La domestication « nouveau genre » des employés

Le monde du travail est entré dans une nouvelle ère. L’époque à laquelle il suffisait de nous rendre au travail pour exécuter les tâches attendues de nous est révolue. Dans de nombreux milieux de travail, dans le secteur privé comme dans le secteur public, pour des emplois qualifiés comme pour des emplois non qualifiés, nous ne sommes plus seulement traités froidement comme les rouages d’une machine complexe, ou comme des animaux bien dressés dont on utilise la force de travail physique ou intellectuelle. Dorénavant, être un travailleur salarié, ce n’est plus simplement être exploité par son employeur, c’est faire partie d’une communauté ou d’une grande famille, c’est adhérer aux valeurs de l’entreprise ou de l’organisation, c’est avoir de bons sentiments pour ses collègues et ses supérieurs, c’est participer à des rites collectifs pour renforcer les liens entre les employés et entre les employés et la direction, c’est l’obligation de s’aimer les uns et les autres et d’être polis jusqu’au fond du cœur, c’est être fier d’appartenir à telle entreprise ou à telle organisation, c’est être présent sur les médias sociaux de cette entreprise ou de cette organisation, c’est adopter les saines habitudes de vie promues par l’employeur, c’est veiller à sa propre sécurité et à sa propre santé ainsi qu’à celles des autres, c’est s’impliquer dans l’organisation d’activités socio-culturelles et y participer, c’est recevoir des formations sur la communication non violente et la cohabitation harmonieuse, c’est recevoir des félicitations, des compliments et même des paroles affectueuses de la part de ses supérieurs, c’est se tenir les mains et former une grande ronde, au sens propre ou au sens figuré. Beaucoup d’employés voient dans ces transformations une bonne chose. Ils ont l’impression que leurs employeurs ne les traitent plus comme des choses dépourvues de sentiments, mais comme des êtres humains à part entière. Les employeurs, eux, croient ou disent se soucier ainsi du bien-être des employés et contribuer à la formation d’une culture d’entreprise vivante et d’un milieu de travail sain et agréable, ce qui profiterait à la fois aux employés et aux entreprises privées ou publiques. Ce serait donc une relation gagnant-gagnant. Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Je suis pour ma part d’un autre avis. C’est que, sous prétexte de traiter plus humainement les employés, les employeurs exercent en réalité une emprise encore plus grande sur eux, jusqu’à ce qu’ils deviennent corps et âme leur chose. S’il est certainement dégradant d’être mené au bâton et à la carotte et de sentir aussi directement sa servitude, il n’est pas moins dégradant d’être pris complètement en charge, pendant les heures de travail et parfois même en dehors des heures de travail, par l’entreprise ou l’organisation pour laquelle on travaille. Au lieu d’être traités comme des chevaux de trait, des ânes, des mules, des vaches à lait ou des poules pondeuses, voilà qu’on nous traite comme des bichons que les employeurs et les autres bichons sollicitent constamment par toutes sortes de petits jeux puérils, qu’il faut faire socialiser les uns avec les autres dans un cadre imposé, qu’on protège contre de petits dangers réels ou imaginaires, auxquels il faut faire faire de l’exercice en les gardant en laisse, qu’on distrait grâce à des jouets, qu’on félicite grâce à des gâteries, auxquels on apprend à ne jamais mordre et à ne plus aboyer quand ils sont en colère, voire à ne plus être en colère, auxquels on apprend plutôt à donner la patte, à se laisser caresser, à secouer la queue et à lécher la main qui les nourrit, auxquels on apprend de petits tours pour les amuser et amuser les autres, etc. Même les assistants-gérants, les gérants, les coordonnateurs, les administrateurs et les cadres se transforment ou doivent se transformer en animaux de compagnie et présider ces séances de domestication, pour jouir de ces bons moments et pour donner l’exemple aux animaux de compagnie subalternes.

Pour ceux d’entre nous qui n’ont pas encore été domestiqués jusqu’au fond du cœur, ces traitements moralement et intellectuellement dégradants donnent envie de retourner à l’état sauvage et de déchiqueter à grands coups de dents ceux qui pourraient s’opposer ! Mais pour aller où ? Partout où se pose notre regard, il n’y a que des bichons accomplis (c’est-à-dire dégénérés) ou en gestation ! Ceux d’entre nous qui ont encore en eux un peu de loup, de coyote ou de renard sont-ils voués à être submergés par une marée de petites boules poilues et mignonnes ? Peut-on imaginer pire noyade ?


Cette nouvelle forme de domestication des employés à de quoi étonner. Tant de temps, d’énergie et d’argent dépensés ! Et pour quels résultats ? Parvient-on ainsi à accroître l’efficacité du travail accompli dans les entreprises privées et dans les organismes publics ? Parvient-on à offrir en plus grande quantité de biens et de services aux clients ou aux usagers de ces entreprises ou de ces organismes ? Parvient-on à augmenter les profits de ces entreprises ou à réduire les dépenses de ces organismes ? N’est-ce pas précisément le contraire qui se produit, les ressources limitées dont disposent ces entreprises et ces organismes étant détournées de ce qui devrait être leur mission première ? N’est-il pas de plus en plus difficile, pour ces travailleurs sur-domestiqués, de réaliser quoi que ce soit efficacement, qu’il s’agisse de qualité ou de quantité, puisqu’on les infantilise de plus en plus et qu’on dégrade ainsi leurs aptitudes professionnelles, quand on ne les empêche pas tout simplement de se développer, sauf de manière très minimale ? Bref, comment expliquer les importantes dépenses improductives ou même contre-productives faites pour réaliser, dans toutes sortes de milieux de travail, cette grande opération de domestication « nouveau genre » ? De telles dépenses ne feraient-elles pas seulement sens si elles permettaient d’obtenir des travailleurs zélés et même obsédés par le travail, les profits et les économies à réaliser, et prêts à endurer docilement de mauvais traitements, à ignorer leurs sentiments et à sacrifier leurs petites personnes, afin de devenir des engrenages entièrement dévoués aux entreprises ou aux organisations dont ils font partie, ainsi qu’à leurs nobles fins ? C’est exactement le contraire qui résulte de cette nouvelle forme de domestication, bien que la servitude associée au travail salarié ne disparaisse pas pour autant.

Faisons quelques hypothèses pour essayer d’expliquer ces bizarreries.

Contrairement à ce que prétendent les prêtres du culte du travail quand ils nous sermonnent, la raison de la participation forcée à ce culte n’est pas la production efficace d’une grande quantité de produits ou de services dont la qualité est variable, pour satisfaire les patrons, les actionnaires et les clients. Si tel était le cas, les nouvelles modalités de la domestication des employés pourraient difficilement être tolérées dans les entreprises privées et les organisations publiques, qui sont des lieux forts de ce culte. Et si jamais elles y existaient malgré tout, elles ne pourraient pas exister au grand jour, ou ailleurs que dans des milieux de travail marginaux, puisqu’elles constitueraient alors des hérésies que les défenseurs de l’orthodoxie et de la pureté laborieuses essaieraient d’interdire, d’extirper ou d’anéantir. Si ces pratiques improductives et même contre-productives d’un point de vue strictement économique sont tolérées et même encouragées dans les milieux de travail, c’est que l’accroissement de la productivité économique n’est pas la fin ultime de ce qui se passe dans les milieux de travail. Se pourrait-il que l’emprise exercée sur les employés sert de moins en moins à la production de biens, de services et de richesses, mais plutôt à les domestiquer ? Autrement dit, les lieux de travail deviennent de plus en plus des centres de dressage pour tous ceux d’entre nous qui doivent se mettre au service d’un employeur pour subsister, pour rembourser leurs dettes ou pour avoir un certain train de vie. Même les dresseurs des simples employés – les gérants, les coordonnateurs, les chefs de service, les directeurs, les formateurs, les éthiciens, etc. – se retrouvent souvent à être domestiqués, en raison de leur adhésion à cette nouvelle forme de domestication à laquelle ils participent activement, et à force de cohabiter avec des animaux de compagnie et d’être les animaux de compagnie de leurs supérieurs.

À bien y regarder, je dirais même qu’une sorte d’esprit sectaire se répand dans les milieux de travail et infecte même ceux qui sont en position d’autorité. Ces derniers deviennent alors de petits gourous qui recrutent des adeptes et qui les soumettent à des obligations, à des interdictions, à des pressions et à des rituels qui n’ont rien à voir avec le travail au sens strict et qui les transforment en animaux domestiques débiles de corps, de cœur et d’esprit. Ou mieux : le travail consiste dorénavant, en plus des tâches à réaliser, en le fait de respecter ces obligations et ces interdictions, de subir avec résignation ces pressions, de les exercer sur les autres et de prendre part aux rituels collectifs, même et surtout quand ils sont inutiles, absurdes et dégradants. Ou mieux encore : beaucoup de travailleurs ont besoin de travailler non seulement pour gagner leur vie, mais aussi ou surtout pour adhérer à ces nouvelles sectes et ainsi donner à leur existence et à leur personne une substance qu’elles ont presque toutes perdue.

Les seules personnes à gagner vraiment à cette nouvelle forme de domestication généralisée, ce sont les grandes « élites » économiques, bureaucratiques et politiques qui nous gouvernent, et qui vivent dans un monde bien à eux et coupé du nôtre, en fréquentant essentiellement leurs semblables et des domestiques dont ils se plaisent à croire qu’ils appartiennent pratiquement à une autre espèce, bien inférieure. La contagion domestique ne les atteint pas, et ils peuvent donc profiter d’elle. Grâce à ce changement de paradigme du travail salarié, les masses laborieuses sont transformées en animaux domestiques inoffensifs (dégriffés, édentés, atrophiés, dégénérés et émasculés), dépourvus de sens pour distinguer la servitude et la liberté et pour sentir l’antagonisme entre ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés (ils peuvent et doivent être de bons copains, malgré leurs différences), et disposés à accepter docilement les restrictions sécuritaires, sanitaires, climatiques, énergétiques, économiques les plus absurdes et les plus folles.

Que sont alors les milieux de travail, sinon des usines à animaux de compagnie bien dressés, qui sont à peu près dépourvus de capacité d’opposition, qui ne désirent pas la liberté, qui ne peuvent pratiquement pas la concevoir, et dont l’abaissement, le rapetissement et l’avilissement permettent aux « élites » de se remonter et d’avoir un sentiment plus fort de leur propre supériorité ? À quoi se mesure la productivité les milieux de travail, sinon à la production massive ou industrielle des marchandises de pacotille que sont ces animaux de compagnie ?

La situation dans laquelle nous nous trouvons devient plus claire quand nous comprenons que nous sommes moins des producteurs de biens et de services dans la nouvelle économie qui est en train de se former, que la matière transformée et les marchandises produites par cette nouvelle économie, possiblement pour répondre aux besoins des « élites ».