La Galère et le Vent - chapitre II

CONTE FOLKLORIQUE OCCIDENTAL

(Table des matières)

Le treizième jour du mois de mars, un vent d’ouest fit frémir la surface de la mer, qui se couvrit d’une mince couche d’écume. Toujours à l’ouest, quatre éclairs sillonnèrent le ciel. Le tonnerre gronda. Les nuages déversèrent des torrents de pluie. Une violente bourrasque faillit renverser la galère.

Le capitaine et le docteur Quack, portant leurs scaphandres, surgirent de leurs cabines pour assurer la bonne marche des opérations. Comme seulement une infime partie des galériens avait été désignée pour faire la manœuvre, ils eurent toute la peine du monde à carguer les voiles et à faire tourner la galère à coups de rames pour qu’elle affrontât les énormes vagues de face. Le docteur Quack, voyant que les galériens soufflaient comme des baleines et se mettaient à plusieurs pour tirer les cordages et soulever les rames, leur ordonna de ne pas respirer de la sorte et de rester à six pieds les uns des autres. Voulaient-ils donc que les miasmes du scorbut de type Q entrent par leurs narines dilatées et leurs gueules béantes ? Voulaient-ils contaminer leurs compagnons ou être contaminés par eux ? Les galériens s’efforcèrent donc de garder leurs distances et de respirer le moins possible. Certains obstruèrent leurs narines avec de l’étoupe. D’autres s’enfoncèrent leur bandeau dans la gorge. Si bien qu’ils râlaient tous comme des moribonds. La manœuvre en prit un coup. De puissantes vagues balayaient le pont et inondaient les sièges des rameurs. Plusieurs furent emportés dans les flots. Seulement quelques-uns réussirent à s’accrocher aux rames et à grimper à bord, non sans avoir d’abord bu une tasse.

Pendant ce temps, l’aumônier – bien à l’abri dans sa cabine – usait du réseau de tuyauterie qu’on avait mis à sa disposition pour décrire aux galériens – couchés dans leurs hamacs et violemment agités par le tangage – la scène affreuse qui se déroulait à l’extérieur. Les éléments se déchaînaient ! Les miasmes tombaient si dru qu’on ne voyait pas à six pieds devant soi ! Vingt-six de leurs compagnons avaient été pris de symptômes du scorbut tellement violents qu’ils en étaient morts en une quinzaine de minutes. Le docteur Quack et ses assistants s’étaient vus dans l’obligation de jeter les corps à la mer par crainte de la contamination. La coque du navire n’ayant pas été calfatée, le Vent soufflait à l’intérieur. Personne n’était en sûreté. Sans compter que de l’eau de mer contaminée s’était infiltrée dans la cale : trente-trois tonneaux de pommes de terre, de carottes, de navets et de choux avaient été avariés. Il fallait par conséquent les jeter eux aussi à la mer. Heureusement il restait encore du hareng fumé et des biscuits.

L’affreuse tempête miasmatique dura trois jours. Le docteur Quack convainquit le capitaine de ne pas relever les galériens qui faisaient la manœuvre : pourquoi exposer inutilement d’autres galériens à la tempête miasmatique ? Quand enfin la tempête se calma, tous ceux qui étaient sur le pont et aux rames s’écroulèrent de fatigue et à moitié asphyxiés. Le docteur vit dans cet épuisement extrême un symptôme du scorbut de type Q et fit interner ces galériens dans l’infirmerie qu’il avait fait aménager, afin de leur dispenser les soins dont ils avaient besoin, et d’éviter qu’ils ne contaminent le reste de l’équipage. Le lendemain, on prolongea jusqu’aux cabines du capitaine et du médecin le réseau de tuyauterie utilisé par l’aumônier. On y ajouta des diaphragmes inventés par le docteur Quack afin d’empêcher le Vent et les miasmes d’y circuler. Ce dispositif avait aussi l’avantage de permettre au son de circuler dans une direction seulement. On installa aussi des réseaux de tuyauterie privés entre les cabines du capitaine, du médecin et de l’aumônier, qui devaient travailler en étroite collaboration à toute heure de la journée et de la nuit.

Le capitaine inaugura ce nouveau système de télécommunication en félicitant tous les galériens de leur comportement exemplaire durant la tempête miasmatique : grâce au respect des consignes dont ils avaient su faire preuve, on avait non seulement réussi à diminuer le nombre de victimes faites par la tempête miasmatique, mais le lest supplémentaire qu’ils avaient procuré au navire en restant dans la cale lui avait permis de passer à travers la tempête presque sans avaries : seulement huit mâts avaient été arrachés, seulement quatre-vingt-treize rames avaient été cassées ou emportées par les vagues, et seulement cinq nouvelles voies d’eau étaient apparues. Ça aurait été bien pire s’ils n’avaient pas suivi les consignes : la galère aurait certainement sombré.

Le capitaine céda ensuite la parole au docteur Quack, qui déclara que, même s’il joignait ses félicitations à celles du capitaine, la guerre contre le Vent et les miasmes scorbutiques ne faisait que commencer. Comme la galère n’avait pas été convenablement calfatée, le Vent pouvait s’infiltrer jusque dans les cases des galériens. Ce n’était qu’une question de jours, d’heures, de minutes, de secondes avant que la transmission communautaire ne commence : ceux des galériens dont la cellule avait été envahie par le Vent et contaminée par les miasmes risquaient de graves complications susceptibles de provoquer la mort. Et s’ils ne développaient pas de symptômes, ils n’en étaient pas moins contagieux. C’est pourquoi il fallait à tout prix identifier rapidement les galériens infectés par les miasmes. On était en train de mettre au point une méthode de dépistage très fiable : on dressait les chiens chargés de dépister les substances illicites pour qu’ils soient capables de dépister les traces de miasmes scorbutiques de type Q dans la sueur des personnes soupçonnées d’avoir été contaminées. Mais les galériens devaient se montrer patients et compréhensifs : il fallait dresser les chiens à distinguer les miasmes du scorbut de type Q de ceux du scorbut normal. Cela demandait beaucoup de temps. Monsieur Quack, l’apothicaire, travaillait aussi jour et nuit pour extraire les essences miasmatiques des deux maladies, ce qui accélérerait le dressage des chiens. Mais il y avait un autre problème : on disposait actuellement de deux chiens seulement, ce qui était très insuffisant pour dépister dans les plus brefs délais tous les galériens susceptibles d’avoir été contaminés et de contaminer leurs compagnons. Heureusement monsieur Quack était propriétaire d’un chenil réputé : il était actuellement en négociation avec le capitaine pour fournir à coup modique une meute de bergers galiciens, quand la galère retournerait au port. En attendant qu’on s’approvisionne en chiens dépisteurs et qu’on les dresse, les galériens avaient l’obligation de se mettre en isolement volontaire total pour quatorze jours dès le premier signe de gingivite, et aussi quand l’un de leurs voisins de case montrait des signes de gingivite. Il était même nécessaire, afin de ne pas sous-estimer les ravages du scorbut de type Q et de prendre toutes les précautions nécessaires, de considérer tous les galériens atteints d’une gingivite comme étant atteints de scorbut de type Q, même s’ils n’étaient pas soumis à un test de dépistage. Comme on savait que les miasmes de cette maladie circulaient déjà dans la galère, il serait irresponsable de prendre des chances. Et compte tenu que ces miasmes étaient très contagieux, les chances de se tromper étaient minimes. Le docteur Quack conclut son allocution en exhortant tous les galériens à suivre les consignes avec la plus grande des rigueurs et à suivre l’exemple de seize officiers qui venaient de se mettre en isolement volontaire. Sinon des dizaines de milliers d’entre eux mourraient après d’atroces souffrances. Personne n’était à l’abri du Vent !

Quand le docteur Quack les laissa enfin aux bons soins de l’aumônier, les galériens tremblaient dans leurs hamacs. Le bon aumônier en fit tant pour les sensibiliser aux dangers du Vent et aux horribles conséquences du scorbut de type Q, que ceux qui étaient désignés pour réaliser la manœuvre avaient l’impression d’aller à l’abattoir. Si par hasard ils croisaient l’un de leurs compagnons au retour de leur corvée ou quand ils se rendaient aux cuisines ou allaient vider leurs pots de chambre, ils faisaient un grand détour pour les éviter. Puisque l’espace pour circuler était restreint, des insultes furent échangées et on en vint même parfois aux coups. On décida alors de réduire les sorties autorisées pour diminuer les risques de contagion et d’altercations. Désormais il était seulement permis de sortir deux fois par semaine de sa case pour aller vider son pot de chambre et récupérer de quoi manger aux cuisines. Comme il s’agissait d’une douzaine de harengs fumés et de biscuits, qui n’avaient pas besoin d’être cuits ou réchauffés, et qui pouvaient facilement se conserver quelques jours, cela ne posait aucunement problème. Pour éviter les face-à-face dans les corridors étroits qui menaient aux cases des galériens, les garde-chiourmes y imposèrent la circulation à sens unique et firent peindre des flèches sur le plancher. Enfin l’aumônier déclara qu’une étude scientifique réalisée par le docteur Quack et ses assistants avait démontré que le Vent et les miasmes scorbutiques, après être entrés sournoisement dans le corps d’un galérien, étaient capables de parcourir ses viscères et de ressortir à l’autre bout sous forme de flatuosités contaminées et contaminantes. Les flatuosités, même discrètes, furent donc interdites dans les espaces communs et rendues passibles d’amendes, car il s’agissait de vents secondaires. On en fit autant pour les rots, bien que ne fût pas terminée l’étude scientifique devant montrer qu’ils sont eux aussi contaminés et contaminants. En effet, il était raisonnable de croire que, le Vent et les miasmes ayant alors parcouru moins de distance et étant restés moins de temps à l’intérieur des galériens avant de ressortir, les rots étaient plus contaminés et contaminants que les pets. Toutefois l’hypothèse contraire méritait d’être examinée avec toute la rigueur scientifique qu’elle exigeait : il se pouvait que les viscères des galériens infectés servent de concentrateur des miasmes scorbutiques présents dans le Vent, et alors la contagiosité des pets serait proportionnelle au temps que le Vent passait à l’intérieur du corps des galériens avant de ressortir par l’orifice diamétralement opposé à l’orifice par lequel il était entré, ce que semblaient confirmer les effluves nauséabondes qui se dégageaient de ces exhalaisons. Deux groupes s’affrontaient parmi les assistants et les élèves du docteur Quack : les uns déclaraient que les rots étaient la principale cause de contagion communautaire et qu’il fallait prendre des mesures draconniennes pour endiguer ce fléau ; les autres répliquaient que c’étaient au contraire les pets qui étaient la principale cause de contagion communautaire et qu’il fallait coûte que coûte mettre fin à cette dangereuse menace. Heureusement la croyance partagée que la contagion se faisait essentiellement par voie aérienne permettait à la petite élite scientifique, responsable du Salut des galériens, de conserver une certaine cohésion. Quant aux galériens, ils n’osaient plus péter ou éructer dans leurs hamacs et ils souffraient d’affreux ballonnements causés par les miasmes scorbutiques qui tentaient de se frayer un chemin par le haut et par le bas, pour contaminer d’autres galériens. Les garde-chiourmes n’en étaient pas moins débordés par les dénonciations des galériens aux oreilles et au nez fins.

Les jours et les semaines s’écoulaient. Les galériens passaient la quasi-totalité de leur temps étendus dans leurs hamacs, à manger du hareng fumé et des biscuits, à boire du rhum et à écouter ce qui sortait des tuyaux. L’aumônier, et aussi le capitaine et le docteur dans leurs bilans quotidiens, leur apprenaient que les cas de scorbut de type Q se multipliaient dangereusement malgré toutes les précautions prises. Les pauvres chiens dépisteurs s’égosillaient à aboyer après tous les galériens infectés et ne fournissaient plus à la tâche. Les miasmes du scorbut de type Q se répandaient insidieusement dans la galère. En plus des symptômes du scorbut normal sous une forme plus sévère (pâleur de la peau et des muqueuses, œdèmes des chevilles, fatigue excessive, gingivite, hémorragies, ichtyose pigmentée, alopécie, cachexie, complications respiratoires et mort subite due à un accident cardiaque), le docteur Quack et ses assistants purent remarquer chez certains scorbutiques d’importantes lésions au foie, un ratatinement de la matière grise et des plaies nécrosées, surtout derrière la tête, au dos et aux fesses. Le nombre des galériens en quatorzaine et hospitalisés à l’infirmerie augmentait rapidement. Presque la moitié des infirmiers avait dû se mettre en isolement préventif après avoir reçu un résultat positif à un test de dépistage et ce, même s’ils n’avaient pas de symptômes, par crainte d’infecter leurs confrères et leurs patients. La pression qui était exercée sur les infirmiers restants était grande et on approchait du point de rupture. Et le nombre des décès ne cessait d’augmenter. Il était par conséquent très important de suivre les consignes données par le docteur Quack et ses assistants pour éviter que la situation ne s’aggrave encore.

Telles étaient les choses que les galériens entendaient tous les jours sortir des tuyaux, alors qu’ils étaient allongés dans leurs hamacs.

Certains de ceux qui étaient désignés pour réaliser la manœuvre refusèrent de monter sur le pont ou de s’asseoir sur les bancs des rameurs. Ils réclamaient qu’on leur fournisse des scaphandres. Le docteur Quack, à l’occasion de sa harangue quotidienne, certifia que le port du scaphandre était tout à fait inutile pour les simples galériens. Il était même nuisible. En effet, les galériens ignoraient le protocole pour mettre et enlever un scaphandre, sans lequel ils courraient le risque de s’infecter. Sans compter que le scaphandre leur procurait un faux sentiment de sécurité, et les inciterait à négliger les consignes du docteur, comme l’obligation de rester à six pieds les uns des autres, que le port du scaphandre ne saurait remplacer. Plusieurs protestataires ne furent pas convaincus. Le fouet des garde-chiourmes les fit obtempérer.

D’autres galériens, désespérés de perdre leurs dents et leurs cheveux, réclamèrent des citrons. Le docteur Quack refusa : il avait été prouvé scientifiquement que les citrons, surtout quand ils étaient consommés avec du rhum, représentait un grave danger pour la santé des galériens. Sans compter qu’il était impossible qu’une maladie aussi terrible que le scorbut de type Q pût être soignée avec un remède aussi simple que le citron. La seule manière de vaincre ce scorbut, c’était de suivre ses consignes en attendant que monsieur son frère concoctât un remède efficace. Incrédule, un infirmier qui avait du sang indien commença à soigner ses patients en leur faisant des infusions de thuya, et crut obtenir de bons résultats. Ce qui lui fit croire que l’on avait affaire à un scorbut comme les autres. Il fit part de sa découverte à plusieurs de ses collègues, qui adoptèrent son remède. L’infirmier en chef s’en aperçut et alla dénoncer cette pratique médicale archaïque au docteur Quack, qui demanda au capitaine qu’on fouillât la case de l’infirmier coupable avec les chiens dépisteurs. On y trouva des branches de cèdre, qui furent déclarées marchandise illégale et saisies par le docteur Quack. Quant à l’infirmier, on l’abandonna sur une île déserte, puisqu’il avait manqué au code d’éthique de son métier et qu’il représentait un grave danger pour la santé de tous les galériens. Pas question de garder ce traître à bord !

Un autre infirmier prétendit que les plaies nécrosées qu’on attribuait au scorbut étaient en réalité des plaies de hamac : elles n’avaient pas d’autre cause que le fait d’être obligé de passer des journées entières dans son hamac. Cela se rendit aux oreilles du docteur Quack, qui proposa de s’en remettre aux chiens dépisteurs pour trancher la question. Les sceptiques allaient être confondus. Les chiens, quand ils virent ces carcasses recouvertes de plaies infectées et nauséabondes, se mirent à aboyer comme s’ils avaient vu le diable. On mit le canot à la mer et on y fit descendre l’infirmier ignorant et insubordonné, avec quelques biscuits.

L’aumônier continua à répéter tous les jours, pendant huit heures, que le nombre de cas de contamination augmentait dramatiquement, de même que les hospitalisations et les décès. Le capitaine et le docteur Quack exhortèrent les galériens à ne pas se relâcher et décidèrent de resserrer les mesures pour lutter contre le Vent et le scorbut de type Q. Entre autres, on décida de réduire de moitié le nombre de galériens désignés pour faire la manœuvre. Le Vent était tellement contaminé et contaminant, et le scorbut de type Q était tellement coriace, qu’on ne vit aucune amélioration à la situation. À chaque grain, la galère perdait quelques mâts et quelques voiles. Les voies d’eaux se multipliaient et les préposés aux pompes s’épuisaient à la tâche. La galère dérivait au gré du Vent et commençait à sombrer.



Chapitre suivant