La Galère et le Vent - chapitre III

CONTE FOLKLORIQUE OCCIDENTAL

(Table des matières)

Le soleil printanier avait commencé à briller dans le ciel et les derniers tonneaux de harengs et de biscuits étaient entamés. Malheureusement la situation ne semblait toujours pas vouloir s’améliorer : le scorbut de type Q se répandait comme une traînée de poudre. Les galériens, qu’ils aient ou non des symptômes, devaient attendre parfois sept jours avant d’être dépistés par l’un des deux chiens, et réclamaient avec insistance l’achat d’une centaine de chiens dépisteurs et de provisions de bouche.

Le capitaine, constant que les galériens désignés pour faire la manœuvre étaient trop affaiblis et ne suffisaient plus à la tâche, demanda au docteur Quack l’autorisation de doubler le nombre de galériens autorisés à monter sur le pont, à prendre place sur les bancs des rameurs et à actionner les pompes. Si on ne faisait rien, la galère allait sombrer d’ici quelques jours.

Le docteur Quack affirma que, compte tenu de l’inquiétante situation épidémiologique, il ne fallait surtout pas prendre de décision irréfléchie et prématurée et mettre inconsidérément en danger la vie des galériens. Il fallait agir avec la plus extrême prudence. Selon les nuages qui se trouvaient à l’ouest, on pouvait prévoir que le Vent allait diminuer d’intensité d’ici trois ou quatre semaines, et que le scorbut de type Q connaîtrait alors un important recul. Il fallait profiter de l’intervalle pour sécuriser le pont, les bancs des rameurs, les cuisines et tous les lieux communs fréquentés par les galériens. Le docteur Quack ordonna d’installer dans les cuisines d’épais panneaux de chêne percés d’un petit hublot à travers lequel les galériens pourraient récupérer les victuailles que leur tendraient les cuistots ; de poser entre les places des rameurs des panneaux semblables, munis cette fois-ci d’une ouverture ovale, pour laisser passer le manche des rames et en permettre l’utilisation ; et de peindre des cercles sur le pont pour délimiter l’espace réservé à chaque galérien désigné pour faire la manœuvre.

Ces préparatifs avançaient bon train, cependant que les provisions de bouche se faisaient de plus en plus rares. La galère prenait de plus en plus l’eau. À l’occasion d’un grain, une puissance vague fracassa le hublot de la cabine du docteur et de l’apothicaire Quack, qui se trouvaient désormais à seulement deux pieds au-dessus de la ligne de flottaison. Les deux grands hommes de science faillirent mourir noyés. Comme le salut des galériens et de la galère reposait entièrement sur leurs épaules, ils en conclurent qu’il fallait prendre sur-le-champ des mesures pour éviter qu’un tel accident ne se reproduisît. Même si cela représentait un certain risque pour la santé des galériens, il fallait calculer la « balance des inconvénients » et assouplir les mesures pour éviter que la galère ne sombre, et avec eux le docteur et l’apothicaire Quack, sans lesquels on ne pouvait espérer venir à bout du scorbut de type Q.

Il fut donc décidé d’augmenter progressivement le nombre de galériens autorisés à monter sur le pont, à ramer et à actionner les pompes en même temps. On incita même les galériens à aller se dégourdir sur le pont une fois par jour, comme le Vent miasmatique était enfin tombé. Les miasmes qui circulaient toujours dans la galère provenaient des exhalaisons des galériens infectés. Toutefois il fallait demeurer prudent car le Vent miasmatique pouvait se remettre à souffler d’un jour à l’autre. Et il fallait éviter que ces promenades ne deviennent une occasion de transmission communautaire du scorbut de type Q. Pour éviter tout relâchement mal venu et aux conséquences dramatiques, le docteur Quack demanda à l’aumônier de crier dans ses tuyaux que le scorbut de type Q circulait toujours dans la galère et qu’il était peut-être trop tôt pour sortir des hamacs. On lui demanda aussi de faire la promotion du port du casque de scaphandre et, à défaut de mieux, d’une cloche de verre afin de préparer l’opinion des galériens à ces nouvelles mesures. En effet, on prévoyait acheter un lot de casques de scaphandre et quelques tonnes de sable siliceux, de même qu’attirer à bord une centaine de fondeurs de verre, dès que l’on rencontrerait un navire marchand. Par la même occasion, on se ravitaillerait en provisions de bouche. Car pour l’instant il était trop tôt pour regagner la terre ferme : la situation épidémiologique ne le permettait pas encore.

Les galériens, qui n’en pouvaient plus de rester couchés dans leurs hamacs jour et nuit, n’en écoutaient pas moins avec appréhension l’annonce que la capitaine faisait de l’allègement progressif des mesures prises pour contrer la propagation du scorbut de type Q. Ils commencèrent à crier, à travers les cloisons qui séparaient leurs cases, que le capitaine voulait les sacrifier à son avidité en les faisant remonter prématurément sur le pont et sur les bancs. L’aumônier, emporté par son zèle moralisateur, reprit avec véhémence les protestations des galériens, si bien que le capitaine dut le rappeler à l’ordre grâce à la tuyauterie qui reliait leurs deux cabines : il ne devait jamais oublier d’où il tirait sa subsistance. L’aumônier calma ses ardeurs et les galériens commencèrent à s’habituer à l’idée de ressortir au grand air, mais en prenant une foule de précautions. Certains sursautaient, faisaient un écart et poussaient de petits cris de frayeur quand ils rencontraient l’un de leurs semblables.

Cinq jours après les assouplissements consentis par le docteur Quack, on aperçut à l’horizon un drakkar. On parla le langage des pavillons pour faire comprendre à son capitaine qu’on voulait faire des emplettes. On mit la chaloupe à la mer et une douzaine de galériens, commandés par le second et portant des casques de scaphandres, furent désignés par le sort pour monter à bord du drakkar. Grande fut leur surprise quand ils virent les marins vikings respirant à plein poumons l’air marin et tout pimpants de santé, hâlés, gras, joufflus, chevelus et à la dentition impeccable. Encore plus grande fut-elle quand ils constatèrent le bon état de du vaisseau et l’absence de flèches et de cercles peints sur le pont. Les galériens commencèrent à engager la conversation avec les marins, mais le second – qui voyait d’un très mauvais œil ces échanges – leur ordonna de rester à l’écart le temps qu’il négocie avec le capitaine. Les galériens n’en regardaient pas moins très attentivement ce qui se passait autour d’eux. Enfin on fit descendre des tonneaux de viande séchée et de légumes déshydratés et des caisses de sable siliceux dans la chaloupe en échange de quelques gros écus. Le second convainquit aussi trois fondeurs de verre de passer à bord de la galère en leur vantant la générosité de son capitaine.

À leur retour sur la galère, les galériens qui avaient participé à cette mission commerciale racontèrent ce qu’ils avaient vu : les marins vikings étaient des colosses à l’impressionnante chevelure, au teint rayonnant et n’ayant aucun symptôme de gingivite. Et pourtant ils n’avaient jamais été séquestrés dans leurs hamacs. Quand cette rumeur vint aux oreilles du docteur Quack, il y vit une menace à l’adhésion des galériens aux mesures prises pour contrer la propagation du scorbut de type Q. Il ordonna l’isolement préventif de tous les galériens qui étaient montés à bord du drakkar et de toutes les personnes avec lesquelles ils étaient entrés en contact. S’il est vrai qu’ils portaient un casque de scaphandre ou une cloche de verre, les marins vikings n’en portaient pas, eux. Il était avéré que le casque de scaphandre et la cloche de verre protégeaient les autres, mais il n’avait pas été prouvé scientifiquement qu’ils protégeaient ceux qui les portaient. Par conséquent il craignait que la négligence criminelle des Vikings donna un nouveau souffle au scorbut de type Q.

Le docteur Quack s’adressa ensuite à tous les galériens par l’intermédiaire des tuyaux. Il n’était pas possible, leur dit-il, de comparer la situation de La Malsaine avec la situation du drakkar. Il affirma tenir de source sûre que le navire viking se trouvait beaucoup plus à l’est que La Malsaine quand le Vent souffla à son plus fort. Les miasmes arrivèrent donc jusqu’à lui sous une forme atténuée et diluée. Peut-être s’étaient-ils même dispersés avant. Cela expliquait pourquoi les marins du drakkar se portaient beaucoup mieux que les galériens de La Malsaine. La situation n’était absolument pas la même : si le docteur Quack s’était montré aussi laxiste que le médecin du drakkar pour contrer la propagation du scorbut de type Q, cela aurait provoqué une véritable hécatombe. Les Vikings ne perdaient d’ailleurs rien pour attendre : le Vent allait certainement se remettre à souffler et alors les miasmes allaient faire d’affreux ravages parmi les marins.

L’aumônier prit ensuite la relève. Il dit avoir appris, en interrogeant un marin viking qui désirait garder l’anonymat pour se protéger des représailles, que le capitaine et le médecin manquaient dangereusement de compassion et prenaient tous les moyens pour minimiser les ravages que faisait le scorbut de type Q sur leur navire. Ils faisaient jeter secrètement les cadavres à la mer, à la faveur de l’obscurité, et ils comptaient la majorité de cas de scorbut de type Q comme des cas de scorbut normal. Enfin il ajouta que les mesures plus souples adoptées à bord du drakkar pouvaient convenir à des marins disciplinés, mais certainement pas aux galériens de La Malsaine, qui n’obéissaient que sous la contrainte et les coups de fouet. Les galériens pouvaient donc se compter chanceux d’avoir un capitaine et un docteur à la fois compatissants et fermes dans l’exercice du pouvoir, et qui avaient le courage de prendre toutes les mesures requises pour minimiser les ravages causés par le scorbut de type Q sur la galère.

Les souffleurs de verre donnaient ouvertement le démenti au docteur Quack et à l’aumônier et ne parvenaient pas à comprendre pourquoi on racontait toutes ces faussetés. Ils s’irritaient aussi qu’on leur ordonnât de souffler en série ces horribles cloches de verre dont ils ne pouvaient pas voir l’utilité. Après tout ils étaient d’habiles artisans capables de souffler des vases, des verres et des coupes aux formes élégantes, et le travail qu’on exigeait d’eux était une insulte à leur art. Puis ils ne voyaient pas davantage l’utilité de toutes ces mesures prises pour contrer la propagation du scorbut de type Q et qui leur rendaient la vie invivable.

L’aumônier cria dans ses tuyaux que ce que faisaient les souffleurs de verre était criminel : ils diminuaient l’adhésion des galériens aux mesures prises pour contrer la propagation du Virus. Il les somma d’arrêter de se mêler de médecine, à laquelle ils ne pouvaient rien entendre, simples souffleurs de verre qu’ils étaient. Comme ils n’obtempéraient toujours pas, le capitaine les fit taire en les menaçant de les faire jeter à la mer, pour qu’ils regagnent à la nage leur drakkar.

Malgré ce qu’avait annoncé le docteur Quack, aucun des galériens qui étaient montés à bord du drakkar n’eut des symptômes du scorbut de type Q. Et impossible de savoir s’ils étaient porteurs des miasmes, les deux chiens dépisteurs ayant usé leurs cordes vocales jusqu’à ce qu’elles se rompent. Les galériens se portaient de mieux en mieux, pouvaient se repaître des aliments qu’on avait achetés sur le drakkar, quittaient leur hamac pour monter sur le pont, étaient de moins souvent atteints de gingivite, guérissaient de leurs plaies, et avaient la force d’actionner les pompes, de ramer vigoureusement et de réaliser la manœuvre de manière impeccable. Le docteur attribua ce soudain changement à l’efficacité des mesures prises contre la propagation du scorbut de type Q. Malgré tout il ne fallait pas crier victoire et baisser la garde.

Après s’être concertés, le docteur et l’apothicaire Quack dirent que le temps était venu de regagner la terre ferme. Le Vent avait cessé de souffler et la transmission communautaire du scorbut de type Q était à son plus bas depuis des mois : il n’était pas raisonnable d’attendre plus longtemps, car le Vent se remettrait sans doute à souffler bientôt et il ne fallait pas être pris au dépourvu par cette seconde tempête miasmatique. Il était impératif de faire des réserves de quelques milliers de chiens dépisteurs et de construire un chenil sur la galère pour les élever sur place et répondre à l’importante demande qui devait résulter de la seconde tempête miasmatique. L’apothicaire, qui avait un chenil, s’occuperait de cet approvisionnement et de cet élevage. Ce dernier apprit au capitaine qu’il allait profiter de l’occasion pour rencontrer l’éminent apothicaire Kwak, avec lequel il échangeait des messages par pigeons voyageurs depuis plusieurs semaines, afin de mettre en œuvre l’expérimentation et la production du remède à base de vif-argent qu’ils avaient concocté ensemble. Le docteur insista pour que le capitaine, de son côté, profitât de ce passage sur terre pour aller chez son banquier et emprunter les quelques millions d’écus qu’il lui faudrait pour payer les premiers arrivages de ce remède, qui étaient prévus pour la fin de l’année si tout se passait bien. Enfin il fallait aussi recruter quelques milliers de souffleurs de verre pour répondre à la demande croissante de cloches de verre et de fioles rectales, qui auraient le double avantage de collecter les exhalaisons intestinales à forte charge miasmatique, et d’éviter les ballonnements associés au scorbut de type Q. Du même coup on cesserait de dépendre des souffleurs de verre vikings, qui faisaient leur travail à contrecœur et qui exerçaient une influence subversive sur les galériens. On convint de mettre fin à leur contrat dès qu’on toucherait terre.

Le capitaine fit donc mettre le cap à l’ouest et la galère se mit à voguer vers le port le plus proche. L’aumônier entreprit de préparer les esprits à un retour sécuritaire sur la terre ferme en parlant dans ses tuyaux.

 

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