L’ère de la buanderie « intelligente »

Il y a quelques semaines, la compagnie qui administre les machines qui se trouvent dans la buanderie de l’immeuble où j’habite a décidé de moderniser ces appareils. En fait, les machines à laver et à sécher sont à peu près identiques et semblent aussi peu durables que les précédentes : l’une d’entre elles a déjà commencé à faire un vacarme d’enfer et d’ici quelques semaines elle sera vraisemblablement brisée, comme cela s’est produit à quelques reprises au cours de la dernière année. Donc, rien de nouveau sous le soleil, à part de nouvelles possibilités de paiement. En lisant les affiches que le propriétaire de l’immeuble avait posées un peu plus tôt, je m’attendais à ce qu’il s’agisse de cartes magnétiques sur lesquelles on peut mettre de l’argent, en utilisant des pièces de monnaie ou une carte de débit ou de crédit. Mais il s’agit en fait d’autre chose, que nous aurions trouvé ridicule et inutile il y a dix ou quinze ans. Même s’il demeure possible de faire notre lessive avec des pièces de monnaie, il est aussi possible de télécharger une application sur notre téléphone « intelligent », de créer un compte chez la compagnie en question, d’y mettre des fonds et de payer notre lessive en saisissant le numéro de la machine à laver ou à sécher, ou en lisant le code QR qui est collée sur elle, ce qui pour effet qu’un signal est envoyé à la machine grâce à la technologie Bluetooth pour la faire démarrer.

Même si je comprends que c’est plus commode de payer ainsi qu’avec des pièces de monnaie, je vois dans ce dispositif un gadget dont nous pourrions nous passer. Je trouve qu’il y a quelque chose de ridicule à l’idée de démarrer une machine à laver ou à sécher en me connectant à un compte en ligne grâce à un téléphone (qui devient une télécommande), alors que la machine en question se trouve justement devant moi, puisqu’il faut bien que j’y dépose mes vêtements pour que l’opération me soit utile. Voilà qui me rappelle une scène où, dans les Temps modernes de Chaplin, une sorte d’inventeur vient faire la promotion de son invention au grand patron de l’usine en faisant jouer son boniment à l’aide d’un gramophone, alors qu’il pourrait très bien parler lui-même.

Je suis aussi très réticent à l’idée de créer un compte auprès d’une compagnie qui pourrait commencer à collecter des informations sur moi, pas seulement à propos de mes habitudes de lessive, mais aussi à propos du téléphone que j’utilise, du fournisseur de téléphonie avec lequel je fais affaire, ou encore à propos des moyens de paiement que j’utilise, et ce, pour des activités quotidiennes comme la lessive. Je m’attends à ce qu’un jour, peut-être assez proche, il ne soit plus possible de faire sa lessive sans créer un tel compte, et aussi d’utiliser les transports en commun, de démarrer sa voiture et de faire le plein d’essence ou d’électricité, d’entrer dans des lieux publics, au travail ou chez soi, de se connecter à internet, d’ouvrir son ordinateur, sa cuisinière ou le chauffage, de partir le chauffage ou le climatiseur, ou de prendre une douche, de tirer la chasse d’eau, ou d’ouvrir le robinet, sans devoir se connecter à un compte d’utilisateur avec un téléphone « intelligent », pas seulement pour payer, mais aussi pour s’authentifier ou pour enregistrer des préférences dans son profil d’utilisateur. Car si on a recours à ce type de dispositif dans une buanderie, pourquoi ne pourrait-on pas y avoir aussi recours dans des lieux publics ou dans des domiciles privés ? L’évolution rapide des réseaux de téléphonie mobile et de l’internet des objets a pour effet que mes conjectures ne relèvent plus de la science-fiction depuis déjà quelques années, et que nous devrions nous inquiéter d’avoir un jour à devoir utiliser des appareils fabriqués et contrôlés par des compagnies de la Big Tech peu soucieuses de notre vie privée, qui collectent déjà toutes sortes de données à propos de nos activités en ligne et de nos déplacements, qui pourraient en fait autant pour les activités pour l’instant hors ligne, mais qui deviendraient connectées, et qui pourraient faire l’analyse de toutes ces données grâce à l’intelligence artificielle et en vendre les résultats aux entreprises ou aux organisations gouvernementales, ce qui est une pratique d’ailleurs déjà connue depuis une vingtaine d’années, qui évolue et se répand rapidement, et qui est caractéristique de ce qu’il est convenu d’appeler le capitalisme de surveillance.

Mais il y a pire que la surveillance ou l’espionnage portant sur toutes nos activités quotidiennes. Si nous laissons ces objets connectés se répandre et devenir la norme au détriment des objets non connectés, et si nous nous plaisons même à utiliser notre téléphone cellulaire pour accomplir une foule de petits gestes nécessaires à notre bien-être, à notre bonheur et à notre liberté, nous procurons non seulement aux corporations de la Big Tech et à nos gouvernements les moyens technologiques de nous surveiller et de nous espionner, mais aussi de nous contrôler. Et si ces outils existent, pourquoi se priveraient-ils de les utiliser contre nous, surtout s’il devenait alors très difficile de nous opposer à eux ou de leur résister ?

Si ces objets connectés devenaient, dans quelques années, beaucoup plus fréquents malgré l’effondrement économique qui nous menace, s’il devenait très difficile de vivre et circuler sans nous connecter à ces objets à l’aide d’un téléphone « intelligent », et si une nouvelle « pandémie » était déclarée, nos gouvernements pourraient, en collaboration avec la Big Tech, utiliser ces technologies pour nous confiner complètement ou partiellement et pour réglementer le moindre de nos déplacements sans avoir recours à une forte surveillance policière, les portes de nos domiciles ne pouvant plus être ouvertes sauf pendant les périodes autorisées et pour les raisons et les personnes autorisées. Même chose pour les voitures qui ne pourraient plus redémarrer, ainsi que les commerces, les restaurants, les cafés et les bars dont les portes, les lumières et les caisses ne pourraient plus être ouvertes, et dont les fours, les machines à café et les systèmes de bière en fût ne fonctionneraient pas aussi longtemps que les autorités politiques prétendraient que c’est utile pour lutter contre le pathogène du jour, qu’il s’agisse d’un virus, d’une bactérie ou d’un champignon.

Le consortium Big Tech et gouvernements pourrait aussi utiliser les mêmes technologies pour contrôler minutieusement nos dépenses énergétiques, à domicile ou ailleurs, en raison des politiques énergétiques non viables et sous prétexte de lutter contre les changements climatiques. Nos maîtres nous alloueraient un nombre réduit de crédits énergétiques qu’il nous faudrait dépenser pour faire notre lessive, pour monter notre chauffage, pour prendre une douche, pour cuisiner, pour utiliser les transports en commun, ou pour démarrer la voiture, faire le plein ou la recharger, en nous connectant à la fois à notre compte d’usager et aux objets « intelligents ».

Par conséquent, un piège se cache derrière les allures inoffensives ou amusantes de ces nouvelles technologies. Et quand il aura été installé, le filet se refermera sur nous et il sera très difficile de nous en libérer.