Les grandes corporations comme puissances étrangères

Les gouvernements occidentaux et les médias de masse insistent beaucoup sur l’ingérence des puissances étrangères dans les affaires internes de nos prétendues démocraties, et sur les agents secrets qu’ils enverraient chez nous, que ce soit pour affecter le résultat des élections, pour provoquer des mouvements de protestations, pour fomenter des insurrections ou des coups d’État, ou pour faire de la désinformation, de la propagande, du sabotage, de l’espionnage ou des cyberattaques. Les puissances dont il est alors question sont essentiellement les rivaux, les adversaires ou les ennemis des États-Unis et de leurs vassaux, par exemple la Russie et la Chine.

Je ne veux pas parler ici du fait que ces accusations d’ingérence étrangère ou d’espionnage ressemblent souvent à un mauvais numéro de cirque, par exemple les accusations d’ingérence russe dans les élections présidentielles américaines de 2016 et les accusations d’empoisonnement au « Novitchok » d’un ancien espion russe établi en Angleterre (Sergei Skripal) et de sa fille. Je ne veux pas non plus parler du fait que les États-Unis et ses vassaux s’ingèrent dans la politique russe en soutenant des opposants (Alexei Navalny), dans la politique chinoise en appuyant les désirs d’indépendance d’une partie de la classe politique taïwanaise, et dans la politique d’autres pays pour effectuer des changements de régime (en Syrie et en Ukraine) ; ou encore que le gouvernement américain exerce un fort contrôle sur la politique intérieure et étrangère de ses États vassaux, directement ou par l’intermédiaire d’organisations supranationales comme l’Union européenne. Ce dont je veux plutôt parler, c’est des puissances étrangères non étatiques, lesquelles ne tendent pas à être considérées comme des puissances étrangères, et qui représentent pour cette raison un danger plus important pour ce qu’il reste des démocraties occidentales.

Nous n’avons pas de bonnes raisons de ne pas considérer les grandes corporations comme des puissances étrangères qui constituent une menace pour nos démocraties. Elles ont leurs propres intérêts – aussi bien en matière de politique intérieure que de politique étrangère – qui sont souvent incompatibles avec les intérêts des États et de leurs citoyens. Étant donné les importantes sommes d’argent dont elles disposent (parfois autant ou plus que certains États) et le contrôle qu’elles exercent sur les différents secteurs de l’économie (finance, armement, énergie, médias, informatique, télécommunications, alimentation, médecine, etc.), elles s’ingèrent dans tous les aspects de nos sociétés, que ceux-ci relèvent ou non de nos gouvernements. L’influence et le pouvoir qu’elles exercent sont donc plus sournois et plus étendus que ceux qu’exercent ou que pourraient exercer les puissances étrangères. Contrairement à elles, elles œuvrent sur notre territoire et elles sont même fortement intégrées aux organismes gouvernementaux.

Ce sont ces grandes corporations qui gèrent l’argent des citoyens, qui spéculent avec cet argent, qui leur font des prêts en créant de la monnaie, et qui détiennent une partie importante de la dette des États. Ce qui veut dire qu’elles ont intérêt à ce que les citoyens et les États soient de plus en plus endettés, leur paient des intérêts importants, deviennent leurs vaches à lait, et se retrouvent ainsi dans leur dépendance.

Ce sont elles qui font des affaires en or en concevant, en fabriquant et en vendant de l’armement sophistiqué aux gouvernements. Ce qui signifie que les tensions internationales, les dépenses militaires des États, les guerres civiles, les guerres entre États et la course aux armements leur sont très profitables.

Ce sont elles qui profitent de la hausse du coût du pétrole et du gaz naturel, et qui capitalisent grâce aux grands projets de développement et de transformation énergétiques. Ce qui signifie qu’une transition aux énergies dites vertes imposée par les gouvernements occidentaux, dans le but de se débarrasser des énergies fossiles et de lutter contre les changements climatiques, constituerait pour elles une véritable poule aux œufs d’or, étant donné toutes les infrastructures énergétiques qu’il faudrait construire, en bénéficiant d’importants subsides des États.

Ce sont elles qui contrôlent les grands médias et qui peuvent contrôler du même coup une partie importante de l’opinion publique, pour la subordonner à leurs intérêts, pour soutenir les gouvernements ou les partis politiques qui défendent leurs intérêts, pour y contraindre les gouvernements et les partis politiques qui ne le feraient pas suffisamment, et pour les évincer ou les discréditer quand ils persistent.

Ce sont elles qui conçoivent les logiciels, qui administrent les systèmes informatiques et qui contrôlent les moyens de communication utilisés par les organismes publics et par les citoyens. Ce qui implique qu’elles sont en position de faire payer d’importants coûts pour des mises à niveau des systèmes et pour le remplacement des équipements déclarés obsolètes, et de collecter toutes sortes de données sur les gouvernements et les citoyens, lesquelles peuvent être ensuite utilisées par elles ou revendues à des tiers partis, étatiques ou non.

Ce sont elles qui produisent de manière industrielle la nourriture que nous mangeons le plus souvent et qui cherchent en s’enrichir le plus possible en nous la vendant. Ce qui signifie qu’elles sont capables d’empoisonner les aliments pour diminuer leurs coûts de production et augmenter leurs profits, et de profiter d’une période de forte inflation pour provoquer la faillite des petites et des moyennes entreprises, accroître leur contrôle sur le commerce de la nourriture, et nous rendre encore plus dépendants d’eux sur ce point.

Ce sont elles qui brevettent et commercialisent les médicaments que les médecins nous prescrivent pour nous soigner. C’est pourquoi elles font d’importants efforts pour écarter les médicaments génériques et peu coûteux, pour faire approuver leurs médicaments brevetés et coûteux par les agences gouvernementales, pour obtenir qu’ils soient remboursés par les assurances publiques et privées, et pour inciter les autorités sanitaires et les médecins à les prescrire le plus souvent possibles, même quand ils ne servent à rien, même quand ils sont mauvais pour nous.

La situation s’aggrave encore quand nous considérons qu’une part significative des actions de ces grandes corporations sont souvent détenues par d’énormes fonds d’investissement comme Vanguard et BlackRock, qui gèrent les actifs de l’oligarchie mondiale, et qui peuvent avoir une influence considérable sur de nombreuses grandes corporations et dans de nombreux domaines. Leur ingérence directe ou indirecte dans les affaires des États dont nous sommes les citoyens est de loin supérieure à celle dont seraient capables les puissances étrangères étatiques les plus grandes, comme la Russie et la Chine, même en unissant leurs forces. C’est encore pire quand nous considérons que lesdites corporations ou leurs principaux actionnaires créent des fondations et financent des organismes non gouvernementaux pour promouvoir leurs intérêts, et s’ingèrent dans les affaires d’organismes supranationaux qui influencent ou déterminent les politiques nationales, comme l’Organisation mondiale de la santé et l’Union européenne, en leur procurant des fonds, en y faisant activement du lobbyisme, en corrompant leurs dirigeants, ou en y plaçant des dirigeants qui servent leurs intérêts. Ce qui se combine avec l’ingérence de ces corporations directement au sein des États, aussi bien par leurs relations avec les membres du gouvernement ou la haute direction des organismes publics, que par leur contrôle sur l’économie, la technologie, les télécommunications et la culture.

Nos gouvernements sont tellement étroitement liés à ces grandes corporations, et nos sociétés sont tellement sous leur emprise, que nos chefs politiques en viennent à considérer celles-ci comme des partenaires incontournables dont les intérêts doivent être impérativement pris en considération dans les décisions politiques, et qui les aident en retour à défendre leurs propres intérêts, souvent au détriment des nôtres. À partir de cet état de fait qui est en train de se consolider, il est possible d’affirmer que la politique intérieure et étrangère des pays où nous vivons est, de facto, davantage l’affaire de ces corporations que la nôtre. Cela explique pourquoi nos chefs politiques, les grands oligarques et les médias de masse qui sont sous leur contrôle se scandalisent quand nous ne nous mêlons pas de nos affaires et osons nous mêler de leurs affaires politiques et économiques. Les moyens auxquels ils ont recours (censure, propagande, appel à la haine, suspension, congédiement, radiation, amendes, exclusion sociale, procès, emprisonnement, violence policière, gel des comptes bancaires, saisie de la propriété, etc.) montrent qu’ils considèrent ceux qui les critiquent, qui leur désobéissent, qui protestent et qui leur résistent de toutes sortes de manières, non comme des citoyens d’une société démocratique, mais comme une puissance étrangère qui s’ingérerait dans leurs affaires et dont il leur faudrait neutraliser l’influence.

À vous d’en tirer les conséquences pratiques.