La Galère et le Vent - chapitre IV

CONTE FOLKLORIQUE OCCIDENTAL

(Table des matières)

La galère entra dans un port où se trouvaient déjà soixante-cinq galères en aussi mauvais état qu’elle. Comme les premières étaient arrivées il y a deux semaines, leur équipage pouvait enfin mettre pied à terre après avoir respecté la période de quatorzaine. Les galériens de La Malsaine durent se conformer à cette importante formalité. Quand le grand jour fut enfin arrivé, cent maîtres-chiens de la garde-côte, tous vêtus d’un scaphandre, montèrent à bord avec sept cent douze chiens dépisteurs. Ceux-ci reniflèrent soigneusement les galériens et n’aboyèrent que devant un seul d’entre eux. Alors que les maîtres-chiens s’apprêtaient à ordonner une nouvelle quatorzaine pour tous les galériens, le scorbutique présumé sortit de la poche de sa veste un saucisson qui fit saliver et aboyer à l’unisson les sept cent douze chiens. Le galérien, pour ne pas être dévoré vivant, dut le leur abandonner. Une fois les chiens rassasiés et calmés, on lui fit passer le test canin une autre fois avec cinq chiens : aucun d’entre eux n’aboya. On déclara que le premier test était un faux positif. Le maître-chien en chef s’excusa pour cet incident : la meute de chiens dépisteurs était tellement nombreuse qu’il était impossible de la nourrir avec de la viande. Les pauvres bêtes étaient affamées. Néanmoins on remédiait à la situation en dressant les chiens dépisteurs à geindre et non à aboyer quand ils sentaient de la viande. Pour ce faire, on leur donnait une volée de coups après leur avoir présenté un morceau de viande. C’est ainsi que l’odeur de la viande était associée à la douleur des coups. Malheureusement il y avait encore beaucoup de travail à faire : on avait déjà dressé les chiens à pleurnicher quand ils sentaient du poulet, du bœuf, de l’agneau et du jambon, mais il restait encore à le faire pour du saucisson, du foie de veau, du bacon, du haggis et tant d’autres choses encore. Toutefois ces quelques petits ajustements ne remettaient pas en question la fiabilité et l’utilité des tests canins.

Le maître-chien autorisa le débarquement des galériens aux conditions suivantes :

  • ne pas se mêler aux galériens des autres galères et à la population locale ;

  • ne pas fréquenter illégalement les auberges et les tavernes ;

  • prendre une douche de vinaigre à l’entrée et à la sortie des autres commerces ;

  • ne pas participer à des attroupements illégaux intérieurs ou extérieurs ;

  • se mettre en isolement volontaire dès les premiers symptômes de scorbut de type Q ;

  • en faire autant si l’on a eu des contacts avec quelqu’un qui a des symptômes ou qui a obtenu un résultat positif à un test canin ;

  • dans le cas de symptômes ou d’un résultat positif à un test canin, fournir aux maître-chiens le nom et les coordonnées de toutes les personnes avec lesquelles on est entré en contact depuis quatorze jours, afin de leur faire passer des tests canins ;

  • dans l’éventualité d’un résultat positif à un test canin, respecter la période de quatorzaine et ne sortir de son isolement volontaire qu’après avoir reçu un résultat négatif à deux autres tests canins.

Le docteur Quack renchérit en recommandant fortement le port du casque de scaphandre ou de la cloche de verre, et aussi de la fiole rectale. Tous les galériens étaient invités à s’en procurer plusieurs dans les commerces de la petite ville portuaire, et à les nettoyer ou à les jeter à chaque utilisation. Il les exhorta aussi à ne pas forniquer avec les grisettes et les grisets locaux et à opter, de préférence, pour des activités sexuelles individuelles. Mais il était tout de même humain : il comprenait qu’après plusieurs mois de navigation, le besoin pût être très pressant. S’il n’était pas possible de résister plus longtemps à la tentation, il était permis d’avoir un coït aux conditions suivantes :

  • avoir un seul partenaire sexuel stable et éviter d’avoir des relations sexuelles avec des partenaires d’un soir dont on ignorerait l’identité et l’adresse ;

  • éviter les attouchements et les échanges de fluides inutiles ;

  • porter un casque de scaphandre ou une cloche de verre, ainsi qu’une fiole rectale ;

  • dans la mesure du possible, garder six pieds de distance entre son partenaire sexuel et soi-même pendant qu’on accomplit l’acte.

Le docteur Quack conclut son sermon en rappelant aux galériens qu’ils étaient en liberté conditionnelle et qu’il allait les renvoyer dans leurs hamacs s’ils ne respectaient pas scrupuleusement les consignes. Car il fallait à tout prix garder sous contrôle la transmission miasmatique et éviter une reprise scorbutique, le temps que l’apothicaire Quack concoctât un remède efficace contre ce fléau et le rendît disponible à la population galérienne.

À partir de ce jour, les galériens se divisèrent en trois groupes. Les premiers, qui se flattaient d’être de bonnes personnes ou qui craignaient le scorbut de type Q, se promettaient de suivre à la lettre les consignes données par le maître-chien en chef et le docteur Quack. Les deuxièmes, qui étaient chancelants, auraient aimé se payer du bon temps sans être de mauvaises personnes et s’exposer à attraper le scorbut de type Q. Les troisièmes inventaient déjà des manières de contourner les consignes sans se faire prendre, ou entendaient les défier ouvertement.

L’apothicaire, que ces longs discours ennuyaient et ne concernaient pas, se faufila hors de la galère sans les écouter. Car le temps, c’était de l’argent. Et surtout c’étaient des vies sauvées. Il se précipita chez son confrère Kwak au pas de gymnastique. En à peine quelques heures, ils finalisèrent le dosage du remède qui consistait essentiellement en une injection de vif-argent, de clous de girofle et de piment de Cayenne. Le lendemain parut dans tous les journaux un appel à participer à une étude clinique sur l’efficacité et l’innocuité de leur traitement préventif. Qui aurait la chance de recevoir gratuitement les premières doses, d’être immunisés contre le scorbut de type Q et d’aider la Science à protéger les galériens contre la prochaine tempête miasmatique, dont le début était imminent ? Les volontaires affluèrent le jour même et l’étude pût commencer sans délai.

Des galériens indociles de la Malsaine apprirent, au contact de galériens d’autres galères, que les citrons avaient été utilisés en combinaison avec du rhum pour prévenir et traiter le scorbut de type Q. Ce remède non seulement n’avait provoqué aucun effet secondaire autre qu’une certaine dépendance à l’alcool qui était due au rhum et non aux citrons, mais s’était aussi montré efficace pour empêcher l’aggravation des symptômes et éviter les complications. De là à dire que le scorbut de type Q était un scorbut normal, il n’y avait qu’un pas à faire.

Le docteur Quack, conscient du danger que cela représentait pour la mise en marché du remède salutaire des apothicaires, invita les partisans des citrons à se soumettre à une étude scientifique pour éclaircir définitivement la question. Il fut postulé, dans cette étude, qu’au moins trente citrons devaient être ingérés par jour pour venir à bout du scorbut de type Q. Après quatorze jours, on observa chez tous les participants du groupe traité avec des citrons une irritation des gencives et des muqueuses, ainsi que des ulcères à l’estomac. Les participants du groupe témoin, pour leur part, n’eurent pas de symptômes de gingivite, et pas même des brûlures d’estomac. Le docteur Quack conclut non seulement que tout traitement à base de citron mettait dangereusement en péril l’équilibre gastro-intestinal des patients, mais aussi qu’il augmentait la fréquence des symptômes du scorbut de type Q, même en période de relative accalmie. Ce qui prouvait scientifiquement que le scorbut de type Q n’avait rien de commun avec le scorbut normal, sauf le nom. Ce qui prouvait scientifiquement qu’il fallait, pour traiter ou prévenir ce scorbut exceptionnel, un remède exceptionnel, justement comme celui qu’étaient en train de mettre au point les apothicaires Quack et Kwak. Les docteurs des autres galères qui avaient privilégié un traitement à base de citron réagirent vivement à la publication de cette étude scientifique : ils prétendirent qu’elle avait été bidouillée. Les liens de parenté qui unissaient le docteur Quack à l’apothicaire Quack, ainsi que les liens d’amitié qui l’unissaient avec l’apothicaire Kwak, suffisaient à la rendre suspecte. Le docteur Quack affirma que ces conflits d’intérêts n’étaient qu’apparents, jura qu’il avait conduit cette étude avec toute l’objectivité et toute l’intégrité dont il était capable, s’indigna qu’on put porter ainsi atteinte à sa réputation, et qualifia le comportement de ses opposants d’irresponsable et de criminel dans le contexte de l’actuelle crise scorbutique. Il s’agissait d’une véritable tentative de sabotage des mesures prises pour mettre fin à cette crise. Tous les docteurs bien en vue prirent parti pour le docteur Quack, de même que les aumôniers de toutes les galères, qui déversent par leurs tuyaux des montagnes d’ordures sur ces vilains charlatans. Les hautes autorités sanitaires du port firent comparaître ces critiques et en qualifièrent plusieurs de persona non grata, lesquels elles sommèrent de prendre leurs cliques et leur claques d’ici quarante-huit heures. Les traitements à base de citron furent interdits sur terre comme sur mer. Le Collège des Docteurs menaça d’excommunication de tous ceux qui contesteraient les vérités établies scientifiquement qui faisaient consensus dans la communauté scientifique.

Pendant ce temps, le capitaine rendit visite à son banquier. Celui-ci le fit attendre dans l’antichambre pendant trois heures même s’il avait pris rendez-vous. Enfin son secrétaire le fit entrer dans son cabinet. Le banquier le toisa quelques instants et prit sur une étagère un épais registre qu’il lui tendit après l’avoir ouvert. C’était le calcul des sommes que la capitaine devait payer au banquier d’ici trois semaines, sinon il allait faire un défaut de paiement, son crédit serait à jamais ruiné et la banqueroute s’abattrait bien assez vite sur lui. Puisque le capitaine ne répondait pas, le banquier dit qu’il était prêt à se montrer compréhensif : il savait bien que les affaires n’avaient pas été bonnes cette année et que le capitaine avait perdu une grande partie de ses revenus, sans parler des dépenses supplémentaires qu’il avait dû et devraient encore assumer. C’est pourquoi il lui proposait de reporter le paiement des sommes dues jusqu’à l’an prochain et de lui accorder un nouveau prêt, aussi payable à la même date l’an prochain. En échange il devait adopter des nouvelles mesures et veiller à leur application rigoureuse pour se préparer à la deuxième tempête miasmatique et protéger la santé des galériens qu’il avait sous sa responsabilité. C’était à prendre ou à laisser. Si le capitaine déclinait son offre généreuse, il se verrait dans l’obligation de prendre des mesures pour récupérer les sommes que lui et les galériens lui devaient conjointement. Le capitaine dut accepter sans discuter.

Les chiens dépisteurs avaient beau renifler la population portuaire et les galériens à tous les coins de rue, jamais ils n’aboyaient. Sous la pression des aubergistes et des gastronomes, des taverniers et des fêtards, les autorités portuaires durent rouvrir les auberges et les tavernes. Les docteurs du port et de presque toutes les galères poussèrent de grandes clameurs : c’était aller beaucoup trop vite, il fallait faire preuve de la plus grande prudence. Il était bien connu que la consommation de plats copieux et de breuvages alcoolisés était propice, de même que les discussions animées et les chants d’ivrognes, aux exhalaisons miasmatiques de toutes sortes. Les docteurs sommèrent donc les autorités portuaires d’appliquer avec rigueur le protocole de sécurisation des lieux de festivités qu’ils avaient préparé, lequel se résumait ainsi :

  • tenir un registre de toutes les personnes qui fréquentaient ces établissements pour pouvoir les retracer et les envoyer tous passer un test canin si un des clients venait à être diagnostiqué du scorbut de type Q ;

  • espacer les tables et les bancs pour qu’ils se trouvent à six pieds les uns des autres ;

  • interdire les chants et la danse ;

  • isoler les convives d’une même table sous une cloche de verre.

Puisque cela était plein de bon sens, les autorités portuaires adoptèrent ce protocole. Les propriétaires de ces établissements accusèrent les autorités portuaires et les docteurs d’avoir une dent contre eux. Les autorités portuaires et les docteurs nièrent cette accusation arbitraire : les premières prétendirent leur avoir justement permis de rouvrir leurs portes ; les deuxièmes affirmèrent qu’ils n’avaient d’autre souci que de rendre leurs établissements sécuritaires pour rassurer et attirer leurs clients effrayés des exhalaisons miasmatiques. Malgré leurs protestations, les aubergistes et les taverniers durent se conformer à ces exigences ou se résoudre à ne pas ouvrir leurs portes, car les maîtres-chiens faisaient régulièrement leur tournée pour vérifier l’application du protocole de sécurisation.

Les semaines passaient et les chiens dépisteurs n’aboyaient toujours pas. Les souffleurs de verre du port étaient au désespoir : les docteurs de presque toutes les galères et du port leur avaient promis de belles affaires et ils avaient investi de grandes sommes d’argent pour augmenter leur production. Et voilà que la résurgence miasmatique et la seconde tempête scorbutique tant annoncées ne se produisaient pas. Et voilà qu’ils n’arrivaient même pas à écouler leurs stocks. Si cette situation intolérable perdurait encore quelques semaines, c’était la catastrophe : ils allaient devoir mettre la clé à la porte et envoyer au dépotoir leurs surplus invendables ! Et alors il ne faudrait pas se plaindre quand le scorbut de type Q déciderait de refaire des siennes : ils ne seraient plus là pour sauver les galériens de ce fléau.

Le docteur Quack, qui était une sommité dans la communauté médicale, convia tous ses confrères à un concile, dont il exclut néanmoins les docteurs pro-citrons, qu’il ne considérait d’ailleurs pas comme de véritables docteurs, mais comme de dangereux charlatans. Après une semaine d’intenses délibérations, il fut décidé à l’unanimité de rendre obligatoire le port du casque de scaphandre ou de la cloche de verre, ainsi que celui de la fiole rectale, dans tous lieux publics fermés (y compris les galères) et certains lieux publics extérieurs et achalandés. Selon les docteurs, les bénéfices de cette obligation étaient multiples. Primo, elle atténuait la transmission miasmatique invisible, inodore et par conséquent indétectable par les chiens dépisteurs. Secundo, la situation scorbutique serait meilleure quand frapperait la prochaine tempête miasmatique, qui s’annonçait pire que la première ; tertio, il était sage de faire prendre de bonnes habitudes aux galériens avant cette tempête, afin de réduire les dégâts directs et indirects qu’elle allait causer. Quarto, ces bonnes habitudes pourraient rester après la victoire sur le scorbut de type Q, notamment pour réduire les ravages causés par le scorbut normal, la grippe et le rhume. Quinto, cette obligation rappelait aux galériens – qui se payaient trop de bon temps pendant l’été, pour lequel il leur faudrait payer l’hiver venu – que l’on était en pleine épidémie même si plus personne n’était tombé malade et était décédé du scorbut de type Q depuis des semaines, même si les nouveaux cas de contamination étaient presque inexistants. Sexto, cela avait l’avantage de stimuler l’activité économique, mise à mal par la première tempête miasmatique, et de sauver un secteur de l’économie indispensable pour survivre à la prochaine tempête miasmatique.

L’annonce de cette nouvelle mesure provoqua de vives protestations chez les galériens qui entendaient fêter leur liberté retrouvée. Certains – dont des docteurs – allèrent jusqu’à contester l’existence de l’épidémie de scorbut de type Q et prétendirent que c’était une invention pour les asservir et enrichir les apothicaires, avec lesquels les docteurs étaient de mèche, selon eux. Les aumôniers de toutes les galères leur déclarèrent la guerre : c’étaient des mécréants qui ne croyaient pas aux docteurs titrés et au scorbut de type Q, c’étaient des complices du scorbut et des criminels qui sabotaient l’effort de guerre, c’étaient des demeurés qui ne savaient pas que deux et deux font cinq. Tels étaient les sermons que les aumôniers déversaient dans les oreilles et dans les cervelles de ceux des galériens qui revenaient sagement passer la nuit dans leurs hamacs au lieu de dormir à la belle étoile, ou qui sortaient à peine de leurs hamacs, même le jour.

Il y eut des rassemblements de plusieurs centaines de milliers de galériens, que les aumôniers qualifièrent d’émeutes. Les docteurs annoncèrent à plusieurs reprises un violent reflux scorbutique qui devait résulter de ces rassemblements immoraux, illégaux et criminels. Pourtant les chiens dépisteurs restaient silencieux. Les docteurs en conclurent que les miasmes scorbutiques, qui étaient rusés, avaient appris à déjouer les tests canins. Ils exhortèrent le maître-chien en chef à dresser une nouvelle génération de chiens de bonne race – pas des espèces de bâtards comme ceux qui étaient actuellement utilisés – croisés par l’apothicaire Quack spécialement pour obtenir des capacités olfactives supra-canines et pour déjouer les miasmes scorbutiques et les battre à leur propre jeu. Les capitaines des galères et les autorités portuaires rivalisèrent de générosité pour financer cette mise à niveau des effectifs canins. Si bien que le maître-chien en chef s’engagea solennellement à fournir des tests canins de nouvelle génération d’ici un mois.

Pendant ce temps, les rameurs s’inquiétaient de devoir faire leur métier en portant une fiole rectale : en plus de nuire à leur rendement de rameurs, ils craignaient qu’elle ne s’enfonçât toujours plus profondément à chaque coup de rame et qu’il en résultât de la douleur et une hémorragie interne. Une équipe de docteurs de renom réalisa une étude scientifique pour montrer que cela était absolument faux : les participants avaient montré qu’ils étaient non seulement capables de ramer avec une fiole rectale, mais avec deux. Il était avéré que la sensation d’inconfort – si sensation d’inconfort il y avait – était psychosomatique. C’était seulement une question d’habitude. Les rameurs verraient bien, quand ils retourneraient sur leurs bancs, qu’ils auraient tôt fait de ne même plus remarquer la fiole rectale.

Puisque des bobards de cette espèce circulaient abondamment parmi les mécréants, les aumôniers se liguèrent pour leur faire la chasse. Ils convinrent de définir la vérité comme ce qu’ils disaient dans leurs tuyaux. À l’inverse, était un bobard ce qui ne correspondait pas à la vérité véhiculée par les tuyaux des aumôniers. Leur lutte pour la vérité culmina dans une grande étude où il était démontré que la vérité se trouvait beaucoup plus souvent dans lesdits tuyaux que dans les autres sources d’informations, qui colportaient des bobards.

Peu convaincus, les galériens mécréants continuèrent à manifester malgré les avertissements répétés des docteurs, des capitaines et des aumôniers, qui qualifiaient à l’unisson ces rassemblements de crimes contre le Galérien. Tôt ou tard tous les galériens auraient à payer pour le manque de foi et l’immoralité de ces galériens mécréants. On réclamait parfois leur exil dans une contrée septentrionale, où on les laisserait mourir du scorbut de type Q dont ils niaient justement l’existence ou la dangerosité.

Alors que les rapports entre les mécréants et les ouailles du docteur Quack et de ses confrères s’envenimaient dangereusement, les aumôniers rapportèrent une nouvelle qui scandalisa ces derniers : un petit groupe de mécréants avaient harponné sauvagement un béluga et les barbares l’avaient fait rôtir pour enfin s’en nourrir. On organisa des manifestations monstres que les autorités du port, les capitaines, les aumôniers, les docteurs, les apothicaires et les banquiers saluèrent : ils adhéraient à la lutte pour les droits des bélugas et aux animaux aquatiques, et considéraient leur non-respect comme un fléau aussi dangereux que le scorbut de type Q. Les manifestants coulèrent quatre-vingt-quatre barques de pêche, incendièrent six cent dix-huit étalages de poissonniers, rompirent trente-deux mille sept cent soixante-dix-sept filets et lynchèrent trente-neuf pêcheurs à la ligne, en fustigeant le mouvement mécréant pour son injustice et sa cruauté.

La brise automnale soufflait déjà quand les nouveaux tests canins perfectionnés furent déclarés prêts par le maître-chien en chef. Ce n’était pas trop tôt ! Non seulement les nouveaux chiens dépisteurs pouvaient identifier, à 50 mètres à la ronde, toute personne porteuse des miasmes du scorbut de type Q, mais ils avaient aussi été entraînés à rabattre les galériens infectés vers les galères où ils devaient être séquestrés pendant leur période de quatorzaine. Qui plus est, ils savaient pister les miasmes pour remonter jusqu’à la personne qui avait infecté chaque personne ayant obtenu un résultat positif à un test canin, et pour retracer les personnes infectées par chaque personne ayant obtenu un résultat positif à un test canin. Comme il importait d’établir la culpabilité morale, voire juridique, des mécréants qui étaient certainement responsables des cas de contamination, les chiens dépisteurs de nouvelle génération battaient de la queue en sens horaire quand ils remontaient une piste miasmatique, alors qu’ils le faisaient en sens antihoraire quand ils la suivaient. Enfin ces chiens étant dotés d’une intelligence supérieure à celle du commun des galériens et au moins égale à celle du maître-chien moyen, on pouvait les lâcher en meutes dans la ville portuaire sans avoir à les faire accompagner par des maîtres-chiens.

Des médecins mécréants – il y en avait encore, hélas ! – affirmèrent péremptoirement que les miasmes du scorbut de type Q n’avaient pas encore été correctement isolés de ceux du scorbut normal, et que les chiens dépisteurs ne pouvaient pas avoir été dressés à les distinguer ; qu’ils avaient l’odorat tellement sensible qu’une charge miasmatique de mille fois inférieure à la charge minimale pour provoquer une infection était capable de les faire aboyer et grogner ; qu’ils étaient incapables de savoir dans quel sens ils suivaient une piste miasmatique puisque la concentration des miasmes diminuaient dans les deux directions ; et que les tests canins n’étaient pas concluants s’ils n’étaient pas accompagnés de symptômes de scorbut de type Q et d’une consultation médicale. Le maître-chien en chef leur cloua le bec en affirmant que, n’étant pas des chiens dépisteurs de nouvelle génération, ils ne pouvaient pas juger en connaissance de cause de leurs capacités olfactives et de leur intelligence et donc de la fiabilité des tests canins. Mais lui, qui était maître-chien en chef, était capable de le faire. Il conclut en affirmant que l’importance que ces médecins accordaient aux consultations médicales s’expliquaient par leur désir de s’enrichir en accomplissant plus d’actes médicaux.

Les autorités portuaires et galériennes retirèrent à ces docteurs mécréants le droit de pratiquer la médecine, dont ils étaient indignes.

En l’espace de quelques semaines, les hamacs des galères se repeuplèrent de scorbutiques sans symptômes. Ce n’était qu’une question de temps avant que les complications apparaissent et que les premiers décès fussent enregistrés. On punit les mécréants responsables de cette catastrophe en les mettant au pain sec et à l’eau. C’est chez eux qu’on remarqua les premiers signes de gingivite, ce qui confirma leur culpabilité. Les aumôniers y virent une manifestation de la justice divine. Plusieurs de leurs ouailles, pour se venger des maux qu’ils allaient endurer à cause des mécréants ou pour détourner d’eux la colère divine, proposèrent de les brûler vifs sans autre forme de procès. Les aumôniers les en dissuadèrent, prétextant qu’il fallait avoir confiance en Dieu, qui aurait tôt fait de punir avec sévérité leurs crimes innommables et inhumains.

Le docteur Quack et ses semblables proclamèrent que la prophétie de la deuxième tempête scorbutique était sur le point de se réaliser. Ils obtinrent sans peine des capitaines le rembarquement immédiat de tous les galériens, ainsi que l’acquisition à grands frais d’un régiment de chiens dépisteurs de nouvelle génération. Avant la fin septembre, toutes les galères avaient repris la mer.

 

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