identité numérique, les fraudes et l’usurpation d’identité continueront et deviendront vraisemblablement encore plus fréquents, graves et difficilement réversibles, car on ne pourra pas changer aussi facilement d’identité numérique à authentification biométrique que de carte de crédit après un acte de piratage réussi.