Interactivité et passivité

C’est une chose que nous considérons comme acquise que ce qui est interactif est forcément mieux que ce qui ne l’est pas.

N’est-il pas mieux d’interagir avec un robot conversationnel que de lire des instructions ? N’est-il pas mieux de s’immerger dans un monde virtuel que de regarder une photographie ou un film ? N’est-il pas mieux de jouer à un jeu vidéo où nos actions affectent le déroulement de l’histoire que de nous faire raconter oralement ou par écrit une histoire qui est écrite une fois pour toutes et qui ne saurait changer ? Ne sommes-nous pas beaucoup plus actifs dans tous ces premiers cas, en comparaison des deuxièmes cas où nous sommes plus passifs ?

Ces remarques, qui semblent valoir en général, ne s’appliquent-elles pas encore plus au domaine de l’éducation ou de la formation continue, dans les écoles ou dans les milieux professionnels ? N’avons-nous pas l’impression qu’un élève ou un étudiant apprendra ou se souviendra plus facilement des connaissances qu’on veut lui inculquer en utilisant des plateformes éducatives et ludiques qu’en essayant de mémoriser ce que dit l’enseignant ou le professeur en classe ou dans un enregistrement, ou ce qui est écrit dans le manuel qu’il lit, en plus de faire quelques exercices en classe ou en guise de devoir ?

Telles sont les idées communément admises, surtout chez les plus jeunes d’entre nous, sur l’interactivité et sur les nouvelles technologies qui la favoriseraient. Et comme pour toutes les opinions répandues, il est sain de les remettre en question.


Nous pouvons nous demander en quoi nous sommes actifs quand nous avons une conversation interactive avec un robot conversationnel. Au lieu d’être laissés à nous-mêmes pour trouver des informations que nous cherchons, répondre à des questions que nous nous posons et résoudre des problèmes circonscrits dans le cadre de nos études ou de notre travail, il suffit de demander à l’intelligence artificielle de faire le travail à notre place. Malgré le caractère interactif de notre relation avec cette dernière, ou justement à cause de lui ou plutôt de la forme simpliste qu’il prend, nous adoptons une posture passive en tant qu’utilisateur de ce dispositif technologique. Du moins, c’est ce qui arrive si nous nous fions à ce dispositif et si nous en faisons une autorité censée savoir ou comprendre des choses que nous ne savons pas ou ne comprenons pas, ou réputée capable de faire mieux que nous une tâche intellectuelle, comme écrire, programmer, calculer, faire des analyses statistiques, exprimer sous forme d’équations mathématiques des régularités, etc. Nous sommes donc beaucoup plus actifs intellectuellement quand nous effectuons nous-mêmes la recherche d’informations, en jugeant de leur vraisemblance et de leur cohérence, en confrontant différentes sources, en tenant compte des intérêts et les relations de ces dernières, etc. C’est alors nous qui effectuons le travail intellectuel et, ce faisant, nous développons nos aptitudes intellectuelles. Ce que nous jugeons vrai ou vraisemblable est le résultat d’une démarche intellectuelle assez longue et assez complexe que nous connaissons et dont nous avons fait et continuons de faire l’expérience. Et ce que vient d’être dit s’applique aussi aux autres exemples que nous venons de donner.


Les jeux vidéos, dont les graphiques sont de plus en plus réalistes, permettent aux joueurs de s’immerger dans un monde et d’interagir avec lui par l’intermédiaire de personnages ou d’avatars. Dans certains cas, les interactions sont d’un type bien défini, ce qui réduit l’interactivité des jeux. Pour un jeu de stratégie militaire, il s’agit d’administrer des ressources, d’inventer ou d’acquérir de nouvelles technologies, d’entraîner des unités militaires, de construire des fortifications, de conclure des alliances, de contrôler des territoires, de faire du commerce, d’espionner ses adversaires et aussi ses alliés, de vaincre les armées ennemies, de détruire ses villes, d’anéantir ses sources d’approvisionnement, etc. Pour un jeu de course de voitures, il s’agit d’acheter des véhicules, de les réparer et de les améliorer, de bien les conduire, de se familiariser avec les parcours, de faire faire des embardées à ses concurrents, de gagner des prix, etc. Les jeux d’arts martiaux, de combat aérien ou d’infanterie et de sports (hockey, soccer, football, etc.) ont des limites semblables, quoiqu’à leur manière. Dans tous ces cas, les interactions impliquent une grande passivité du joueur ou, pour dire les choses autrement, une activité enfermée à l’intérieur de bornes assez étroites et d’un monde partiel, souvent simplifié ou schématisé, qu’il faut accepter et qu’on impose grâce aux graphiques de plus en plus perfectionnés et, progressivement, grâce à des dispositifs de réalité virtuelle.

Il est vrai qu’il existe des jeux d’aventure dans lesquels on a essayé de créer des villes, des régions, des pays ou des mondes où il est possible de se promener librement, d’explorer une forêt, d’avoir des conversations avec des personnages non-joueurs ou d’autres personnages contrôlés par des joueurs, de se fiancer et de se marier, d’acheter ou de construire une maison, de devenir chef d’un village, de faire un voyage en bateau, de faire un cambriolage, de se bagarrer avec des gardes, d’arrêter des criminels, d’élever des moutons, de déposer de l’argent à la banque, de détrôner un tyran, de lire des livres, etc. Pour que les joueurs puissent interagir facilement avec ces mondes virtuels et pour que ces jeux soient des divertissements facilement accessibles et susceptibles d’avoir de nombreux acheteurs, il importe que les personnages, les lieux et les situations soient faciles à comprendre et standardisées, en fonction de stéréotypes provenant de la vie courante des joueurs ou de conventions internes à ces jeux. La psychologie des personnages, y compris ceux que les joueurs incarnent dans ces jeux, est absente ou encore elle est superficielle ou rudimentaire. Les joueurs peuvent alors s’y retrouver facilement et s’immerger dans ces mondes virtuels, précisément parce qu’ils n’ont pas besoin de réfléchir à ce qui se passe et de comprendre les raisons complexes pour lesquelles les événements se produisent et pour lesquelles les personnages agissent de telle manière et non de telle autre.

Dans d’autres jeux, il s’agit moins d’interagir librement avec un monde très vaste, que d’incarner un ou quelques personnages dans le cadre d’une histoire qui se déroule différemment en fonction des choix faits, des actions accomplies, des paroles prononcées et des succès et des échecs qui en résultent. Ces jeux plus linéaires sont comme des films ou des séries télévisées interactives et, comme ces divertissements, ils ne doivent pas exiger une grande activité intellectuelle des joueurs afin de permettre à ceux-ci de comprendre facilement les implications de leurs interactions avec les lieux et les personnages de ces histoires et de leur manière de réagir aux événements qui s’y produisent. S’il est vrai que cette catégorie de jeux interactifs permet de donner une personnalité aux personnages et de les individualiser dans une certaine mesure, celle-ci ne doit pas trop s’éloigner des stéréotypes auxquels nous sommes exposés et qui sont entretenus ou façonnés entre autres par ces jeux. Et la trame narrative, bien que comportant plusieurs développements possibles, doit rester assez simple. L’histoire se déroule autrement selon que le joueur a sauvé ou non la vie de tel personnage, s’il s’est associé ou allié à un autre personnage ou s’il est plutôt devenu son rival ou son ennemi, s’il a entendu ou vu telle chose avant que se produise tel événement ou après, s’il a dit telle chose à tel personnage ou s’il a omis de le faire, etc. Pour que les joueurs puissent interagir avec le jeu et saisir immédiatement les conséquences de leurs choix et l’enchaînement des événements, il faut que les options soient simples et que leurs conséquences, souvent directes, soient claires, tranchées et même soulignées par les personnages et le narrateur. Les joueurs demeurent donc passifs intellectuellement à l’égard de ce qui se déroule à l’intérieur de ces jeux : la réflexion sur ce qui s’y passe n’est pas nécessaire ou on leur mâche le travail.

Il en va autrement dans la réalité, dans la vie réelle que nous vivons, où des habitudes et des attitudes fortement déterminées par le contexte social et culturel, qui vont de soi et que nous ne remarquons souvent même pas, déterminent souvent plus la forme de notre existence que les choix que nous avons l’impression de faire librement et que nous faisons ou qui sont possibles justement à cause de ces habitudes et de ces attitudes. C’est toute une affaire de savoir pourquoi, à tel moment de notre vie, nous sommes dans telle situation. Cela demande une grande activité intellectuelle, sans laquelle nous ne pouvons être que passifs, malgré l’impression d’être actifs. Et l’interactivité des jeux dont nous venons de parler contribue à renforcer une conception simpliste de l’activité, à dissimuler notre grande passivité (surtout quand nous croyons être actifs) et à nous maintenir dans cet état de passivité.


Par opposition à ces jeux vidéos interactifs, un roman ne nous paraît pas interactif. Et comme nous ne pouvons pas interagir avec lui comme avec ces jeux, nous sommes portés à penser que nous sommes plus passifs quand nous le lisons que quand nous jouons à ces jeux. L’auteur n’a-t-il pas mis une fois pour toutes sur papier les descriptions, les événements, les actions et les pensées de ses personnages ? Le lecteur ne doit-il subir l’histoire qui est comme coulée dans le béton et dont il ne peut pas affecter le déroulement ?

Pourtant, même le roman le plus simple exige une certaine activité intellectuelle de la part de son lecteur. Il lui faut lire et comprendre les phrases et leur enchaînement. Il doit se représenter les lieux et les personnages décrits. Il doit comprendre la psychologie des personnages et, dans une certaine mesure, sentir leurs émotions, sans nécessairement s’identifier à eux. Il lui faut aussi se représenter le contexte social dans lequel se déroule l’action, lequel n’est pas toujours explicite. En raison de la forme des jeux vidéos, les lieux et les personnages sont immédiatement visibles et ne doivent plus être imaginés ; la psychologie des personnages y est généralement moins développée, faute de pouvoir décrire leurs sentiments et leurs pensées, sauf en ayant recours à des procédés comme des monologues intérieurs qui ne sauraient être trop longs, trop fréquents et trop complexes sans ennuyer beaucoup de joueurs qui cherchent surtout à se divertir et qui désirent que « ça bouge » ; et le contexte social, pouvant difficilement se manifester subtilement, se réduit souvent aux représentations les plus convenues, les plus apparentes et les plus superficielles, pour constituer une sorte de vernis familier qu’on pourrait assez facilement changer pour un autre, en faisant quelques ajustements pour y transposer l’histoire et les personnages.

Toutefois, ne nions pas que beaucoup de romans ne demandent presque pas de réflexion. À part l’activité intellectuelle qu’exigent la lecture et la représentation de ce qui est écrit, leurs lecteurs restent en grande partie passifs, comme les joueurs de jeux vidéos dont nous avons parlé et qui sont les descendants en ligne directe ou indirecte de ces divertissements écrits, par l’intermédiaire des films et des séries télévisées de la même espèce. Mais il existe des romans beaucoup plus complexes et beaucoup plus riches, qui exigent de leurs lecteurs une activité intellectuelle beaucoup plus grande. La psychologie bizarre de plusieurs personnages de Dostoïevski, qui joue un rôle central dans l’intrigue de ses romans, ne saurait être comprise sans réflexion et sans s’éloigner de nos habitudes intellectuelles et sentimentales. La raison d’être des inventions aberrantes de Kafka n’apparaît pas immédiatement. La manière dont les sensations, les souvenirs et les projections en viennent, par leur enchevêtrement, à modifier sournoisement la décision que le personnage du roman le plus connu de Butor avait prise ou croyait avoir prise ne va pas de soi et ne saurait être comprise de manière générale ou abstraite. Et c’est tout un casse-tête que d’essayer comprendre les relations qu’entretiennent les multiples histoires qui composent La vie mode d’emploi de Perec. De telles œuvres exigent qu’on fasse preuve de créativité dans les manières de se rapporter à elles ou d’interagir avec elles. À ma connaissance, il n’y a pas de jeux vidéos, même ceux où est central le déroulement de l’histoire, qui exigent de leurs joueurs une activité intellectuelle comparable, malgré leur interactivité ou justement à cause de celle-ci ou de la manière assez superficielle dont elle est mise en œuvre. Les lecteurs de ces romans et de bien d’autres encore, s’ils ne se montraient pas plus actifs intellectuellement que ceux qui jouent à ces jeux vidéos, n’y comprendraient rien ou comprendraient tout de travers, comme ça arrive souvent.


Passons maintenant de la fiction à la littérature d’idées. L’une des choses que fait cette littérature, c’est de transformer les idées. Il ne s’agit pas de déverser des savoirs dans les cervelles réceptives des lecteurs. Pourtant, on n’a pas coutume de dire que ces textes sont interactifs, et on a souvent tendance à en extraire des idées directrices, des notions ou des concepts qu’il s’agirait de connaître, de comprendre et d’enseigner. Ce qui revient à neutraliser leur action sur les lecteurs, qui suppose une attitude active et non passive chez eux. C’est déjà quelque chose d’avoir l’idée de reprendre ces mouvements de transformation et de l’appliquer à ses propres idées, qui ont des implications pratiques et une charge émotionnelle et qui constituent même celui qui les a. Selon les contextes moraux, politiques, sociaux et culturels dans lesquels les lectures sont faites, ainsi que la personnalité et le parcours de chaque lecteur, la période de sa vie à laquelle il fait cette lecture et quelles préoccupations il a alors déterminent considérablement sa manière de se rapporter à l’œuvre et la manière dont cette œuvre agit en retour sur lui. C’est seulement quand on fait de ces œuvres des objets d’érudition et des sources de connaissances théoriques qu’il devient possible de les traiter comme des pièces de musée ou des choses statiques, et qu’on ressent le besoin d’ajouter un supplément d’interactivité à leur lecture, aux commentaires qui portent sur elles ou aux leçons qu’on donne à leur sujet. Il s’agit, dans les formations en ligne minimalement interactives qui deviennent de plus en plus à la mode et qui remplacent progressivement les cours magistraux, d’interagir avec la plateforme de formation, et non d’interagir avec l’œuvre, dont les idées considérées comme principales auraient été extraites et résumées, pour qu’elles soient traitées comme des choses inertes et compatibles avec l’interactivité conçue de cette manière et pour qu’elles trouvent leur place dans ces formations dites interactives. Grâce à quelques clics de souris, voire à quelques indications données verbalement, on peut décider dans quel ordre on veut voir ou revoir telle partie des cours numériques, et à quel moment on veut faire les exercices sur la matière à l’étude. Voilà à quoi se réduit l’interactivité tant vantée de bien des formations ou des cours numériques, et qui incite le bon élève à adopter une attitude passive quant à la matière enseignée. À ce compte, la lecture d’une œuvre philosophique à l’étude est plus interactive et plus favorable à l’adoption d’une attitude active.


L’idéal de la réalité virtuelle, c’est de concevoir un monde artificiel avec lequel il est possible d’interagir aussi bien qu’avec le monde réel, et qui dépasserait ce dernier en offrant des possibilités qui n’y existent pas, qui y sont difficilement accessibles (c’est trop loin, ça coûte trop cher, c’est trop rare, etc.) ou qui y sont suivies de conséquences qu’on essaie généralement d’éviter, comme des blessures graves et la mort. La réalité virtuelle deviendrait donc un lieu de liberté et d’activité, où il serait possible de faire l’expérience de choses plus difficiles ou impossibles à vivre dans la réalité, qu’il s’agisse d’interagir avec des objets inanimés, avec des plantes, avec des animaux, avec des êtres humains contrôlés par des intelligences artificielles ou avec d’autres êtres humains.

Je trouve étrange l’idée de créer des mondes virtuels qui seraient le lieu d’une activité et d’une liberté plus grandes, alors qu’on normalise de plus en plus ce que nous pouvons faire dans le monde réel qui, sans toutes ces normes, obligations et interdictions, serait beaucoup plus interactif. C’est au contact du monde physique et social, ou plutôt en y vivant, que nous pouvons observer, sentir et comprendre l’enchaînement des causes et des effets, sur des objets extérieurs et aussi sur nous-mêmes. Mais tout étant de plus en plus normé, il s’agit souvent de faire, de dire, de penser et de sentir sans réfléchir des choses convenues et de faire l’objet d’un renforcement positif ; et, moins souvent, d’adopter des attitudes jugées inadéquates et de faire l’objet d’un renforcement négatif. Voilà qui réduit et appauvrit considérablement les interactions que nous pouvons avoir dans le monde réel.

Le jugement positif qu’on porte sur l’interactivité que rendrait possible la réalité virtuelle s’explique en grande partie par le manque d’interactivité ou la passivité qui règne dans le monde réel, les interactions que nous pouvons y avoir avec ce qui constitue ce monde étant très standardisées et très limitées. Dans le meilleur des cas, la réalité virtuelle pourrait permettre des interactions plus libres et deviendrait un moyen d’évasion ou de compensation pour toutes les restrictions imposées dans le monde physique. Dans le pire des cas, les interactions qui seraient permises dans la réalité virtuelle seraient aussi standardisées ou encore plus standardisées, puisque les mondes virtuels sont plus faciles à contrôler et façonner que le monde réel, où il n’est pas possible de transformer à volonté l’enchaînement des causes et des effets. La grande passivité qu’on cultive dans le monde réel où nous vivons ne disparaîtra vraisemblablement pas comme par magie dans la réalité virtuelle. Elle y sera probablement reproduite ou amplifiée, ce qui aura en retour pour effet de la renforcer dans le monde réel.


N’allons pas jusqu’à nier la possibilité de créer des œuvres, des plateformes éducatives et des mondes virtuels qui favoriseraient l’activité au lieu de la passivité, qui permettraient des interactions et des formes d’activité impossibles ou difficilement possibles autrement, et qui seraient vraiment interactifs. Mais la difficulté, c’est que ces nouvelles technologies ou ces nouveaux médias et les fonds importants qu’elles exigent sont contrôlés précisément par ceux qui, dans le monde réel, s’efforcent de contrôler ou d’entraver notre activité et de nous rendre plus passifs et plus dociles. Tant qu’il en demeurera ainsi, tant que nous ne réussirons pas à leur retirer une partie assez importante de ce contrôle, la plus grande méfiance est de mise quant à la prétendue interactivité des dispositifs technologiques qu’on nous proposera ou imposera.