Sur l’efficacité présumée du couvre-feu

Voilà que nos autorités, à l’unisson avec nos journalistes, proclament l’efficacité du couvre-feu. Les cas de contamination par le Virus diminueraient, de même que les hospitalisations qui lui seraient dues. Donc le couvre-feu serait une mesure efficace contre la propagation du Virus.

En fait, il n’y a rien de moins certain. On ne cesse de parler de vagues depuis la déclaration de l’état d’urgence sanitaire pour représenter la manière dont le Virus se propage ou provoque des complications et des décès dans le temps. Rappelons à nos autorités, à nos journalistes et aux plus naïfs de nos concitoyens à quoi ressemble une vague.

Par définition, une vague finit par passer. On ne saurait se maintenir indéfiniment sur la crête d’une vague, pas plus qu’on ne saurait continuer à monter indéfiniment, sans jamais atteindre la crête de la vague. Dans le premier cas, on aurait affaire à un plateau ; dans le deuxième cas, à une pente ascendante qui ne finirait jamais de monter. Quand on a affaire à une vague, on monte pour s’approcher de la crête, où l’on se maintient ensuite un certain temps, pour enfin redescendre de l’autre côté.

L’utilisation de l’image ou du schéma de la vague, en épidémiologie, pour décrire l’évolution des cas de contamination, des hospitalisations et des décès implique que leur nombre se mette de lui-même à diminuer, après avoir culminé. Et cela arrive indépendamment des mesures prises pour réduire la propagation de la maladie. Ces mesures permettent tout au plus – quand elles sont efficaces – de changer la forme de cette vague, en diminuant la hauteur de sa crête, en ralentissant la vitesse à laquelle on monte vers sa crête, ou en accélérant la vitesse à laquelle on descend de sa crête. Sinon il faudrait trouver une autre représentation plus adéquate pour décrire l’évolution de la situation épidémiologique.

Mettons maintenant les points sur les i en laissant de côté la question de savoir si la manière dont on fait le compte des cas de contamination, des hospitalisations et des décès est rigoureuse ou non.

S’il est normal que l’on en vienne tôt ou tard, dans le contexte d’une épidémie, à atteindre la crête de la vague et à en redescendre, on ne saurait conclure d’une simple baisse des cas de contamination, des hospitalisations et même des décès, que les mesures sanitaires prises pour ralentir la propagation de la maladie se sont montrées efficaces, comme le font actuellement nos autorités et nos journalistes. Et ce, surtout quand il a fallu cumuler ces mesures pendant quelques mois avant que ne semble enfin s’infléchir la courbe. Car il se pourrait bien que l’amélioration observée résulte en fait de l’évolution naturelle de la situation épidémiologique, et non des mesures prises par les autorités.

Pour savoir si les mesures prises par nos autorités contribuent vraiment à améliorer la situation épidémiologique, nos autorités ne sauraient non plus se contenter de dire qu’un couvre-feu a aussi été décrété en France, et qu’on a pu observer la même amélioration de la situation épidémiologique, car la situation épidémiologique pourrait aussi avoir suivi son cours naturel en France.

Imaginons une tribu préhistorique qui, à chaque hiver, quand la maladie et la famine se font sentir, s’impose à elle-même des sacrifices pour chasser l’hiver et faire revenir le printemps. Elle commence par sacrifier aux dieux ou aux esprits de la nature une partie des produits de la chasse. Il s’écoule quelques semaines et le froid perdure. Elle décide ensuite de sacrifier quelques jeunes enfants. Il s’écoule encore quelques semaines et le froid perdure toujours. En désespoir de cause, on décide de sacrifier deux adolescents. Il s’écoule encore quelques semaines et le froid perdure toujours. Enfin, on sacrifie un jeune homme et une jeune femme, tous les deux en âge de se reproduire et de participer à la chasse. Quelques jours plus tard, les rayons du soleil brillent avec une ardeur nouvelle et la neige commence à fondre. Hourra, le printemps arrive petit à petit, et les sacrifices de la tribu n’ont donc pas été faits en vain ! Il en a été ainsi tous les hivers depuis des temps immémoriaux, et il en sera ainsi à l’avenir, pour l’éternité. Et toutes les tribus voisines, qui ont des rites semblables, obtiennent le même résultat à tous les hivers. Comment douter que ce sont ces sacrifices qui chassent l’hiver et qui font revenir le printemps ? Comment douter que, sans eux, l’hiver se prolongerait encore longtemps, et peut-être toujours, ce qui ne manquerait pas d’entraîner la mort d’une partie importante de ces tribus ?

La naïveté et l’ignorance de ces tribus nous font sourire. Pourtant la pensée rationnelle et la méthode scientifique n’existaient pas encore à cette époque reculée. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que ces tribus raisonnent mal, croient à des rapports de causalité qui n’existent pas et aient une attitude superstitieuse. On ne peut pas en dire autant de nous, qui raisonnons aussi mal que les membres de ces tribus sans avoir cette excuse.

Alors que faudrait-il pour prouver l’efficacité du couvre-feu et des autres mesures avec lesquelles il est combiné ? Il nous faudrait comparer l’évolution de la « deuxième vague » dans les pays qui ont adopté ces mesures avec des pays qui ne les ont pas adoptées ou qui les ont adoptées sous des formes plus souples.

Quant au fait de faire des modélisations le point de comparaison grâce auquel nous pourrions juger de l’efficacité du couvre-feu, cela constitue une pétition de principe : ces modélisations selon lesquelles les vagues dureraient beaucoup plus longtemps et auraient une crête beaucoup plus élevée sans le couvre-feu et les autres mesures sanitaires, supposent justement ce qui est remis en question, à savoir l’efficacité des mesures en question. En substituant ces modélisations à la réalité, on les rend impossibles à vérifier, tout comme les suppositions de nos tribus imaginaires, selon lesquelles le printemps reviendrait beaucoup plus tard, ou ne reviendrait peut-être pas, si on ne faisait pas des sacrifices plus ou moins sanglants. C’est ainsi que nos chefs politiques, nos journalistes et nos experts patentés adoptent un mode de pensée rudimentaire, primitif et superstitieux, et voudraient que nous les suivions sur cette voie, avec des conséquences bien pires pour nous que pour les tribus préhistoriques que nous avons imaginées. Cette voie, c’est celle de la perdition.