Le sabotage à grande échelle des êtres humains et des sociétés

S’il leur arrive de fermer parfois les yeux quand il s’agit d’une soi-disant bonne cause dont ils se sont faits les défenseurs, il est généralement d’usage que nos autorités politiques et bureaucratiques, les grandes corporations et les médias de masse condamnent le sabotage à petite échelle, c’est-à-dire la seule forme de sabotage qui existerait. Les activités suivantes peuvent, entre autres, entrer dans cette catégorie de sabotage :

    1. Le fait de voler ou de briser des caméras de surveillance, ou d’en peindre l’objectif ;

    2. Le fait de mettre des cônes de construction sur le capot des voitures automatiques pour les empêcher d’avancer ;

    3. Le fait de crever les pneus des voitures ;

    4. Le fait de barbouiller des codes QR pour les rendre illisibles ;

    5. Le fait de rendre hors d’usage des caisses automatiques ;

    6. Le fait de mettre des clous et des barres de métal dans le tronc des arbres pour en rendre l’abattage plus difficile et plus coûteux et pour entraver la construction d’une usine jugée polluante et inutile ;

    7. Le fait de provoquer une panne électrique ou une panne informatique pour entraîner l’interruption de certaines activités.

Quoi que nous pensions de l’efficacité de chacun de ces actes de sabotage et des raisons censées le justifier, nous devons reconnaître qu’il n’en résulte pas des catastrophes. Nous pouvons continuer à vivre sans la présence de caméras de surveillance. L’arrêt de quelques voitures automatiques n’entravent que minimalement la circulation et ne provoquent généralement pas des accidents routiers. Ceux qui ne peuvent plus utiliser leurs voitures dont les pneus ont été crevés pourront vraisemblablement faire une réclamation à leurs assureurs, et en attendant le remplacement des pneus crevés, ils devraient pouvoir trouver une autre manière de se déplacer, comme tous ceux qui n’ont pas de voiture. Dans la plupart des cas, nous devrions pouvoir vaquer à nos occupations dans la réalité matérielle sans avoir à afficher une page Web ou à utiliser une application à l’aide de notre téléphone dit intelligent. Dans les commerces, il existe encore des caisses qui ne sont pas automatiques, et nous pouvons prendre un peu plus de temps pour faire nos courses, repasser plus tard ou aller dans un autre commerce. Personne ne va mourir du fait que des arbres ne soient pas abattus ou le soient plus tard, et que la construction d’une usine soit reportée et un peu plus coûteuse, les grandes corporations et leurs investisseurs étant souvent monstrueusement riches. Et les pannes électriques et informatiques causées par des actes de sabotage sont beaucoup moins fréquentes que celles causées par les intempéries ou la négligence ou l’incompétence, et elles ne sont pas pires et plus difficiles à supporter qu’elles. S’il est humain d’être irrités ou parfois même en colère quand nous subissons directement les conséquences d’un acte de sabotage, nous ne devrions pas perdre de vue que nous supportons souvent avec patience des désagréments comparables quand ils sont accidentels, et qu’il n’y a pas de raisons de nous énerver démesurément pour si peu. Et il n’y a surtout pas lieu de nous indigner quand nous ne sommes même pas touchés, et encore moins quand ceux qui le sont ont des intérêts incompatibles avec les nôtres.

Mais, reconnaissons-le, ces formes de sabotage ne sont que du travail d’amateur en comparaison des pratiques suivantes, qu’on ne reconnaît pas comme du sabotage justement parce qu’on fait les choses en grand :

  1. Le fait de rendre prématurément obsolètes, inutilisables et impossibles à réparer des véhicules, des électroménagers et des appareils électroniques ou informatiques chèrement payés et vendus en grand nombre, ce qui a pour effet d’entraîner d’importantes dépenses supplémentaires pour nous, de gaspiller les ressources naturelles limitées, de générer beaucoup de déchets supplémentaires et d’aggraver la pollution à l’échelle planétaire ;

  2. Le fait de nous faire manger des aliments produits de manière industrielle et contaminés par des insecticides, exagérément transformés et à faible valeur nutritive qui provoquent des carences, qui dégradent notre santé et qui finissent par nous rendre malades ;

  3. Le fait de stériliser les plantes génétiquement modifiées que font pousser les agriculteurs afin qu’ils ne puissent pas utiliser les semences pour planter la prochaine récolte et doivent racheter indéfiniment des graines aux grandes corporations du secteur agroalimentaire, ce qui rend plus coûteuse la production alimentaire et plus chère la nourriture.

  4. Le fait de saboter nos conditions de vie, en adoptant des politiques économiques, énergétiques, militaires et sanitaires qui nous appauvrissent alors que les riches s’enrichissent encore plus, et qui augmentent notre endettement individuel et collectif et le nombre de ceux d’entre nous qui sont voués à rester toute leur vie des locataires, des débiteurs et des gueux.

  5. Le fait de bousiller les écoles en y étouffant l’autonomie intellectuelle, en embauchant souvent des enseignants qui ne maîtrisent pas ce qu’ils enseignent et qui sont avant tout des communicateurs qui reprennent ou régurgitent le contenu éducatif ministériel, et en rabaissant toujours plus les exigences intellectuelles.

  6. Le fait d’émousser notre goût et nos sentiments et de faire de nous des êtres rudimentaires en nous exposant à des productions culturelles de masse de piètre qualité.

  7. Le fait de faire siéger au Parlement des représentants des partis politiques qui ne peuvent pas nous représenter et qui doivent suivre la ligne de parti au détriment de nos intérêts.

  8. Le fait de faire échouer des négociations diplomatiques en exigeants le respect de conditions qui ne peuvent pas être acceptées, en insultant les diplomates étrangers et en multipliant les sanctions, les provocations et les agressions.

Évidemment, nos chers oligarques, chefs politiques et bureaucratiques et journalistes, qui s’indignent du sabotage à petite échelle et réalisé avec les moyens du bord, ne s’indignent pas le moins du monde des actes de sabotage de grande ampleur. Dans le meilleur des cas, les effets de ces formes de sabotage les laissent tout à fait indifférents : ils ne les concernent pas. En fait, cela les arrange même souvent, car ils s’enrichissent encore et accroissent leur pouvoir sur nous (déjà démesuré) en nous vendant à répétition des marchandises dont l’obsolescence est programmée, en consolidant leur contrôle sur l’industrie agro-alimentaire qui produit de la nourriture malsaine, en nous vendant des médicaments pour soigner les maux qu’elle provoque et en nous saignant à blanc, car ils font de nous des animaux plus faciles à gouverner en nous rendant encore plus dépendants d’eux, en dégradant notre vigueur mentale et physique, en cultivant chez nous la docilité et la crédulité, en dégradant nos aptitudes intellectuelles, notre goût et nos sentiments et en nous réduisant à l’impuissance politique, bien qu’en principe nous soyons des citoyens.

Curieusement, nous supportons pour la plupart assez bien ces actes de sabotage dont la puissance destructrice est incommensurablement plus grande, et qui ont de graves effets non seulement sur ce qui nous appartient, mais aussi sur ce que nous sommes et sur la société dans laquelle nous vivons, lesquels sont intrinsèquement liés. C’est qu’alors ces actes de sabotage de grande ampleur ne nous semblent pas en être, et qu’à nos yeux seuls sont des actes de sabotage ceux faits à une plus petite échelle et avec des moyens beaucoup plus modestes, y compris ceux faits pour contrecarrer des formes de sabotage de grande ampleur. Pas question de reconnaître que c’est nous tous, individuellement et collectivement, qu’on sabote.

C’est comme si, pour les dominants et pour les dominés, le sabotage changeait de nature quand il est fait à grande échelle et avec des moyens conséquents. Alors que ceux qui pratiquent le sabotage à petite échelle sont appelés saboteurs, ceux qui le pratiquent à grande échelle sont considérés comme des modèles de réussite économique, sociale ou politique, comme des dirigeants compétents et bienveillants, comme des promoteurs de la vérité, de la culture et des principes démocratiques, ou comme des bienfaiteurs de l’humanité et de la planète. Il nous faut être bien dressés pour nous indigner de ce qui se fait à petite échelle et accepter docilement les mêmes choses quand elles se font à grande échelle, avec des conséquences dévastatrices.

L’important, c’est donc de faire les choses en grand, et pas seulement pour le sabotage. Pour ne pas être appelé arnaqueur, il faut ne pas être un petit arnaqueur et faire comme les banquiers qui nous prêtent de l’argent qu’ils n’ont pas, qu’ils créent pour nous le prêter, et qui ont le culot de nous demander de leur payer en retour des intérêts pour ce service qu’ils nous rendraient. Pour ne pas être un vulgaire pirate ou un vulgaire bandit et être proclamé conquérant ou roi, il faut avoir une grande flotte ou une grande armée et ravager des contrées entières, comme le montre bien la réplique que ce pirate à Alexandre le Grand :

C’est ce qu’un pirate, tombé au pouvoir d’Alexandre le Grand, sut fort bien lui dire avec beaucoup de raison et d’esprit. Le roi lui ayant demandé pourquoi il troublait ainsi la mer, il lui repartit fièrement : « Du même droit que tu troubles la terre. Mais comme je n’ai qu’un petit navire, on m’appelle pirate, et parce que tu as une grande flotte, on t’appelle conquérant. »

Et pour ne pas être un simple tueur en série et être considéré comme un grand chef d’État ou un grand militaire, ou comme le gendarme qui doit assurer la sécurité dans le monde, il faut avoir recours à des armes à la fine pointe de la technologie et capables de pulvériser en masse des êtres humains. Ce que Monsieur Verdoux, joué par Chaplin, dit à la fin de son procès, après avoir été reconnu coupable :

“Judge: Monsieur Verdoux, you have been found guilty, have you anything to say before sentence is passed upon you?

Verdoux: Oui, Monsieur, I have. However remiss the prosecutor has been in complimenting me, he at least admits that I have brains. Thank you Monsieur, I have. And for thirty five years I used them honestly, after that… nobody wanted them. So I was forced to go into business for myself. As for being a mass killer, does not the world encourage it? Is it not building weapons of destruction for the sole purpose of mass killing? Has it not blown unsuspecting women and little children to pieces, and done it very scientifically? As a mass killer, I am an amateur by comparison. However I do not wish to lose my temper, because very shortly I shall lose my head. Nevertheless, upon leaving this spark of earthly existence, I have this to say…..I shall see you all very soon…… very soon…”


The following lines were deleted from the speech, presumably to satisfy the Breen office:
“To be shocked by the nature of my crime is nothing but a pretence… a sham! You wallow in murder… you legalize it… you adorn it with gold braid! You celebrate it and parade it! Killing is the enterprise by which your System prospers, upon which your industry thrives!”

(Source : charliechaplin.com)