Le prix de la charité

À l’approche du temps des Fêtes, les campagnes de charité s’intensifient. On essaie de nous soutirer de l’argent quand nous allons au supermarché pour nourrir les enfants pauvres et soutenir les familles défavorisées. Certains organismes caritatifs, par exemple Centraide, s’immiscent dans des milieux de travail (la plupart du temps assez bourgeois, comme la fonction publique québécoise) pour y organiser une levée de fonds en faveur des personnes pauvres, exclues et vulnérables. Même les institutions financières participent aux campagnes de charité et font des dons. Au Québec, cette vague automnale de bons sentiments culmine par la collecte de rue des bénévoles de la guignolée des médias, durant laquelle de bonnes âmes, sous la protection des magnats des médias, mendient pour les pauvres en nous interceptant à tous les coins de rue du centre-ville et en nous pressant de faire une bonne action et d’avoir bon cœur.

Disons franchement ce qu’il en est : tout cela est indécent.

Indécent que les grandes chaînes d’alimentation qui contrôlent le marché de l’alimentation depuis des décennies, et qui ont enrichi démesurément leurs actionnaires, nous demandent de leur acheter des produits alimentaires qui seront donnés aux pauvres, ou nous demandent de faire des dons en argent qui serviront à acheter certains de leurs produits alimentaires pour les donner aux pauvres qui n’ont pas assez d’argent pour les acheter eux-mêmes.

Indécent que les banques, qui nous saignent en nous prêtant de l’argent qu’elles n’ont pas et qu’elles créent pour pouvoir nous le prêter, quand nous faisons nos études, quand nous achetons ou louons une voiture, ou quand nous achetons une maison, prétendent lutter contre la pauvreté qu’elles contribuent à créer.

Indécent que les administrations publiques, qui ont dilapidé les fonds publics et qui ont élaboré et mis en œuvre les mesures sanitaires ayant saccagé l’économie et ayant appauvri et fait souffrir une grande partie de la population, sous prétexte de protéger la population contre le méchant virus, encouragent maintenant leurs employés, pendant leur temps de travail, à organiser une foule de petites activités pour amasser quelques misérables dollars dans le but venir en aide aux personnes pauvres, vulnérables, exclues ou isolées.

Indécent que les grands groupes médiatiques, que nos gouvernements financent avec les taxes et les impôts que nous payons, et qui ont soutenu grâce à une propagande agressive les mesures dites sanitaires et les sanctions contre la Russie qui détruisent notre économie et provoquent une forte inflation, prétendent se soucier de la dégradation accélérée et généralisée du pouvoir d’achat et du niveau de vie des populations occidentales.

Ceux qui croient encore, après les deux dernières années, que la charité sert à lutter contre la pauvreté et les inégalités sociales et économiques, sont d’irrécupérables benêts. Empreinte d’hypocrisie, sa fonction sociale est de rendre plus tolérables, du moins pour un temps donné, l’appauvrissement et l’assujettissement des masses dirigées de manière autoritaire et arbitraire par nos gouvernements, et saignées par les grandes corporations et les grands oligarques qui s’engraissent à leurs dépens. En redistribuant aux pauvres une part infime de l’argent qu’on nous extorque en échange de toutes sortes de services et de marchandises dont ils contrôlent en grande partie la vente, ou en nous soutirant encore plus d’argent par la mendicité organisée et même institutionnalisée pour le redistribuer (en totalité ou en partie) aux pauvres, nos maîtres réussissent à acquérir un certain capital moral qui désamorce la colère contre eux. Et les bonnes âmes charitables qui acceptent de jouer le jeu peuvent être contentes de leurs petites personnes et de leurs bonnes actions, ce qui les dispense généralement de s’intéresser aux causes de la pauvreté et des inégalités sociales et économiques croissantes et de chercher des moyens politiques efficaces pour lutter contre elles.

Il en résulte non seulement que la charité a besoin de la misère, mais aussi que la domination de nos maîtres a besoin de la charité pour se poursuivre et croître, car c’est là une sorte de moraline qui donne bonne conscience, qui sauve les apparences, qui dissimule sous un épais vernis moral l’avilissement et l’assujettissement de ceux qui s’appauvrissent et qui perdent progressivement leur indépendance, et qui nous rend moins sensibles à la violence qu’on nous fait et, par notre collaboration avec nos maîtres, que nous faisons à nos concitoyens.


On dira qu’il ne faut pas laisser les personnes pauvres souffrir de la faim et se retrouver à la rue. Sans doute. Mais la charité est le pire des moyens à prendre pour atteindre cette fin. Outre sa grande inefficacité, car elle n’a jamais empêché qu’il y ait des affamés et des sans-abris, il nous faut aussi considérer le prix élevé que doivent payer ceux qui ont le malheur d’être l’objet d’actes charitables.

Pour éviter qu’on m’accuse d’être un bourgeois égoïste qui n’a jamais connu la pauvreté, je tiens à préciser rapidement que mes origines sociales sont très modestes, que je me suis presque ruiné en faisant une douzaine d’années d’études universitaires, que je me suis retrouvé sans le sou après avoir obtenu mon dernier diplôme, que je me suis vu refuser des emplois minables sous prétexte que j’étais surqualifié, et que j’ai dû passer régulièrement des repas pendant plusieurs mois pour être capable de payer mon loyer, jusqu’à ce que je décide de retirer mes diplômes de mon curriculum vitae et de faire du remplissage avec des expériences de travail imaginaires, afin de ne pas passer pour un paresseux aux yeux d’éventuels employeurs. Je ne dis pas ça pour me plaindre ou pour être pris en pitié, mais seulement pour montrer que j’ai une certaine expérience de la pauvreté, de l’insécurité économique et de la faim, bien qu’à un degré moindre que plusieurs de nos concitoyens.

Une telle situation a quelque chose de dégradant. Mais ce qui est encore plus dégradant, c’est d’être dans l’obligation d’avoir recours à une forme de charité pour manger et se loger, et ce, qu’il s’agisse des formes de charité les plus directes (les banques alimentaires, les soupes populaires, les dortoirs pour les sans-abris) ou de celles qui sont atténuées et qui passent pour des services sociaux (l’aide sociale de dernier recours). Car celui qui doit arriver d’avance et faire la file devant une banque alimentaire se retrouve assurément dans une position d’infériorité et de dépendance, pour obtenir les miettes qu’on daigne lui donner, le tout avec l’obligation de se montrer reconnaissant et de dire merci. Même chose, à peu près, pour qui doit aller manger dans une soupe populaire ou dormir dans un dortoir pour les sans-abris. Il ne me semblerait pas étonnant que plusieurs de ceux qui sont pauvres au point d’avoir de la difficulté à manger à leur faim, préfèrent parfois jeûner que de se mettre dans cette position ou de mendier dans la rue, le vol à l’étalage étant aussi une possibilité ; même chose pour des sans-abris qui, à moins d’y être contraints par le froid hivernal, préféreraient dormir à l’extérieur pour ne pas s’exposer aux bons sentiments des bénévoles et des employés d’un dortoir, aux règlements stricts et parfois avilissants qui y sont en vigueur, et au traitement assez particulier et dégradant dont ils sont l’objet dans ce lieu ; même chose pour ceux qui ont épuisé les prestations d’assurance-emploi auquel ils ont droit, et qui refusent de s’humilier en prouvant à des fonctionnaires, avec des pièces justificatives, à quel point ils sont pauvres, pour obtenir l’aide de l’État nécessaire à la satisfaction de leurs besoins fondamentaux, le tout en se faisant faire la morale par des employés de l’État repus.

Celui qui a besoin de la charité d’autrui parce qu’il est dans l’incapacité de satisfaire par lui-même ses besoins les plus élémentaires, comme se nourrir et se loger, est nécessairement dans une position de dépendance. Et celui qui est dans une position de dépendance est forcément dans une position d’infériorité, bien qu’on cherche parfois à atténuer cette situation, tout comme on peut d’ailleurs la rendre plus manifeste. Sans faire dans l’égalitarisme, cela est inadmissible dans les rapports entre citoyens et dans les rapports des citoyens avec les gouvernements, les entreprises privées qui les exploitent en tant que travailleurs et consommateurs, et les organismes caritatifs. Une telle situation est dégradante pour les citoyens et est incompatible avec la dignité du citoyen, qui exige une certaine indépendance pour ne pas être un vain mot, et qui implique la possibilité d’écarter ou de mordre la main qui prétend nous asservir en nous nourrissant. Le prix à payer pour ceux qui sont dans l’obligation de recevoir une forme ou une autre de charité, c’est donc l’abandon de cette dignité et l’humiliation ou l’avilissement qui en résulte, qui sont des maux au même titre que la pauvreté et la misère.

Quant à nos concitoyens charitables, qui non seulement donnent de l’argent aux organismes caritatifs, mais font aussi « don de soi » en s’impliquant auprès de ces organismes, ils paient aussi le prix de la charité, bien qu’à leur manière. Car les activités charitables, même si elles leur permettent d’avoir facilement une bonne opinion d’eux-mêmes, ou justement pour cette raison, ne sont pas ce qui leur permet de se développer pleinement en tant qu’êtres humains, et les enferment dans des limites morales et intellectuelles assez étroites. Des personnes médiocres sont tout à fait capables de donner quelques dollars aux pauvres, d’acheter pour eux quelques boîtes de conserve, de mendier pour eux de l’argent ou de la nourriture dans les supermarchés, de leur servir des bols de soupe, ou de nous harceler au travail pendant plusieurs semaines pour que nous participions à de petites activités puériles ayant pour but de collecter de l’argent pour Centraide, comme la vente de sucreries. Le prix de la charité pour ces bonnes âmes, c’est la médiocrité morale et intellectuelle dans laquelle les enferment leurs dons et leurs activités charitables, par le contentement qu’ils leur procurent. J’en viens même à me dire que, pour les plus dépendantes à la pratique de la charité, elles seraient bien fâchées de ne pas avoir à portée de la main des pauvres et des misérables pour se faire valoir à peu de frais.


En temps normal, les œuvres de charité chapeautées par les organisations caritatives (religieuses ou non), par des entreprises privées et par les gouvernements contribuent à reproduire les inégalités sociales et économiques, et à consolider l’ordre social et politique qui rend possible ces inégalités. En donnant l’impression qu’en se montrant charitable, on fait quelque chose pour lutter contre ces inégalités et atténuer les souffrances des plus pauvres, on dissimule en fait l’exploitation et la violence dont cet ordre est responsable à l’égard de ces personnes, et on le rend plus facile à supporter, pour ces dernières et pour les personnes mieux nanties. Bien entendu, les pauvres et les dominés n’en continuent pas moins d’exister, puisque la charité, en tant que palliatif, sert de justification morale à cet ordre (dont on se dit alors qu’il n’est pas si mal, malgré ses défauts) et permet que se manifeste autrement l’infériorité des personnes qui sont l’objet d’actes charitables. Car c’est certainement être dans une position d’infériorité – en comparaison de quelqu’un qui n’a pas besoin de la charité et qui peut se permettre d’être charitable – que d’avoir besoin de la charité et de quémander de la nourriture pour se substanter et un lit pour dormir à l’extérieur par une nuit d’hiver. Jamais celui qui est l’objet d’un acte de charité ne sera l’égal de celui qui accomplit cet acte, et ce, même si ce dernier prend toutes sortes de précaution pour rendre moins explicite cette inégalité et la dépendance et la subordination qui l’accompagnent.

La situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement est différente et bien pire. Ce n’est certainement pas en donnant ou en collectant de l’argent et des denrées alimentaires pour les donner à ceux qui sentent déjà les effets de l’inflation, que celle-ci s’arrêtera. Ce n’est certainement pas parce que nos gouvernements promettent de nous donner de l’argent pour atténuer les effets de cette inflation que nous arrêterons de nous appauvrir, que le prix de la nourriture, de l’énergie et des autres marchandises et services arrêtera d’augmenter rapidement, et que de nombreuses entreprises devenus non rentables n’arrêteront pas leurs activités ou ne les déplaceront pas dans d’autres pays, en mettant à pied leurs employés. Ce n’est pas en préparant des « hotspots » où les Européens pourront aller se réchauffer pour ne pas geler cet hiver qu’il n’y aura pas de pénurie de gaz naturel et d’électricité dans plusieurs pays européens. Et ce ne serait pas en continuant à imprimer allègrement de l’argent pour donner de l’aide financière d’urgence aux personnes incapables de se nourrir et de se chauffer, qu’on s’attaquerait aux causes de la crise économique, énergétique et peut-être alimentaire dans laquelle nous nous enfonçons de plus en plus. Soit hypocrisie crasse, soit bêtise profonde, le tout motivé par l’hystérie anti-russe et le fanatisme climatique, nos gouvernements persistent dans leurs politiques économiques, énergétiques et alimentaires aberrantes et très nuisibles pour nous, que nous soyons déjà pauvres, que nous appartenions à la classe moyenne, ou que nous bénéficions même d’une certaine richesse.

Le temps où nous serons beaucoup à avoir régulièrement besoin de la charité des organismes de soi-disant bienfaisance, de nos gouvernements qui travaillent assidûment à la destruction de nos conditions de vie, et des grandes corporations et des grands oligarques qui trouvent le moyen de profiter de la crise économique, énergétique et alimentaire dans laquelle nous nous enfonçons pour s’enrichir encore plus et étendre leur pouvoir sur l’ensemble de la société, ce temps, dis-je, n’est peut-être pas loin. Il serait naïf de nous imaginer que ceux qui agissent de plus en plus ouvertement comme nos maîtres ne nous imposeraient pas certaines conditions fort déplaisantes et humiliantes pour bénéficier de la charité dont nous aurions besoin à cause de la position dans laquelle ils nous ont mis. Car ne serait-ce pas la moindre des choses, en échange de cette aide salvatrice, de faire notre part pour que les maladies devenues plus courantes à cause de notre appauvrissement ne se répandent pas à toute vitesse dans la population ; pour atténuer les changements climatiques supposément capables de provoquer des pénuries de nourriture et de nouvelles pandémies dangereuses pour ce qu’il reste de l’économie des pays occidentaux ; et pour unir nos forces contre l’ennemi russe qui priverait le monde civilisé de nourriture et d’énergie ? Ainsi nos maîtres charitables pourraient profiter de la situation de grande dépendance dans laquelle nous nous trouverions par leur faute pour nous imposer des mesures dites sanitaires plus radicales et plus humiliantes que celles qu’ils nous ont imposées après l’arrivée du méchant virus, et pour nous obliger à nous faire injecter des produits pharmaceutiques notoirement inefficaces et dangereux ; pour surveiller et contrôler dans le menu détail notre consommation d’énergie et nous imposer un régime alimentaire austère où une moulée à base d’insectes occuperait une place importante ; et pour que nous ne nuisions pas à l’effort de guerre occidental en nous faisant la courroie de transmission de la propagande russe. Et gare à ceux qui n’obéiraient pas : ils seraient privés d’une aide dont il leur serait souvent difficile de se passer, et ils pourraient même se faire infliger des amendes et, pour les cas jugés les plus inadmissibles, être mis au ban de la société et être emprisonnés, à domicile ou ailleurs.

Le prix de la charité, ce serait alors pour nous la gueuserie et la servitude généralisées, ce serait accepter d’être traités comme de grands enfants par des personnes et des organisations qui se prendraient pour nos papas et nos mamans, tous bien sûr bienveillants et plus éclairés que nous.