Les soi-disant bonnes causes en tant que danger pour nos droits et nos libertés

Nous pourrions croire que les bonnes causes, simplement parce qu’elles sont de bonnes causes, ne risquent pas d’empiéter sur nos droits et sur nos libertés, sans quoi elles ne seraient pas de bonnes causes. Mais pour autant qu’on y pense un peu, on a tôt fait d’observer un glissement : les limites imposées à nos droits et à nos libertés à cause de ces bonnes causes devraient, nous dit-on, être considérées comme légitimes et même comme insignifiantes en raison des biens que ces bonnes causes devraient nous permettre d’obtenir ou des maux qu’elles devraient nous permettre d’éviter. Si bien que nos droits et nos libertés devraient, en certaines circonstances, être même suspendus ou abolis au nom de ces bonnes causes. Ce n’est pas exagéré de dire que, pour les défenseurs sincères ou hypocrites des bonnes causes, une cause est bonne à proportion de l’étendue et de la radicalité des limites imposée à nos droits et à nos libertés ou de l’étendue et de la radicalité de leur suspension. La différence entre ces défenseurs sincères et hypocrites, c’est que, pour les premiers, c’est parce qu’une cause serait plus ou moins bonne qu’il faudrait consentir à un sacrifice plus ou moins grand de nos droits et de nos libertés ; alors que, pour les seconds, c’est parce que nous consentons à un sacrifice plus ou moins grand de nos droits et de nos libertés que telle cause serait plus ou moins bonne. Autrement dit, les défenseurs hypocrites trouvent une cause bonne à proportion qu’elle leur fournit un prétexte pour limiter, pour suspendre ou pour abolir nos droits et nos libertés, qu’elle leur permet de nous contrôler et qu’elle leur procure un pouvoir plus grand. S’il est vrai que l’importance des sacrifices consentis peuvent, pour ses défenseurs sincères, conférer à une bonne cause une valeur supérieure, cela se produit dans un deuxième temps, après qu’ils ont fait des sacrifices au nom de cette cause initialement jugée bonne en elle-même. Mais cette différence étant une affaire de motivations et de sentiments, les défenseurs sincères des bonnes causes se laissent facilement embrigader par les défenseurs hypocrites qu’ils croient sincères, et deviennent leurs complices.

Il est si facile d’inventer de bonnes causes. C’est pourquoi les droits et les libertés qui ne sont pas protégés contre elles ne sont pas garantis et peuvent être constamment limités, suspendus ou abolis au nom de ces bonnes causes. En rien ils ne constituent alors une protection ou un garde-fou contre les abus de pouvoir des gouvernements et des autres autorités officielles ou officieuses, qui sont libres de déclarer que telle chose serait une bonne cause, et d’en empêcher l’examen ou la critique justement parce que ce serait une bonne cause. Il s’agit en fait d’une armure de papier qui existe pour nous donner l’impression trompeuse de vivre dans une société libre. Ces autorités peuvent n’en faire qu’à leur tête et exercer leur pouvoir de manière arbitraire malgré l’existence de ces droits et de ces libertés. Si elles font dans une certaine mesure preuve de retenue, ce n’est pas par respect de nos droits et de nos libertés, c’est plutôt pour ne pas détruire une illusion qui leur est si utile et qui leur permet d’exercer sur nous un pouvoir arbitraire sans provoquer une forte résistance ou même une révolte.

Aux défenseurs sincères des bonnes causes, je dis ceci : si vous croyez que les gouvernements et les autres autorités officielles ou officieuses sont des défenseurs sincères des bonnes causes et qu’ils doivent par conséquent avoir le droit ou la possibilité de limiter, de suspendre ou d’abolir à leur guise nos droits et nos libertés pour défendre ces bonnes causes, si vous croyez qu’ils n’abuseront pas de ce pouvoir, ne pensez-vous pas qu’il serait plus simple d’abolir la reconnaissance de tous nos droits et de toutes nos libertés dans nos textes de loi, non pas au nom d’une bonne cause en particulier, mais plutôt au nom de la défense des bonnes causes en général, car des autorités officielles ou officieuses qui feraient preuve de retenue dans la limitation, la suspension et l’abolition de nos droits et de nos libertés devraient faire preuve de la même retenue quand ces droits et ces libertés n’existeraient plus pour de bon ?

Si vous répondez affirmativement à cette question, vous méritez la servitude qui vous attend ou qui est déjà vôtre.

Si vous répondez négativement à cette question, il y a de l’espoir. Je vous propose de considérer la défense de nos droits et de nos libertés – notamment contre les bonnes causes au nom desquelles on voudrait les limiter, les suspendre ou les abolir – comme la meilleure des bonnes causes, sans laquelle la défense des autres bonnes causes véritables est fort difficile, voire impossible. Car que peuvent faire pour une bonne cause véritable des personnes qui peuvent voir leurs droits et leurs libertés limités, suspendus ou abolis du jour au lendemain, ou qui en sont déjà privées, précisément parce qu’elles ont défendu cette bonne cause ? Quant aux soi-disant bonnes causes au nom desquelles on exige la restriction ou la suppression de nos droits et de nos libertés, ne devraient-elles vous sembler à tout le moins forts suspectes ?