Malheur aux vaincus !

« Dans un état de choses également fâcheux pour les deux partis, il se fit d’abord quelques propositions d’accommodement, par le moyen des gardes avancées, qui conféraient ensemble. Ensuite, sur une décision des principaux citoyens, Sulpicius, l’un des tribuns militaires de Rome, alla parlementer avec Brennus. Il fut convenu que les Romains payeraient mille livres pesant d’or, et que les ennemis, dès qu’ils les auraient reçues, sortiraient de la ville et du territoire. Les conditions étaient acceptées de part et d’autre, les serments prononcés, l’or apporté ; mais les Celtes trompèrent à la pesée : d’abord secrètement, en se servant de faux poids ; ensuite ouvertement, en faisant pencher un des bassins de la balance. Les Romains ne purent alors retenir leur indignation. Mais Brennus, comme pour ajouter à cette infidélité l’insulte et la raillerie, détache son épée, et il la met par-dessus les poids avec le baudrier. « Que signifie cela ? demanda Sulpicius. — Eh ! répondit Brennus, quelle autre chose, sinon : Malheur aux vaincus ! » Ce mot a passé depuis en proverbe. »

(Plutarque, Vies des hommes illustres, Camille.)

La manière dont les autorités politiques et sanitaires et la population québécoise (et aussi canadiennes et occidentales) ont fait la guerre au Virus constitue en elle-même une défaite. Je ne crois pas exagérer en affirmant que la défaite se trouve déjà dans la manière de se représenter cette guerre. En effet, les décès de personnes qui ont dépassé l’espérance de vie (parfois largement) et sont déjà en mauvaise santé sont perçus par beaucoup comme autant de batailles perdues contre le Virus. La principale stratégie retenue par le gouvernement, en l’attente des « vaccins salvateurs », a consisté à fuir devant le Virus, ou à tout le moins à ordonner la retraite de toutes les personnes saines dans leurs domiciles, pour ne pas avoir à livrer contre le Virus des batailles qui pourraient être perdues ou qu’on considère perdues d’avance. La manière d’obtenir la victoire, dans ce contexte, est de se terrer chez soi et d’attendre passivement que le salut arrive de l’extérieur, par l’intermédiaire des « vaccins ». Même en supposant que les « vaccins » viendront à bout à du Virus, il n’en demeurerait pas moins vrai que la population a agi en vaincue pendant plus d’une année, ce qui laisserait assurément des traces indélébiles même après la « victoire ».

C’est qu’en personnifiant le Virus pour en faire une sorte d’ennemi invisible, nos autorités sont parvenues à donner à la population l’impression qu’elle peut être en guerre contre lui. Mais c’est une illusion. Comment la population pourrait-elle lutter contre un micro-organisme ? Comment pourrait-elle disposer d’armes efficaces contre lui, sauf celles que lui imposent nos autorités, à savoir la fuite, c’est-à-dire la distanciation sociale et le confinement ? Il en résulte que la meilleure manière de maintenir la population sur le pied de guerre, ce serait d’alimenter sa peur du Virus et des ravages qu’il pourrait faire. La guerre contre le Virus ainsi conçue exclut donc tout esprit combatif : elle n’est, pour la majorité de la population, que fuite devant l’ennemi invisible et que retraite derrière les murailles, le temps que les « vaccins » libérateurs viennent à son secours. Difficile, en pareille situation, de ne pas acquérir une mentalité d’assiégés ou de vaincus.

Mais cela peut-il quand même faire sens de parler d’une guerre contre le Virus ? Assurément nous ne pouvons pas lui faire la guerre comme nous la ferions à d’autres êtres humains ou, à la rigueur, à d’autres espèces animales, même s’il n’y aurait pas de guerre du point de vue de ces dernières, pour la simple raison qu’elles ne seraient pas capables de se représenter ce qu’est une guerre. On ne saurait donc parler d’une guerre contre le Virus compris comme un être physique.

Toutefois il y a différentes sortes de guerres. Certaines opposent des êtres physiques. D’autres opposent des idées, des représentations ou des manières de penser, de sentir et de vivre. D’autres, enfin, opposent toutes ces choses à la fois.

Il ne s’agit évidemment pas de tomber dans la superstition en attribuant au micro-organisme qu’est le Virus des idées, des représentations, des désirs et des projets – ce qui serait encore pire que de le concevoir comme un être physique contre lequel les êtres humains pourraient être en guerre. Les idées, les représentations, les sentiments et les projets dont il s’agit sont ceux d’êtres humains (les autres ou nous-mêmes), bien qu’ils aient le Virus comme objet ou qu’ils fassent de lui un moyen ou un instrument. Ainsi il pourrait faire sens de parler d’une guerre contre ce que j’appellerai l’esprit viral, pour mettre en évidence qu’il ne s’agit pas du Virus lui-même mais d’un tour d’esprit bien humain qui se rapporte à lui de quelque manière, et aussi pour mettre en évidence qu’il est contagieux et nuisible en ce qu’il s’oppose à d’autres types d’esprit et à d’autres manières de vivre plus favorables à notre bonheur.

L’esprit viral, c’est :

  • s’imaginer que sa santé et celle des autres est gravement menacée par le Virus, qui pourtant s’en prend surtout à des personnes qui sont déjà aux portes de la mort ;

  • se confiner aux idées rudimentaires répétées jusqu’à l’écœurement par les autorités et les médias traditionnels ;

  • censurer et traîner dans la boue les personnes qui expriment des positions divergentes, ou approuver la censure et la calomnie ;

  • être prêt à sacrifier la prospérité économique, la joie de vivre, les relations sociales, les libertés et l’autonomie des individus, les institutions démocratiques, l’éducation et la culture à la lutte contre la propagation du Virus ;

  • demander ou tolérer, à l’échelle de la société, le pouvoir arbitraire des autorités et l’entrée en vigueur de contraintes hospitalières et de dispositifs de surveillance carcéraux ;

  • etc.

On l’aura compris, l’esprit viral n’est pas un ennemi extérieur dont l’existence serait autonome. Comme le Virus, il a besoin de nous pour se répliquer et se propager. Mais ce n’est pas notre corps qu’il infecte, c’est notre esprit, ce qui le rend beaucoup plus dangereux et contagieux. C’est toute notre société qui se retrouve infectée. Pouvant se répandre comme une traînée de poudre grâce à nos moyens de communication, la distanciation sociale, le confinement et les autres mesures sanitaires sont non seulement inutiles pour ralentir sa propagation, mais ils y contribuent même, puisqu’ils sont des manifestations de cet esprit.

Nos autorités, loin d’engager le combat contre l’esprit viral qui est incompatible avec notre prospérité, notre liberté et notre bonheur, constituent le principal foyer d’éclosion, à partir duquel le mal se répand pour contaminer toute la société. En d’autres termes, nos autorités n’ont même pas déclaré la guerre à ce fléau, auquel elles ont ouvert les portes de la Cité en plein jour, comme s’il s’agissait d’accueillir un allié. Nos autorités sont même devenues les généraux, les officiers et les hérauts de l’esprit viral, dans l’armée duquel elles enrégimentent la population, qui leur sert de piétaille ou de mouchards contre ceux de leurs concitoyens qui résistent à l’envahisseur et qui refusent d’être incorporés à son armée.

La majorité de nos concitoyens n’ont même pas compris de quelle guerre il s’agissait. Croyant faire la guerre au Virus, ils ont pris place docilement sous les drapeaux de l’envahisseur et ont été conquis sans coup férir. On les berce de rêves de victoire contre le Virus, alors qu’il y a longtemps qu’ils ont été vaincus, sans même s’en apercevoir. Mais le réveil sera difficile, car un jour l’envahisseur se montrera pour ce qu’il est et fera sentir le poids de sa victoire aux vaincus.

Après la « vaccination » massive et la victoire définitive ou provisoire contre le Virus, les vaincus croiront devoir être récompensés pour leurs bons et loyaux services et pouvoir retourner à la vie civile, en mettant fin à leur service militaire. Certains, dorénavant habitués à la discipline militaire, attendront patiemment que ces récompenses leur soient accordées par leurs chefs et se résigneront si elles ne viennent jamais. D’autres, moins indisciplinés, réclameront ces récompenses, se croyant en position de traiter avec leurs chefs. Même ceux qui n’ont pas été enrégimentés, et qui ont résisté jusque-là, penseront peut-être qu’il est temps de traiter avec l’ennemi, dans l’espoir d’obtenir un relâchement de l’esprit viral, certaines libertés et une espèce de retour à la normale.

Mais les chefs vainqueurs étant au sommet de leur gloire et disposant toujours du pouvoir qu’a mis entre leurs mains l’esprit viral, ne voudront probablement pas s’en départir entièrement ou partiellement. Peut-être accepteront-ils de traiter avec les vaincus, en sachant très bien que la force est de leur côté, et peut-être justement pour le leur faire sentir. Mais ils ne seront aucunement tenus de respecter leurs engagements.

Peut-être commenceront-ils par tricher en cachette, en faisant aux vaincus des promesses qu’ils n’ont pas l’intention de tenir et pour lesquelles ils prépareront toutes sortes d’échappatoires. Peut-être daigneront-ils accorder quelques broutilles aux vaincus, pour leur faire sentir leur servitude et les avilir. Peut-être demanderont-ils, en l’échange de concessions, des concessions plus importantes aux vaincus. Et quand les vaincus protesteront qu’on essaie de les berner ou qu’on les berne depuis le début et que leurs chefs ne marchandent pas de bonne foi, ces derniers pourront mettre sur le plateau de la balance leurs épées en s’exclamant : « Malheurs aux vaincus » ! Le droit des vainqueurs s’imposera et les réformes avantageuses pour les vainqueurs et désavantageuses pour les vaincus continueront d’aller de l’avant, comme il se doit.

Les uns, bien dressés et dociles, continueront de ramper aux pieds des vainqueurs, satisfaits de leur sort, convaincus qu’on ne saurait raisonnablement leur accorder davantage compte tenu des circonstances, ou espérant obtenir quelques miettes supplémentaires en récompense de leur soumission. Les autres, indignés mais impuissants, prendront brusquement conscience de tout ce qu’implique leur condition de vaincus affaiblis, appauvris, assujettis, isolés, dispersés, désorganisés, couards, désarmés et constamment surveillés par l’ennemi auquel ils se seront livrés pieds et poings liés.


« Déchirés par les divisions intestines, et menacés d’une invasion étrangère, les Bretons n’écoutèrent plus que leurs craintes présentes et, suivant le conseil de Yortigern, prince de Dumnonium, qui, malgré tous les vices qu’on lui connaissait, avait la principale autorité sur eux, ils envoyèrent une députation en Germanie pour inviter les Saxons à venir les protéger et les secourir.

[…]

Hengist et Horsa avaient remarqué que les autres provinces de la Germanie étaient habitées par un peuple belliqueux et pauvre, et que les riches provinces des Gaules avaient déjà été conquises ou ravagées par d’autres Germains ; ils persuadèrent à leurs compatriotes de tenter la seule expédition où ils pussent signaler leur courage et s’enrichir, ils embarquèrent leurs troupes sur trois vaisseaux vers l’an 449 ou 450 et conduisirent seize cents hommes dans l’île de Thanet, d’où ils marchèrent promptement au secours des Bretons contre leurs ennemis septentrionaux. Les Écossais et les Pictes se trouvèrent hors d’état de résister à la valeur de ces auxiliaires et les Bretons, s’applaudissant d’y avoir eu recours, se flattèrent de jouir dans la suite d’une sécurité constante sous la protection d’un peuple si brave.

Mais Hengist et Horsa, jugeant par la victoire facile qu’ils venaient de remporter sur les Pictes et les Écossais, qu’il leur serait aisé de subjuguer les Bretons mêmes, qui n’avaient pas pu résister à d’aussi faibles ennemis, résolurent de conquérir et de combattre pour s’agrandir, et non pour défendre leurs timides alliés. Ils envoyèrent instruire la Saxe des richesses et de la fertilité de la Bretagne. Ils firent représenter que la conquête en serait certaine, si on voulait l’entreprendre ; que les Bretons, déshabitués depuis un grand nombre d’années du métier des armes, séparés de l’empire romain, dont ils avaient été longtemps sujets, ne connaissaient aucun principe d’union entre eux, et n’étaient susceptibles ni d’amour pour leur nouvelle liberté, ni d’attachement pour leur patrie. Les vices et la lâcheté de Vortigern, chef de ce peuple, fortifiaient encore l’espoir de l’asservir. Les Saxons, frappés d’une si agréable perspective, envoyèrent à Hengist et à Horsa un renfort de cinq mille hommes, qui les joignit en Bretagne avec dix-sept vaisseaux. Les Bretons commencèrent à craindre leurs nouveaux alliés, dont ils voyaient le nombre s’accroître tous les jours, mais ils n’imaginèrent d’autre remède qu’une docilité sans bornes pour des hôtes qu’ils tremblaient d’irriter. Cet expédient fut inutile : les Saxons leur cherchèrent querelle sur le paiement des subsides et la fourniture des provisions, levèrent aussitôt le masque, s’unirent avec les Pictes et les Écossais, et exercèrent ouvertement des hostilités contre les malheureux qu’ils étaient venus protéger.

Les Bretons, réduits à de telles extrémités, et indignés de la perfidie de ces auxiliaires, furent forcés de prendre les armes. »

(David Hume, Histoire de l’Angleterre, tome I, chapitre premier.)