La scolastique numérique

Nous pourrions penser qu’en remplaçant l’éducation livresque par l’éducation numérique, nous en finirons enfin avec les traditions scolastiques qui n’accordent pas assez d’importance à l’expérience vécue, qui produisent et reproduisent machinalement des idées coupées de la réalité, qui favorisent la pédanterie, qui standardisent les idées et les manières de penser et qui incitent au verbiage creux. En délaissant les vieux bouquins poussiéreux, en arrêtant d’isoler les universitaires dans les établissements d’enseignement supérieur, en les invitant ou les obligeant à utiliser des plateformes numériques pour enseigner ou étudier, en les faisant ainsi participer à la transformation numérique qui constitue le grand défi qui doit être relevé par nos sociétés, en leur donnant les moyens de vaquer plus facilement à leurs occupations dans le vrai monde et d’avoir une vie semblable au reste de la population, n’empêche-t-on pas la scolastique de se développer et de contaminer les universités et l’esprit des étudiants ? Quant aux enseignants et aux élèves des écoles primaires et secondaires, ne délaissent-ils pas graduellement un mode de transmission des connaissances désuet, défectueux, déconnecté de la réalité et soporifique pour le remplacer par un autre mode de transmission plus moderne, efficace, connecté et stimulant, conformément aux exigences actuelles et futures de la nouvelle réalité qui résultent du mouvement inéluctable de transformation numérique que connaissent nos sociétés ?

En réalité, il serait naïf de croire que les établissements scolaires, simplement parce qu’ils délaissent les livres au profit des technologies numériques, se libèrent des pratiques et des attitudes scolastiques qui y existent depuis des siècles et surmontent leurs défauts. Il est plus probable que nous assistions maintenant à une simple transformation de ces pratiques et attitudes, comme cela s’est déjà produit après l’invention de l’imprimerie, qui a eu pour effet que, dans les institutions scolaires, les livres se sont encore plus imposés comme moyens de transmettre des connaissances et de former l’intelligence, au détriment de pratiques orales autonomes ou consistant à la lecture et à l’étude en commun des livres, plus rares, qui avaient existé jusque-là sous la forme de manuscrits. C’est pourquoi je propose ici d’examiner de quelle manière les défauts reconnus de la scolastique, qui empoisonnent notre éducation et notre culture depuis des siècles, sont susceptibles de muter et de s’imposer encore plus, en profitant de cette mise au goût du jour de la scolastique, laquelle n’est plus reconnue pour ce qu’elle est et peut donc agir à la fois plus sournoisement et plus ouvertement.


En ce qui concerne l’isolement des personnes qui enseignent ou étudient et l’appauvrissement de l’expérience vécue, l’éducation numérique, loin d’atténuer les maux de la tradition scolastique, les aggravent et les propagent plutôt. Malgré les défauts des milieux scolaires, il est impossible de nier qu’ils constituent des milieux sociaux où ces personnes passent beaucoup de temps durant leur enfance, leur adolescence et leur jeunesse, et durant tout l’âge adulte, jusqu’à la retraite, pour ceux qui enseignent. Ces milieux font partie de la réalité au même titre que les milieux familiaux et professionnels, et les expériences qu’on y fait font autant partie de la vie que les expériences qu’on fait dans ces autres milieux ou dans sa vie personnelle. Ce qu’on critique souvent, quand on reproche aux milieux scolaires de favoriser l’isolement et d’appauvrir l’expérience vécue, c’est l’accaparement des personnes ainsi soustraites à d’autres milieux sociaux, et c’est l’importance démesurée que prend la vie scolaire au détriment d’autres aspects ou parties de la vie. Ce ne serait pas si mal si les élèves et les étudiants qui doivent ou qui ont dû supporter le joug de la tradition scolastique passaient moins de temps en classe, assis sur leur derrière, à mémoriser et à régurgiter ce que disent les enseignants et les professeurs, les manuels utilisés et les livres à l’étude. Dans la mesure où ils ancrent l’éducation dans des expériences favorables au développement des enfants et des jeunes et rares ailleurs, les milieux scolaires ne sont pas coupés de la vie, et un certain isolement des autres milieux sociaux, par exemple les milieux de travail et les milieux familiaux, ne doit pas être considéré comme une mauvaise chose.

Si l’éducation numérique parvenait à s’imposer comme la norme en matière d’éducation, comme cela est arrivé pendant les confinements de 2020, de 2021 et de 2022, les milieux scolaires dont nous venons de parler tendraient alors à se dissoudre. Ce qui existerait, ce ne serait plus une école ou une université, mais seulement des classes virtuelles, les élèves et les enseignants ou les étudiants et les professeurs étant dans leurs domiciles respectifs, à supposer qu’il ne s’agisse pas de cours sous forme d’enregistrements vidéos ou d’une production numérique de bout en bout. On conviendra, je l’espère, que les milieux scolaires auraient alors de la difficulté à garder leur consistance ou à en acquérir, et qu’il en résulterait un grand appauvrissement de l’expérience vécue pour tous les acteurs de l’éducation. Aux écoles, collèges et universités, à leurs salles de classe, auditoriums, bibliothèques, cafés, boisés – qui ne sont plus ce qu’ils ont déjà été, il est vrai – se substitueraient les chambres à coucher, les salons, les salles à manger et les bureaux (s’il y a assez d’espace à la maison), ainsi que les environnements d’apprentissage numériques. Les autres personnes, qu’ils soient des élèves, des étudiants, des enseignants ou des professeurs, se réduiraient en grande partie à ce qu’on peut voir et entendre d’eux grâce aux environnements d’apprentissage et aux moyens de communication numériques. Les enfants et les jeunes se verraient encore plus enfermés dans les milieux familiaux assez plats, voire oppressants, et leur développement serait fortement déterminé et entravé par ceux-ci, puisqu’ils seraient moins exposés à des influences extérieures et multiples, et les limites de ces milieux se reproduiraient et se renforceraient en eux. En ce qui concerne les enseignants et les professeurs, leur enseignement pourrait difficilement se dégager de leur petite existence quotidienne (conjugale, familiale ou bourgeoise), et il s’inscrirait encore plus facilement dans celle-ci, laquelle déterminerait et appauvrirait encore plus cet enseignement et reproduirait chez eux et aussi chez leurs élèves ou leurs étudiants les idées et les sentiments bornés qui s’y manifestent souvent.

On aurait tort de croire que, simplement parce que l’éducation numérique s’intégrerait à merveille à la vie quotidienne des acteurs des éducateurs et aux milieux sociaux auxquels ils appartiennent, les défauts de la scolastique disparaîtraient simplement ou seraient atténués. Pour plusieurs d’entre eux, c’est précisément le contraire qui se produirait.

C’est le cas de la place insuffisante qu’on accorde à l’expérience en éducation. La salle de classe en ligne aggrave ce défaut des salles de classe réelles. Si l’enseignant ou le professeur, quand il se trouve en classe, a tendance à débiter sa matière et à attendre de ses élèves ou de ses étudiants qu’ils la mémorisent, et la répètent ou la paraphrasent quand il leur pose des questions ou leur fait passer des examens, il lui est encore plus difficile de faire autrement quand il enseigne en ligne et quand les plateformes numériques et les principes pédagogiques imposés par leur intermédiaire formatent l’enseignement, à supposer qu’il en ait même l’idée et le désir. Ce sont donc des conditions idéales – et c’est manifestement ce qu’on veut – pour que s’étendent et se radicalisent le gavage et la régurgitation de ce qui passe pour des connaissances, ainsi que l’application machinale de procédures intellectuelles standardisées. Qu’importe si ces prétendues connaissances et compétences intellectuelles ne sont pas fondées sur l’expérience des acteurs de l’éducation, si elles ne permettent pas vraiment de connaître et de comprendre, si elles s’avèrent fausses ou inefficaces, puisqu’on leur reconnaîtra de la valeur dans les institutions scolastiques numériques et aussi dans les milieux de travail et le reste de la société, eux aussi de plus en plus numériques !

Avec l’éducation numérique telle qu’elle existe actuellement et telle qu’elle semble devoir exister dans le futur, c’est une éducation de masse qu’on est en train d’imposer dans les écoles primaires et secondaires, dans les collèges et dans les universités. Malgré les efforts de standardisation et de massification faits dans les établissements d’enseignement avant l’éducation numérique, par exemple grâce aux programmes éducatifs et aux exigences pédagogiques rigides des administrations scolaires, il fallait néanmoins que les cours soient donnés par des enseignants, des professeurs ou des chargés de cours qu’on pouvait difficilement constamment surveiller, ce qui entravait la standardisation et laissait même des occasions de déviation. L’éducation numérique, elle, s’apparente aux médias de masse grâce auxquels quelques dizaines de journalistes peuvent s’adresser à des millions de personnes, ce qui implique en retour qu’on ait seulement à surveiller ce petit nombre de personnes pour standardiser l’information et l’opinion publique, en tolérant tout au plus quelques variantes ou nuances convenues pour donner une impression de diversité et de liberté, ce qui est nécessaire à l’illusion démocratique. Car il est certain qu’avec l’éducation numérique les classes tendront à devenir plus nombreuses puisqu’on n’a plus à tenir compte de la taille des salles de classe et des auditoriums et des distances, chacun pouvant assister aux cours à partir de la maison ou se rendre dans des salles de classe situées à des endroits différents, pour se joindre à une classe virtuelle, peut-être à l’aide d’un casque de réalité virtuelle. La transmission de prétendues connaissances et la formation de compétences intellectuelles rudimentaires qui consistent à les régurgiter, à les commenter en faisant quelques variations et à les appliquer presque sans penser deviendront, encore plus qu’aujourd’hui, la norme, puisqu’on pourra difficilement faire autrement avec des classes qui compteront de plus en plus d’élèves ou d’étudiants, dont les attentes seront d’ailleurs formatées par cette utilisation standardisée des nouvelles technologies en éducation. Encore pire, il se peut que les cours donnés en ligne soient progressivement remplacés par des enregistrements vidéos de chaque leçon, si bien que tous les étudiants d’un collège, d’une université ou d’un réseau d’universités et que tous les élèves d’une école, d’un regroupement d’écoles, d’une province ou d’un pays, recevraient le même cours et devraient montrer, à l’occasion d’évaluations en ligne standardisées, qu’ils ont acquis les mêmes soi-disant connaissances et compétences convenues. Et comme on n’arrête pas le progrès, ne pourrait-on pas se passer entièrement des enseignants et des professeurs pour l’enregistrement des leçons, et avoir plutôt recours à des outils d’intelligence artificielle (expression qu’on utilise à toutes les sauces) pour générer des vidéos et des animations à partir de leçons rédigées par des êtres humains ou en combinant le contenu de textes et d’enregistrements vidéos produits par des personnes ou des intelligences artificielles qui font autorité, et aussi pour vérifier de manière automatisée la conformité des réponses et des travaux des élèves et des étudiants ? Que pourrait produire d’autre une telle éducation, dans les domaines de la pensée et de l’opinion et dans les différents métiers et professions, que des pédants humains qui reproduisent sans réflexion ni critique ce que les pédants numériques ou virtuelles ont déversé dans leurs pauvres cervelles ? Car en matière de bousillage de cervelles, il ne faut en aucun cas sous-estimer les avancées importantes que pourraient faire les bureaucrates qui décident de l’éducation que nous recevons et les grandes corporations qui contrôlent les technologies numériques.

C’est pourquoi nous devons regarder avec beaucoup de méfiance la promotion des « robots conversationnels » par les grandes corporations et les médias de masse, et leur utilisation dans les établissements d’enseignement, par les élèves et les étudiants, et aussi par les enseignants et les professeurs. Car ceux-ci pourraient se substituer aux maîtres à penser d’antan, à leurs livres consacrés, aux commentaires de ces livres, aux commentaires de ces commentaires, etc., et devenir les nouvelles autorités dans les milieux scolastiques et en dehors de ces milieux. Ceux qui n’ont aucun désir d’émancipation intellectuelle ne peuvent-ils pas les voir comme de grands livres numériques dans lesquels tout ce qu’il faut savoir est inscrit, ou de grands maîtres à penser virtuels qui détiennent la connaissance et qu’on peut, en tant que super-index des connaissances reconnues, interroger facilement pour avoir accès à la vérité, sans avoir à faire ses propres recherches et à exercer son esprit critique ? Le pédant de l’ère numérique serait donc celui qui interrogerait ces nouveaux réceptacles du savoir et qui régurgiterait les discours de ces pédants artificiels, lesquels sont en fait des générateurs automatiques de discours convenus qui, en raison de leur nature même, pensent encore moins que les pédants humains de l’ère numérique et des époques antérieures, mais qui sont dotés d’une capacité surhumaine pour le verbiage.