Sortes de puissances étrangères

En raison des déclarations des gouvernements occidentaux et des médias de masse, nous avons pris l’habitude de considérer que seuls les États qui ne sont pas nos alliés sont des puissances étrangères. C’est pourquoi nous n’avons pas tendance à considérer comme une ingérence étrangère la présence de troupes et de bases militaires américaines sur le territoire des pays que nous habitons, la surveillance des populations de ces pays par les agences de renseignement américaines, l’organisation de campagnes médiatiques pour affecter les résultats des élections ou des référendums et le financement américain d’organismes non gouvernementaux pour influencer les politiques migratoires, sécuritaires, militaires, économiques et énergétiques, entre autres, et pour être en position de déstabiliser ou de faire tomber des gouvernements ou des dirigeants qui ne jouent pas assez le jeu ou qui ont rempli leur fonction. C’est sans parler des pressions qui sont vraisemblablement exercées directement par l’administration américaine sur les autres gouvernements occidentaux, derrière les portes closes. Non, les États-Unis seraient nos alliés, et pour cette raison ils ne sauraient être considérés comme une puissance étrangère. Bien au contraire, ce serait grâce à l’aide ou à l’intervention des États-Unis sur notre territoire que nous pourrions nous protéger contre l’ingérence de puissances étrangères comme la Russie et la Chine, qui feraient de la désinformation et de la propagande à l’usage des populations occidentales, qui essaieraient d’influencer le résultat des élections, qui nous espionneraient grâce à de faux ballons météorologiques et à des groupes de pirates informatiques, qui ouvriraient des stations de police secrètes pour surveiller les exilés établis en Occident, qui pourraient profiter de notre faiblesse militaire pour nous attaquer, etc.

Mais ce qui passe encore plus sous le radar, ce sont les puissances étrangères non étatiques. N’est-il pas sous-entendu, quand on parle de puissances étrangères, qu’il s’agit de puissances étrangères étatiques ? Rares sont ceux qui emploient cette expression quand il s’agit des grandes sociétés privées qui contrôlent les technologies de l’information, les télécommunications, les médias et les divertissements de masse, l’agriculture et l’alimentation, la recherche scientifique et médicale, la production et la distribution des médicaments, le secteur énergétique, l’exploitation des mines, les services financiers, la production d’armement, etc. Pourtant, ces puissances privées sont encore plus étrangères en ce qu’elles ne sont pas de la même nature que les États, surtout quand ils sont démocratiques. Elles n’ont pas de constitution, elles n’ont pas de lois, elles ne nous accordent pas le droit de voter pour élire nos représentants à l’assemblée législative, elles ne nous permettent pas de participer aux délibérations, elles n’ont pas de comptes à nous rendre, elles n’ont pas à faire preuve de transparence à notre égard et nos gouvernements ne peuvent pas signer des traités avec elles, comme ils le feraient avec d’autres États. En vertu de leur structure fortement hiérarchisée, c’est seulement aux investisseurs, aux actionnaires et aux administrateurs qu’il faut rendre des comptes et vis-à-vis desquels il faudrait être transparents. Les travailleurs sont soumis aux intérêts et au bon plaisir de leurs supérieurs et sont donc exploités, surveillés et contrôlés. Les consommateurs de marchandises et des services offerts par ces puissances étrangères privées sont des vaches à lait qu’on peut traire quotidiennement, en leur cachant ce qu’il y a dans des marchandises, ce que font vraiment ces services et toutes les magouilles dont elles sont la cible. S’il est vrai que, selon les États, les travailleurs et les consommateurs disposent, en principe, de certains recours ou de certaines protections contre ces puissances privées, celles-ci sont souvent difficilement applicables et peuvent être contournées assez facilement par ces puissances privées, avec l’accord implicite ou explicite des gouvernements, qui ferment les yeux, qui ne font rien pour remédier à la situation et réduire la puissance de ces entreprises privées, qui adoptent parfois même de nouvelles lois et réglementations pour les avantager et accroître leur puissance, et qui accordent des contrats publics très lucratifs à ces puissances étrangères, ce qui leur permet de s’ingérer dans les affaires des puissances étatiques, par exemple grâce à la conception et à l’entretien des systèmes informatiques utilisées par les organismes publics, par la gestion des moyens de communication utilisés par les membres du gouvernement et de la bureaucratie publique (téléphonie, messagerie électronique, vidéoconférence) et par l’hébergement des données et de documents qui concernent les organismes qui constituent les puissances étatiques ou les citoyens.

D’un côté, les États sont impuissants contre les puissances non étatiques et semblent avoir abandonné l’idée de se protéger contre leur ingérence. De l’autre, les États affirment leur puissance sur nous en utilisant de plus en plus contre nous les moyens technologiques de surveillance et de contrôle qui sont mis à leur disposition par ces mêmes puissances étrangères non étatiques et qui sont payés avec nos taxes et nos impôts. Bref, l’indépendance et la souveraineté des États sont minées par ces puissances étrangères qui sont de plus en plus en position d’utiliser contre nous le pouvoir dont nos gouvernements disposent, pour s’enrichir et accroître leur puissance et pour nous appauvrir et nous asservir. C’est précisément l’inverse qu’il faudrait dans des États démocratiques, dont les gouvernements devraient être plutôt contrôlés par les citoyens et qui devraient utiliser leur puissance pour protéger leur souveraineté, ainsi que les droits et les libertés des citoyens.

N’étant généralement pas reconnu comme telles, les puissances étrangères non étatiques sont donc beaucoup plus insidieuses que les puissances étrangères non étatiques à propos desquelles les gouvernements et les journalistes occidentaux font des déclarations alarmistes ou belliqueuses. Mais pour qu’il en soit ainsi, il faut que ces puissances étrangères soient occidentales et surtout qu’elles ne soient pas liées à des puissances étrangères étatiques rivales ou ennemies, car ni les puissances étatiques et non étatiques occidentales n’aiment voir ces concurrents étrangers venir jouer dans leurs plate-bandes et s’ingérer dans leurs affaires, car il est assez facile de convaincre les populations occidentales qu’il y aurait alors ingérences étrangères. C’est pourquoi, dans les pays occidentaux, on s’est opposé vigoureusement à la participation du géant technologique chinois Huawei à l’implantation du réseau 5G, en brandissant la menace de l’espionnage par la Chine et en faisant des accusations de vol de propriété intellectuelle.


Étant donné que les membres des gouvernements occidentaux agissent de moins en moins comme des dirigeants politiques et de plus en plus comme des managers, et que les organismes publics et même les États sont de plus en plus considérés comme de grandes entreprises qu’il faut gérer, les structures et les modes de fonctionnement de ces derniers deviennent de plus en plus semblables à ceux des puissances étrangères non étatiques. Du même coup, celles-ci leur deviennent moins étrangères, ce qui leur permet de s’ingérer encore plus facilement dans les affaires publiques. Ce qui a pour effet qu’en retour les gouvernements nous deviennent de plus en plus étrangers, si du moins nous persistons à nous considérer comme des citoyens au sens fort du terme et si nous refusons d’être traités comme des contribuables, comme des utilisateurs-payeurs ou comme des employés-consommateurs de la grande entreprise nationale. Mais si cela a pu se produire si facilement, c’est que les démocraties occidentales sont depuis longtemps constituées de manière à ce que des puissances étrangères puissent se constituer au sein de leurs institutions et de leur système politique.

Par exemple, l’opacité de la bureaucratie publique pour les citoyens n’est pas un phénomène récent. Elle tend à se produire aussitôt qu’un corps plus ou moins hiérarchisé de bureaucrates de profession se constituent et, selon le degré d’étanchéité, en vient pratiquement à former une sorte d’État dans l’État. Les petits bureaucrates en viennent à se considérer davantage comme un rouage de l’appareil bureaucratique que comme des citoyens au service de leurs concitoyens pris individuellement et en tant que corps politique. Cette attitude devient encore plus prononcée chez les bureaucrates qui occupent une position élevée dans la bureaucratie publique, qui considèrent qu’ils n’ont pas de comptes à rendre aux citoyens et que leurs subordonnés ont des comptes à rendre seulement à eux, et qui pensent même que les citoyens ont le devoir de se conformer sans discuter à la réglementation qu’ils font élaborer et qu’ils imposent. Les affaires publiques deviennent en réalité les affaires privées du corps bureaucratique, qui en vient à constituer une puissance qui est étrangère aux simples citoyens et qui a ses propres intérêts, qui sont souvent incompatibles avec ceux des citoyens et compatibles avec ceux de puissances étrangères non étatiques, qui corrompent certains de ses membres ou avec lesquelles elle entretient des rapports de copinage. Et c’est de ce corps bureaucratique – qui survit aux changements de gouvernement et aux remaniements ministériels – dont dépendent considérablement les politiciens élus par les citoyens pour la bonne marche des affaires publiques devenues des affaires privées.

Quant à ces politiciens, ils ont pour la plupart toujours appartenu à des partis politiques qui sont plus ou moins opaques et qui sont financés et soutenus légalement ou illégalement et directement ou indirectement par des puissances étrangères étatiques ou non étatiques. Les citoyens, à moins d’occuper des positions importantes au sein de ces organisations privées, ne savent pas ce qui s’y passe. Les candidats et les simples députés sont avant tout des représentants de ces organisations et non des représentants des citoyens. Pour réussir leur carrière politique, il est dans leur intérêt de suivre la ligne de parti et d’obéir à ceux qui y occupent une position d’autorité. Ceux-ci, qu’ils soient élus ou non, ne se considèrent pas tant comme les représentants des citoyens, que comme les représentants ou les dirigeants du parti, ou comme les représentants des puissances étrangères dont ce parti sert les intérêts. Les affaires publiques, en plus d’être déjà les affaires privées du corps bureaucratique, deviennent aussi celles des partis politiques, qui en viennent à constituer au sein de l’État des puissances étrangères aux citoyens et au service d’autres puissances étrangères.

C’est donc en raison de cette forte tendance des organismes publics et des institutions politiques à permettre la formation de puissances étrangères internes qu’il est aussi facile pour les puissances étrangères externes de s’ingérer dans les affaires publiques et de faire des gouvernements des instruments pour défendre leurs intérêts au détriment des nôtres, pour les enrichir en nous appauvrissant et pour accroître leur puissance en nous asservissant. Il n’est pas étonnant que nos gouvernements nous traitent de plus en plus comme une puissance étrangère qu’ils ne doivent pas laisser s’ingérer dans les affaires publiques (en fait, leurs affaires privées et celles des autres puissances étrangères), contre laquelle ils devraient se protéger, à laquelle il faudrait cacher des choses ou mentir, et à laquelle c’est un manque de loyauté, de l’espionnage ou une trahison de divulguer des informations qui ne la concernent pas et qu’elle pourrait utiliser s’opposer à ces gouvernements et aux autres puissances étrangères.

N’allons pas penser que, parce que ce sont nos concitoyens ou d’autres occidentaux qui font partie de ces puissances étrangères étatiques ou non étatiques ou qui les dirigent, qu’elles ne sont pas des puissances étrangères et qu’elles n’ont pas des intérêts étrangers aux nôtres, en tant que citoyens. C’est la structure, le mode de fonctionnement et la fonction de ces organisations dans l’ordre social et politique qui sont déterminants, et non les origines nationales de leurs rouages et de leurs dirigeants. Une telle naïveté, en ce qu’elle nous empêcherait souvent de reconnaître les puissances étrangères pour ce qu’elles sont, contribuerait à leur laisser le champ libre, à aggraver les maux qu’elles causent et à nous rendre encore plus impuissants vis-à-vis d’elles.