Corruption individuelle et sociale par le télétravail

Depuis les confinements de 2020, le télétravail devient de plus en plus populaire. Ce qui était d’abord pénible pour les télétravailleurs est maintenant souvent réclamé par eux : ils voudraient faire seulement du télétravail, sauf dans les rares cas où il serait nécessaire de se rencontrer en personne au bureau.

Il est vrai que les premiers mois de télétravail, imposés par les autorités sanitaires aux travailleurs pour lesquels c’était possible à cause du méchant virus, étaient pénibles. Les systèmes informatiques mis en place rapidement ne fonctionnaient pas toujours bien, on n’avait qu’une partie du matériel informatique nécessaire et pas de bureau à la maison, il fallait s’occuper des enfants parce que les écoles et les garderies étaient fermées. On était obligé de passer les soirées et les fins de semaine à la maison en plus des journées de travail, parce que tout était fermé, quand il n’était pas simplement interdit de sortir de chez soi et de rencontrer d’autres personnes que celles avec lesquelles on habitait.

Maintenant, c’est une toute autre histoire. Les personnes qui font du télétravail utilisent des systèmes informatiques qui, sans être parfaits, ont été mis au point au cours des dernières années. Les employeurs leur fournissent une partie ou la totalité du matériel informatique nécessaire ou paient pour l’acquisition de celui-ci : un ordinateur portable, un ou deux moniteurs, une caméra HD, un casque d’écoute, une station d’accueil, etc. Ceux qui font souvent du télétravail ont eu le temps d’aménager un bureau dans leur maison ou dans leur appartement, et plusieurs ont déménagé pour avoir assez de place. Les enfants sont retournés à l’école, les garderies sont ouvertes et pendant l’été ils peuvent aller dans des camps de jour, ce qui veut dire que leurs parents peuvent maintenant profiter de la tranquillité et du confort de leur foyer quand ils travaillent. Enfin, ils ne sont plus séquestrés à la maison et, n’ayant plus à passer tous les jours quelques heures en voiture ou dans les transports en commun pour aller et pour revenir du travail, ils ont plus de temps pour faire ce qu’ils aiment quand ils ne travaillent pas et pour avoir une vie sociale active en dehors du travail, en fréquentant des personnes avec lesquelles ils ont vraiment des affinités, au lieu des collègues qu’ils se font imposer par les employeurs et le hasard, et qu’ils préféreraient assez souvent ne pas voir ou voir moins souvent.

Il est donc arbitraire, de la part de certains employeurs, d’exiger que leurs employés se rendent au bureau une journée, deux journées ou trois journées par semaine, alors qu’ils peuvent parler à leurs collègues par vidéoconférence, que tous les membres d’une équipe de travail ne sont pas « en présentiel » en même temps, qu’il n’y a plus assez de bureaux pour toutes ces personnes, et qu’il faut que, de toute façon, les personnes qui sont « en présentiel » parlent par vidéoconférence à ceux de leurs collègues qui font du télétravail ce jour-là. C’est ce qu’on appelle, dans le jargon bureaucratique, le travail hybride et numérique. (Hybride parce qu’on fait simultanément du travail en « présentiel » et du télétravail quand on est au bureau ; et numérique quand on fait seulement du « télétravail » sans quitter son domicile.) Les employeurs, au plus fort des confinements qu’ils soutenaient ostentatoirement, reconnaissaient qu’une fois les moyens technologiques mis en place et les employés adaptés à cette nouvelle réalité, ceux-ci étaient souvent plus efficaces ou plus productifs en télétravail qu’au bureau. Si c’était vrai pendant les confinements, pourquoi cela cesserait-il de l’être après les confinements ? Les employeurs qui réclament la présence au bureau de leurs télé-employés ne montrent-ils pas qu’ils abusent de leur pouvoir, en ce qu’ils ne se soucient pas seulement des résultats obtenus par ces employés, mais prétendent plutôt pouvoir disposer de leurs personnes en personne quelques jours par semaine, même quand cela ne contribue en rien au travail à réaliser ou nuit au travail. Et les travailleurs qui ne peuvent pas faire du télétravail – qui ont dû arrêter de travailler pendant des semaines ou des mois à cause du méchant virus, ou qui ont dû continuer à travailler au péril de leur vie (disait-on), sous prétexte de services essentiels – ne montrent-ils pas qu’ils sont jaloux de ceux qui peuvent faire du télétravail quand ils réclament que ces derniers se conforment à ce qui est exigé d’eux ou normal pour eux, même si c’est inutile ou nuisible ?


S’il s’agissait seulement de juger de la possibilité de faire du télétravail et de l’efficacité de cette forme de travail, il faudrait accorder le droit de faire du télétravail à tous ceux qui le désirent quand les résultats obtenus sont comparables ou supérieurs à ceux qui sont obtenus « en présentiel ». Mais les enjeux de la généralisation du télétravail dans plusieurs domaines sont beaucoup plus généraux, en raison du contexte dans lequel le télétravail s’est popularisé. Ces enjeux concernent toute la société, qui a été gravement affectée par les confinements, pendant et après ceux-ci.

Il est notoire que les personnes qui ont pu faire du télétravail pendant les confinements, qui ne se sont pas retrouvées du jour au lendemain sans revenus, qui n’ont pas dû dépendre de l’aide du gouvernement et de prêts contractés auprès des banques pour subvenir à leurs besoins immédiats et payer leurs comptes, ont généralement mieux accepté les confinements. Pendant les deux années qu’ont duré les confinements successifs, plusieurs des personnes qui se sont retrouvées en situation précaire se sont réorientées professionnellement pour pouvoir faire du télétravail, afin de pouvoir survivre financièrement à ces confinements et à ceux qu’un autre méchant virus, nous dit-on, pourrait obliger les autorités sanitaires d’imposer, dans un avenir rapproché ou éloigné. Dans les deux cas, ces personnes étaient ou se sont mises dans une situation qui leur a permis d’accepter plus facilement la suspension des libertés et des droits normalement accordés et l’arbitraire des décrets gouvernementaux, dont ils se sont consolés en se disant qu’au moins ils avaient toujours un emploi, contrairement à d’autres qui ne pouvaient pas faire du télétravail. Le fait d’être littéralement ou pratiquement séquestrées à domicile, et d’avoir leur existence organisée par une politique sanitaire à tendance totalitaire, leur a semblé bien peu de chose en comparaison de la perte de revenus qu’elles auraient subie si elles n’avaient pas pu faire du télétravail. Elles étaient privilégiées et ne devaient par conséquent pas se plaindre. Elles devaient donc supporter ces mesures avec patience, au lieu de les critiquer, de s’opposer à elles et de résister aux entités publiques et privées qui les promouvaient et les imposaient. Elles se diraient probablement la même chose dans le cas de futurs confinements, supposément dus à une lutte à mort contre un autre agent pathogène, contre les changements climatiques ou contre le terrorisme, d’autant plus qu’elles pourraient se consoler en se disant que les deux ou trois jours qu’elles ne devraient plus faire « en présentiel » et qu’elles pourraient dorénavant faire en télétravail compenseraient en partie la perte de liberté et la gouvernance par décrets. Car il faut essayer de voir le bon côté des choses, comme on ne cesse de nous le répéter, surtout quand la situation a beaucoup de mauvais côtés et très peu de bons côtés.

Autrement dit, le télétravail corrompt les télétravailleurs en ce qu’il leur permet de mieux accepter la perte de leur liberté et les transformations sociales et politiques qui résultent des confinements, et affaiblissent ou anéantissent leur désir et leur capacité d’opposition. Ils se résignent à cette perte et à ces transformations pour bénéficier d’une certaine sécurité économique, d’ailleurs assez précaire, en raison des conséquences dévastatrices des confinements sur les conditions économiques dont dépendent aussi le télétravail et les secteurs économiques où il est possible.

La situation devient encore pire quand on considère que les secteurs qui profitent des politiques de confinement et de l’autoritarisme ambiant sont précisément ceux où le télétravail est non seulement possible, mais s’impose de plus en plus : la bureaucratie, les institutions financières, l’industrie médiatique, l’industrie informatique et électronique, l’industrie de la surveillance et l’industrie de la propagande, entre autres. Ce qui signifie que ces secteurs économiques pourraient continuer à bien fonctionner pendant des confinements récurrents, maintenant que les technologies et les habitudes nécessaires au télétravail sont bien implantées, et donc aggraver la situation dont ils profitent, au détriment d’autres secteurs de l’économie et d’autres parties de la société et de l’existence des individus. Bien sûr, cela n’est pas viable à long terme ou même à moyen terme. Cette intense activité parasitique risquerait de tuer l’hôte, et avec lui les parasites. C’est en ce sens que la société est corrompue par la généralisation du télétravail.

Mais avant que nous nous rendions là, il pourrait se produire des troubles et même une révolte, dont la durée et la vigueur dépendraient du tempérament de la vitalité de chaque peuple asservi et de la détérioration de ses conditions de vie. Car tous ne peuvent pas faire du télétravail, ne voudraient pas en faire même si on leur en donnait la possibilité, et n’accepteraient pas de marchander leur liberté en échange d’une certaine sécurité économique, jugée par eux assez précaire ou même trompeuse. Le problème, c’est que les entités et les personnes qui profitent du télétravail, de plus en plus délocalisées et n’ayant pas à subir les perturbations des manifestants, des protestataires ou des révoltés, pourraient continuer à vaquer tranquillement à leurs occupations, presque sans désagréments. Ces entités et les personnes qui les dirigent pourraient même faire de ces troubles et de ces révoltes une raison d’imposer, de prolonger ou de durcir un confinement qui toucherait beaucoup plus gravement les secteurs de l’activité économique ou humaine pour lesquels le télétravail n’est pas possible ou est désavantageux. Si les opposants et les révoltés agissaient sans réflexion et croyaient que, malgré le nouveau contexte qui résulte de la généralisation progressive du télétravail, ils peuvent obtenir les effets désirés en ayant recours aux mêmes moyens de perturbation qu’avant le télétravail, ils risqueraient au contraire d’aggraver le problème en n’affectant que minimalement les promoteurs des confinements et du télétravail, et en nuisant, directement ou indirectement, aux secteurs qu’ils voudraient justement défendre contre les confinements et le télétravail. À l’opposé de ce que nous sommes habitués de faire ou de voir dans le cadre de larges mouvements d’opposition, il faudrait preuve d’inventivité pour garder vivants, ouvertement ou clandestinement, les secteurs de l’activité humaine qu’on cherche manifestement à faire disparaître, à marginaliser, à affaiblir, à contrôler ou à corrompre grâce aux confinements et au télétravail. Je pense par exemple aux secteurs de la production alimentaire, de la restauration, de l’hôtellerie, des petits commerces de détail, des transports, de la médecine, de l’éducation, de la recherche et de la culture.

Il serait aussi important d’infiltrer ou de noyauter les lieux de pouvoir publics et privés en ralliant une partie des télétravailleurs, qui ne sont pas tous des pourris que nous devons considérer comme des collaborateurs, et donc comme des adversaires ou des ennemis. Ces télétravailleurs ralliés à notre cause pourraient être des alliés utiles, capables d’entraver les activités des entités qui promeuvent et imposent les confinements et le télétravail à tout crin, que ce soit par des grèves, par des actes de sabotage, par la divulgation d’informations secrètes aux opposants et aux résistants, ou par la propagation d’informations trompeuses et la recommandation de mauvaises stratégies fondées sur elles, au sein de ces entités. Ce serait là une manière de surmonter en partie le fossé qui se creuse entre les intérêts des télétravailleurs et ceux de leurs concitoyens, phénomène qui constitue une forme de corruption sociale susceptible d’avoir de graves conséquences, si les politiques de confinement effectuent un retour. Bien entendu, l’infiltration et le noyautage de ces entités ne se font pas du jour au lendemain. C’est pourquoi il ne faut pas attendre que de nouveaux confinements soient imposés pour commencer.