Les risques d’un dossier médical numérique centralisé

Les dissidents discutent souvent de la surveillance de masse et du contrôle de la population que rend possibles la numérisation de la médecine, notamment en qui concerne les dossiers médicaux et plus particulièrement le statut vaccinal. Malheureusement, beaucoup de nos concitoyens sont insensibles ou insensibilisés à nos craintes, soit qu’ils rejettent a priori la possibilité d’une telle surveillance et d’un tel contrôle dans les démocraties occidentales, soit qu’ils s’accommodent d’eux, qu’ils tendent à les sous-estimer et qu’ils pensent que les avantages pour leur santé et celle des autres les compensent amplement. Ce qui importe avant tout pour ces personnes, c’est leur santé. À moins d’un grand réveil dont nous pouvons nous demander s’il arrivera un jour, il est donc peu efficace d’essayer de faire voir à ces personnes les risques que posent les infrastructures de santé numérique sur ce point. Il serait plus efficace de leur montrer les risques qu’elles posent pour leur santé, en mettant entre parenthèses tout ce qui porte sur cette surveillance et ce contrôle.

Ce billet ne s’adresse pas directement aux personnes dont je viens de parler, mais plutôt aux dissidents qui voudraient leur montrer les risques de la numérisation de la santé et obtenir d’elles qu’elles s’opposent ou résistent dans une certaine mesure à ces transformations, ou du moins qu’elles s’en méfient. Car il serait malhabile, pour moi et pour ceux qui reprendraient certaines de mes idées, de présenter ce choix stratégique à ceux à qui il s’appliquera.


Commençons par reconnaître qu’il peut être utile, pour les professionnels de la santé, d’avoir accès aux dossiers médicaux des personnes qui les consultent ou qu’ils soignent. Sinon, personne ou presque ne voudrait des dossiers médicaux, sur papier ou numériques. Quand j’ai quitté la Côte-Nord et ai déménagé à Sherbrooke pour étudier il y a une presque 30 ans, les quelques médecins que j’ai consultés ne pouvaient pas avoir accès aux parties de mon dossier médical qui étaient éparpillées dans les classeurs de mon médecin de famille, du centre hospitalier de Sept-Îles, d’un CLSC de la région et de l’Hôpital Sainte-Justine, où j’ai eu une intervention chirurgicale à l’âge de sept ans. Cela les obligeait à travailler dans l’ignorance de certaines choses quand ils faisaient des diagnostics et des prescriptions, et qu’ils devaient se fier à mes réponses assez vagues et incertaines aux questions qu’ils me posaient sur mes antécédents de santé. Ou bien, s’ils voulaient en avoir le cœur net sur certains points qu’ils jugeaient importants pour ne pas faire un mauvais diagnostic et une mauvaise prescription, ils devaient me refaire passer des examens médicaux qu’ils n’auraient pas faits ou qu’ils auraient faits plus sommairement s’ils avaient eu accès à l’entièreté de mon dossier médical.

Ah ! que le travail de ces médecins aurait été plus facile et plus efficace s’ils avaient eu accès à mon dossier numérique de santé, ce qui était impossible au milieu des années 1990, alors qu’Internet existait à peine et que l’usage des ordinateurs dans le réseau de la santé était minimal. Mais 30 ans plus tard, il est inacceptable, dira-t-on, que nos dossiers médicaux ne soient toujours pas facilement accessibles dans tout le réseau de la santé québécois, ou même dans tous les hôpitaux et dans toutes les cliniques du Canada ou d’autres pays avec lesquels nous pourrions avoir des ententes.

C’est ce qu’il faudrait penser si notre système de santé et ceux des autres pays occidentaux n’avaient pas été bureaucratisés et ne continuaient pas encore de se bureaucratiser. Mais il y a belle lurette que nos institutions de santé ne sont plus dirigées et contrôlées (à supposer qu’elles l’aient déjà été) par des praticiens de la médecine, et qu’elles le sont plutôt par des bureaucrates de profession ou par des professionnels de la santé devenus bureaucrates, qui se soucient plus de l’atteinte d’objectifs bureaucratiques abstraits que de la santé concrète de la population et de la pratique intelligente de la médecine, et qui imposent leurs priorités aux médecins, aux infirmières et aux autres professionnels de la santé qui se retrouvent sous leur autorité. Il n’est d’ailleurs pas toujours nécessaire de tordre le bras aux travailleurs de la santé, soit qu’ils aient été éduqués pour être des exécutants et dressés pour se conformer aux exigences bureaucratiques, soit qu’étant en partie rémunérés en fonction du nombre d’actes médicaux, il est profitable pour eux d’adhérer à une certaine conception de l’optimisation des services de santé, et aussi des services publics en général, mise de l’avant par la bureaucratie. Il n’est pas raisonnable de croire que ce qui arrive dans les autres bureaucraties ne peut pas arriver dans la bureaucratie sanitaire, simplement parce que nous portons aux nues les médecins et les autres professionnels de la santé, intellectuellement et moralement.

Comme la plupart des produits bureaucratiques, les dossiers médicaux, numériques ou non, tendent à devenir des fins en soi, au lieu de servir la santé de la population et la pratique de la médecine. Je connais une infirmière à domicile qui, dans les années 1990, a fait l’objet de sanctions disciplinaires parce que, ne pouvant pas remplir les dossiers médicaux de ses nombreux patients répartis sur un territoire d’une soixantaine de kilomètres sans négliger ses patients, avait décidé de s’occuper de ces personnes au lieu de leurs dossiers. On voit pourtant mal comment ces produits bureaucratiques peuvent à eux seuls améliorer la santé des malades et la qualité des soins reçus, à moins de leur accorder une puissance magique, quand ils détournent des soins du temps, des efforts et de l’argent.

On dira que c’était à l’époque du papier, et qu’avec l’arrivée de l’ère numérique, les dossiers médicaux cesseront d’être une fin en soi et contribueront à la santé de la population et à la qualité des soins. Tout étant numérique, les dossiers médicaux peuvent déjà ou pourront bientôt être complétés plus facilement et même être dans une certaine mesure automatisés. Plus besoin de passer de précieuses heures à faire de la paperasse ! C’est ce qu’on nous a dit et continue de nous dire quant au virage numérique en général, et c’est ce qui ne s’est toujours pas produit, car le temps que nous sauvons parfois à faire numériquement ce que nous aurions fait avant en remplissant et en postant des formulaires, nous le perdons souvent autrement, parce que ce virage numérique favorise le foisonnement bureaucratique, et pas seulement la consultation et la gestion des dossiers. Je ne vois pas pourquoi il en irait autrement pour les dossiers médicaux, alors que ça se produit pour les dossiers bureaucratiques en général. À moins que nous prenions la décision collective de mettre fin à l’expansion bureaucratique – et ce n’est certainement pas la tendance qui domine actuellement –, le principal effet du virage numérique sera de permettre ou de favoriser cette prolifération bureaucratique, et non d’abréger le temps passé à satisfaire les exigences bureaucratiques.

Étant donné qu’il faudrait seulement quelques clics de souris ou quelques mouvements du doigt, la lecture d’un code QR ou quelques paroles reconnues par les systèmes informatiques pour alimenter ces dossiers, pourquoi ne pas profiter du temps ainsi libéré pour étendre, enrichir et complexifier les dossiers médicaux, et aussi pour traiter les données qu’ils contiennent en vue de produire des rapports, de rendre des comptes plus réguliers et plus détaillés aux autorités sanitaires et d’établir le financement public des différents établissements de santé et des différents départements de ces établissements à partir d’une foule de paramètres pointilleux et changeants ? Puisqu’il faut faire tout ça, comment se passer des spécialistes qui doivent vaquer à ces dossiers, à ces données et à ces systèmes informatiques, par exemple des archivistes, des programmeurs et des analystes en informatique, des conseillers en finance, des chargés de projets, des statisticiens et des scientifiques des données ? Comment ne pas consacrer une part significative des ressources financières, matérielles et humaines du système et des établissements de santé à ces spécialistes, à leurs activités et aux systèmes bureaucratiques et informatiques dont ils s’occupent ? Comment se passer des services très coûteux de firmes externes spécialisées, quand le gouvernement et les établissements de santé ne disposent pas de l’expertise requise, ne peuvent pas l’acquérir et la conserver, ou ne désirent pas le faire ? Et comment les systèmes de santé, qui disposent de ressources limitées (surtout quand la situation économique se dégrade rapidement et que les finances publiques se portent de plus en plus mal), n’en arriveront pas à détourner une partie d’elles des soins de santé vers le développement et l’entretien de ces systèmes ? L’accès généralisé à des dossiers numériques de plus en plus compliqués ne risquerait-il pas de réduire l’accès aux soins de santé, ou de réduire la qualité des soins auxquels on a accès ?

Plus on investira des efforts et du temps dans ces dossiers numériques et dans les systèmes dont ils ont besoin pour exister et suivre les grandes tendances bureaucratiques, plus l’autorité de ces dossiers deviendra grande au sein de la bureaucratie sanitaire. Malheureusement, cela ne s’appliquera pas seulement aux bureaucrates eux-mêmes, mais aussi aux professionnels de la santé, qui sont influencés par le milieu dans lesquels ils travaillent et dont l’activité est déterminée fortement par ces institutions de santé. Beaucoup pourraient en venir, assez bureaucratiquement, à penser que l’état de santé des personnes qu’ils soignent ou qui les consultent correspond à ce qui est inscrit dans ces dossiers, et que les maux dont ils souffrent et les traitements dont ils ont besoin peuvent être connus facilement en combinant quelques observations et quelques tests médicaux rapides avec le contenu de ces dossiers, au lieu d’une pratique plus réfléchie et aussi plus lente de la médecine. Dans un contexte de pénurie de professionnels de la santé (surtout dans le réseau public), de rémunération des médecins en fonction du nombre d’actes médicaux réalisés, de pressions exercées sur eux pour qu’ils remplissent des quotas, et de financement des établissements de santé en fonction de leur productivité, cette manière de voir aurait l’avantage, pour ces personnes et ces institutions, de pouvoir accélérer les actes médicaux et de pouvoir expédier un plus grand nombre d’usagers venus pour une consultation médicale, un examen médical, une prescription ou un traitement. Il deviendrait alors normal que les professionnels de la santé, aidés des merveilleux dossiers numériques censés pouvoir répondre à tout et désengorger le système public de santé, aient de moins en moins de temps pour chaque personne qui les consultent, qu’ils soignent, qu’ils examinent ou qu’ils traitent. Leur charge de travail pourrait alors être augmentée, leur nombre pourrait être réduit encore plus, la pénurie s’aggraverait, et le prêt-à-soigner s’imposerait encore comme la seule pratique médicale viable dans ces établissements. Pour répondre aux exigences de productivité de plus en plus élevés, le travail médical serait de plus en plus en bâclé. Car ce qui importerait alors vraiment, ce serait le nombre d’usagers pris en charge et le nombre d’actes médicaux accomplis et inscrits non seulement dans les dossiers numériques des usagers, mais aussi dans ceux des professionnels et des établissements de santé, en vue de leur rémunération, de leur financement et de leur évaluation. La tendance à réduire la durée et la fréquence des consultations médicales en personne se renforcerait. Il s’agirait d’expédier le plus rapidement possible le plus grand nombre de personnes grâce à des consultations médicales par vidéoconférence et par l’utilisation de plateformes libre-service en ligne et connectées aux dossiers médicaux numériques des usagers, au sein desquelles des intelligences artificielles pourraient jouer un rôle plus ou moins important, pour faire le tri des demandes de services de santé, analyser les dossiers médicaux numériques en fonction de ces demandes, et ainsi mâcher le travail aux professionnels de santé, qui pourraient alors abattre encore plus de travail à distance, en réfléchissant de moins en moins. Seuls les examens et les traitements médicaux plus complexes et les interventions chirurgicales qui découleraient des diagnostics faits dans ces conditions pourraient nécessiter qu’on aille à l’hôpital ou à la clinique, avec les risques accrus d’erreurs médicales que cela implique, que ces erreurs nous privent des traitements dont nous aurions besoin, ou qu’elles nous imposent des traitements dont nous n’aurions pas besoin et qui ont des effets négatifs bien réels sur notre santé.

Ce n’est pas seulement les soins de santé qui se dégraderaient alors, mais ce serait aussi la pratique de la médecine qui se détériorerait et l’art médical qui se perdrait. Le jugement des professionnels de la santé, qui serait de moins en moins sollicité, s’atrophierait pour en venir à disparaître pratiquement chez plusieurs d’entre eux, car ils se fieraient de plus en plus à ce qui serait inscrit dans les sacro-saints dossiers numériques, en y prêtant foi, en observant de moins en moins les conditions de santé du patient pour se faire eux-mêmes une idée de la situation, et en se contentant de faire quelques vérifications d’usage – de simples formalités – pour confirmer ce qu’ils ont vu dans les dossiers médicaux numériques ou cru comprendre à partir d’eux. Ce serait là un terroir où pourrait abonder les erreurs médicales, lesquelles pourraient en entraîner d’autres, puisqu’elles seraient inscrites dans les dossiers médicaux numériques devenus la référence par excellence quant à l’état de santé des usagers, et donc souvent prises en compte comme si elles n’étaient pas des erreurs, aussi bien en ce qui concerne une personne en particulier qu’en ce qui concerne l’analyse des données collectées à partir de l’ensemble de ces dossiers qui serviront à guider la pratique médicale et à établir de nouvelles normes et de nouvelles procédures dont il serait difficile de s’écarter, à supposer que les professionnels de la santé en ait l’envie ou l’idée, puisqu’ils pourraient s’habituer rapidement à cette perte d’autonomie et de jugement dans l’exercice de leurs fonctions, puisque celle-ci serait moins exigeante pour eux et qu’ils seraient formés en fonction de cette pratique mécanique ou machinale de la médecine, qui ferait de plus en plus d’eux de simples exécutants ou de vulgaires rouages de la bureaucratie sanitaire.


Tout cela n’a rien de rassurant, si nous nous donnons la peine de l’imaginer. Et c’est précisément ce dont sont peu capables de faire les personnes qui ne se méfient pas de la transformation numérique qui se produit dans le domaine de la santé. En raison du manque de prévoyance généralisé, beaucoup ne remarqueront cette corruption de la médecine par la bureaucratie que quand elle sera sur le point de s’achever ou quand ça sera déjà fait. Et encore là, ce n’est pas certain.

Il n’en demeure pas moins vrai que nous avons plus de chances de les rendre méfiants en parlant des risques que cela pose pour leur santé, que des risques de surveillance de masse et de contrôle social dont nous entendons plus souvent parler dans la dissidence et qui sont pour eux un délire de complotistes.