Identités sexuelles, liberté et égalité

Les rôles sexuels traditionnels et sclérosés, d’un côté, et la liberté et l’égalité, de l’autre, font mauvais ménage ; et pas seulement pour les femmes, mais aussi pour les hommes. À part pour ceux qui, parfois en réaction au « wokisme » ou au « transgenrisme », se mettent à regretter les rôles sexuels traditionnels et à les idéaliser, cela semble évident. Mais comme cela arrive assez souvent avec les évidences, ça semble tellement évident qu’on en vient à ne plus comprendre ou à mal comprendre les raisons pour lesquelles il en est ainsi, et qu’on tombe dans les mêmes erreurs ou les mêmes pièges dans des contextes semblables qui ne sont pas reconnus comme tels. C’est pourquoi je ne ferai pas ici des considérations générales ou des remarques abstraites sur les rôles sexuels, mais que je parlerai plutôt concrètement de ce que j’ai vu et vécu à cause d’eux, pendant mon enfance et mon adolescence, dans un petit village reculé de la Côte-Nord où les mœurs ont été longtemps très conservatrices et continuent encore de l’être aujourd’hui, du moins dans une certaine mesure. Car les transformations morales et sociales, bonnes ou mauvaises, qui se produisent dans nos sociétés se produisent généralement quelques décennies plus tard dans nos campagnes, en raison de l’isolement, de l’homogénéité sociale et des fortes pressions exercées par la communauté sur les individus non conformistes.


Commençons par la génération de mes grands-parents, nés dans les années 1920. Il allait de soi que les femmes devaient trouver un bon parti, se marier tôt, prendre le nom de leur mari, dépendre financièrement de lui, donner naissance à huit, à douze ou à seize enfants, et passer le reste de leur vie à s’occuper de cette marmaille, quand elles ne mourraient pas lors d’un accouchement. Dès l’enfance, on commençait à les éduquer pour qu’elles soient capables de jouer correctement leur rôle de mère et de ménagère, en leur apprenant comment s’occuper de leurs frères et de leurs sœurs cadets, comment coudre, comment faire la lessive, comment faire du pain, comment plumer un poulet, comment faire pousser des légumes, comment faire des conserves et comment traire les vaches, par exemple. À défaut d’avoir des électroménagers et autre chose que des machines rudimentaires pour aider à ces tâches, cet apprentissage demandait beaucoup de temps et était nécessaire aux parents qui n’arrivaient pas à faire marcher leur ferme seuls et à s’occuper de tout. C’était encore plus nécessaire quand la mère mourait jeune, après avoir eu plusieurs enfants dont plusieurs étaient encore petits, et quand le veuf ne se mariait pas une deuxième fois ou tardait à le faire. C’est pourquoi les jeunes filles étaient souvent retirées de l’école primaire alors qu’elles savaient à peine lire, écrire et compter, et ne savaient presque rien de ce qui se passait à l’extérieur du petit village où elles habitaient et des petits villages voisins, où elles devaient passer presque toute leur vie. Les hommes voulaient avoir pour épouses de bonnes ménagères robustes, « travaillantes » et soumises, et pas des femmes plus cultivées qui, il est vrai, auraient souvent eu plus de difficulté à se résigner à cette vie dure et rustique et à se soumettre à l’autorité des hommes. Celles à qui cette vie ne convenait pas pouvaient, si leur famille était d’accord et en avait les moyens, devenir institutrices, ce qui leur permettait d’acquérir une certaine autonomie économique, de reporter le mariage et, plus rarement, de devenir de « vieilles filles ». Ou bien elles pouvaient devenir sœurs et passer l’essentiel de leur vie dans un couvent. Voilà presque toutes les possibilités de vie qui s’offraient aux femmes dans les années 1940, dans nos campagnes.

Même si les hommes étaient les chefs de famille et en cette qualité exerçaient leur autorité sur leurs femmes et leurs enfants, ils étaient malgré tout enfermés dans un rôle sexuel très contraignant. Les garçons, qui étaient considérés par leurs parents comme une force de travail au même titre que les animaux de trait, étaient initiés très tôt aux travaux agricoles et forestiers : ils devaient apprendre à faire les labours, les semailles et les récoltes, à dresser les animaux de trait, à couper du bois de chauffage, à manier les outils agricoles et forestiers, et à construire une maison ou une grange, entre autres. On ne se souciait guère plus de leur éducation que de celle des filles, et on les retirait aussi très tôt de l’école, pour les faire travailler à la ferme familiale, surtout quand le père était malade ou estropié ou quand il mourait jeune et quand la veuve ne se remariait pas ou ne le faisait que plusieurs années plus tard. Les femmes et leurs pères qui devaient approuver les mariages n’auraient jamais eu l’idée de chercher des maris et des gendres cultivés : ce qu’ils voulaient, c’étaient des hommes forts et robustes, « travaillants », héritiers ou acquéreurs de bonnes terres, capables de se faire respecter de leurs voisins et n’étant pas trop portés à la bouteille. Et qu’aurait fait un homme cultivé dans les campagnes à cette époque, alors qu’il aurait été obligé de s’adonner aux pénibles travaux agricoles pendant le printemps et l’été, et de passer l’automne et l’hiver dans un camp de bûcherons pour obtenir un revenu d’appoint et procurer à sa femme et à ses enfants ce qu’il faut pour subsister, à la sueur de son front, comme l’exigeait son rôle de pourvoyeur ? Les hommes à qui cette vie ne convenait pas n’avaient guère d’autres choix que de devenir instituteurs, ou plus souvent moines ou prêtres. Les possibilités de vie n’étaient pas plus diversifiées pour les hommes que pour les femmes à cette époque et dans les petits villages.

Du seul fait de naître femme ou homme dans une famille d’agriculteurs pauvres à cette époque et à cet endroit, on se retrouvait prisonniers, de l’enfance jusqu’à la mort, d’un rôle sexuel très contraignant dont dépendaient la position dans la hiérarchie familiale, la division du travail, les choix de vie, les comportements et les attitudes. Une femme qui aurait voulu, en pareil milieu social, se soustraire à l’autorité de son mari et ne pas se conformer aux attentes de la communauté aurait reçu de son mari des taloches et aurait été l’objet de toutes de sortes de rappels à l’ordre de sa famille et du village. Un homme qui aurait toléré cette attitude chez sa femme et qui, encore pire, l’aurait laissé prendre un ascendant sur lui, sans la remettre à sa place grâce à la force, serait devenu la risée de tout le village, qui aurait vu en lui un faiblard ou femmelette.


La situation s’est améliorée sensiblement pour la génération de mes parents, nés à la fin des années 1940 et au début des années 1950, bien que les rôles sexuels traditionnels aient continué à jouer un rôle important.

En raison de la constitution d’un système d’éducation publique plus accessible à l’ensemble de la population du Québec, les enfants des agriculteurs les plus aisés n’étaient plus obligés, pour les filles, de devenir des poules pondeuses et des ménagères ; et, pour les fils, de pourvoir aux besoins de ces familles nombreuses, en travaillant à la sueur de leur front. Les adolescentes qui le désiraient et dont les familles en avaient les moyens pouvaient quitter leur petit village pour faire des études dans les écoles professionnelles, dans les collèges publics et plus rarement dans les universités nouvellement créés, afin de devenir coiffeuses, infirmières, enseignantes ou techniciennes en administration ou en bureautique, au lieu de commencer à se chercher un mari à seize ans pour mener la même vie que leurs mères. Les adolescents qui disposaient des mêmes conditions favorables pouvaient faire des études professionnelles ou supérieures pour devenir ouvriers de la construction, camionneurs, mécaniciens, soudeurs, techniciens forestiers, agronomes, et plus rarement enseignants ou ingénieurs, quitte à faire leur service militaire quand l’argent manquait, afin de faire payer leurs études par l’Armée.

Malgré la plus grande autonomie économique des femmes rendue possible par les emplois qu’elles pouvaient dorénavant occuper, malgré la diversification des métiers susceptibles d’être exercés par les hommes, malgré l’affaiblissement des pressions sociales très fortes dans les petits villages, l’identification aux rôles sexuels traditionnels demeurait assez forte et déterminait considérablement les choix de vie et les comportements des personnes des deux sexes. Il était entendu qu’ils devaient se marier assez jeunes et avoir des enfants, bien que moins que la génération précédente. Une femme ne devenait une femme à part entière que quand elle devenait mère. Et un homme se devait d’avoir des enfants, afin que sa lignée ne disparaisse pas avec lui. Un homme devait avoir une voiture et de quoi payer les sorties quand il courtisait une femme ou avait une « blonde », et une femme voyait souvent dans l’incapacité d’un homme à assumer les frais des déplacements (qui ne sont pas négligeables à la campagne) et des sorties comme une raison de ne pas le prendre au sérieux ou de le repousser.

Puis il était entendu qu’il y avait des occupations rémunérées et non rémunérées pour les femmes et d’autres pour les hommes. Les femmes continuaient le plus souvent à s’occuper de la cuisine et des autres tâches ménagères et à s’identifier au rôle féminin de ménagère, pour être les servantes de leurs maris sur ce point, ou parce qu’elles les considéraient naturellement incapables de cuisiner et de faire correctement le ménage, et tiraient une sorte de fierté de leur compétence plus grande dans ce domaine. À l’inverse, les hommes continuaient à couper le bois de chauffage, à faire les petits travaux de mécanique et de construction, à s’identifier à ces tâches masculines et à se valoriser grâce à elles, en considérant que les femmes sont presque toujours trop faibles ou trop empotées pour contribuer à ces travaux et ne pas nuire aux hommes qui les font. Il était aussi entendu que les soins donnés aux malades, l’enseignement dans les écoles maternelles et primaires et le travail de bureau, c’était l’affaire des femmes ; et que le travail forestier, la mécanique et la conduite de véhicules lourds, c’était l’affaire des hommes. Une femme qui aurait essayé de devenir mécanicienne aurait été en proie à la méfiance et aux plaisanteries de ses collègues, de ses clients et de ses concurrents masculins, et aurait été considérée comme un « garçon manqué », par les hommes et par les femmes. Une autre femme qui aurait voulu devenir opératrice de machinerie lourde forestière aurait paru bizarre aux yeux des femmes et des hommes, et aurait peut-être même été considérée comme un danger pour elle-même et pour les autres. À l’inverse, un homme qui serait devenu à cette époque et en ces lieux reculés infirmier, préposé aux bénéficiaires, secrétaire-réceptionniste ou enseignant à l’école maternelle, et qui aurait été d’une incompétence notoire quant à tout ce qu’aurait dû normalement savoir faire un homme, aurait été considéré comme efféminé ou même comme une lopette, pas seulement par les hommes, mais aussi par les femmes.

Donc, pour cette génération qui a atteint l’âge adulte à la fin des années 1960 et au début des années 1970 dans nos campagnes, l’identification des autres et de soi-même à des rôles sexuels assez rigides et contraignants demeurait une réalité, et elle n’est pas simplement disparue à la génération suivante. L’une des pires manifestations de ce phénomène selon moi, peut-être parce que je l’ai subie pendant mon enfance et mon adolescence, c’est la représentation des hommes comme des brutes qui ne devaient pas être intelligentes, qui devaient avoir des sentiments simples et rudimentaires, et qui devaient être dépourvues de délicatesse de sentiment et de goût, choses considérées comme typiquement féminines et donc incompatibles avec l’identité masculine ainsi conçue par les hommes et par les femmes qui, il n’y a pas si longtemps, constituaient ces communautés rustiques de rustres.


Passons maintenant à la génération dont je fais partie et qui est née entre le milieu des années 1970 et le début des années 1980. Je ferai ici appel directement à mon expérience vécue des mauvais effets des rôles sexuels rigides sur la liberté et sur l’égalité, et c’est pourquoi je parlerai presque seulement des rôles masculins rustres auxquels les adultes, les adolescents et les enfants s’identifiaient fortement quand j’étais moi-même enfant et adolescent, c’est-à-dire dans les années 1980 et au début des années 1990.

Quand j’avais dix ans, il était attendu des garçons qu’ils ne s’intéressent pas à ce qu’on enseigne à l’école, qu’ils ne fassent pas d’efforts pour apprendre les rudiments de la lecture, de l’écriture et des mathématiques, qu’ils aient de la difficulté à réussir les examens, qu’ils jouent au hockey (c’était une occasion de donner impunément des coups de bâton et des coups de poing aux enfants des villages voisins), qu’ils commencent à se saouler au plus tard à douze ans en volant du « fort » à leurs parents souvent alcooliques ou en l’obtenant d’eux, qu’ils regardent des matchs de lutte (de catch, comme on dirait en France) en hurlant, qu’ils se passionnent pour les voitures de sport (les Camaro, les Trans Am et les Corvette), les motos, les véhicules tout terrain et les motoneiges, et qu’ils pensent déjà à arrêter d’aller à l’école pour devenir des travailleurs forestiers ou des transporteurs de gravier comme leurs pères et, de manière plus générale, des ours mal léchés, toujours comme leurs pères. À l’inverse, ne pas se satisfaire de cette existence fruste, ne pas s’intéresser à toutes ces choses, et aimer plutôt lire, penser et faire des promenades solitaires, et s’intéresser à toutes sortes de choses (l’astronomie, la géographie, l’histoire, les mathématiques, le jardinage), voilà qui ne convenait pas à un garçon, lequel se retrouvait alors à passer pour une sorte d’extra-terrestre, et à être considéré comme efféminé par les autres garçons, par les filles et aussi par les adultes, qui voyaient en lui une sorte de « tapette » en devenir – ce qui, avec le recul, s’avérait en fait plus insultant pour les ours mal léchés que pour les « tapettes » véritables ou présumées.

Des six garçons qui avaient le même âge dans ce petit village, j’ai été le seul à être admis au cheminement régulier à l’école secondaire qui se trouvait dans un village voisin un peu plus grand et moins reculé. Les cinq autres ont été admis au cheminement particulier et y sont restés jusqu’à ce qu’ils abandonnent leurs études secondaires, sans que cela ne pose problème aux yeux de leurs parents et d’une partie non négligeable des enseignants, qui considéraient que c’était dans l’ordre des choses. Les filles, pour leur part, réussissaient généralement mieux à l’école même quand elles provenaient des mêmes familles défavorisées, puisqu’il était mieux vu pour elles d’être studieuses, d’être réfléchies et d’être intelligentes, puisqu’il était normal – le féminisme s’étant frayé un chemin jusque dans ces lieux reculés – d’aspirer à une existence différente de celle de leurs mères. Sur ce point, elles étaient donc avantagées comparativement aux garçons, qui devaient s’identifier plus fortement à un rôle sexuel plus rigide et plus limitatif et qui devaient incorporer la rusticité masculine ambiante, ce qui avait presque toujours pour résultat un important sous-développement intellectuel et sentimental, dans lequel les principaux concernés se vautraient, comme s’il s’agissait d’une bonne chose.

Voilà qui montre que les rôles sexuels traditionnels, qui passent pour avoir été surtout mauvais pour les femmes – soumises à l’autorité des hommes et considérées comme des êtres humains de second ordre –, sont aussi mauvais pour les hommes, du moins dans les milieux populaires.


Après ce survol de l’évolution des rôles sexuels traditionnels dans un petit village du Québec, réfléchissons aux raisons pour lesquelles ces rôles ont diminué, pour les personnes des deux sexes, leur liberté et leur égalité, ainsi que le développement de leurs aptitudes et la réalisation de possibilités humaines que nous jugeons supérieures.

Une des raisons qui vaut pour toutes les générations dont j’ai parlé, c’est la force et la rigidité de l’image que les autres, pris individuellement et aussi comme communauté, ont de chaque personne en fonction de son sexe. Les garçons et plus tard les hommes se devaient d’agir de telle manière et non de telle autre, avoir tels intérêts et non tels autres, savoir faire telles choses et non telles autres, avoir telles qualités et tels défauts et non tels autres, etc. Et même chose pour les filles et plus tard pour les femmes, mais avec d’autres manières d’agir, intérêts, aptitudes, qualités et défauts. Ces attentes étaient encore plus puissantes et contraignantes dans les petits villages comme celui où j’ai passé mon enfance et mon adolescence que dans les villes à cause de l’homogénéité sociale, de l’absence d’anonymat et d’une certaine pauvreté économique et culturelle, qui rendaient encore plus limités les écarts à la norme tolérés et encore plus difficile de se soustraire au jugement borné et aux pressions du groupe. Chaque individu de sexe masculin ou féminin se trouvait donc grandement réduit, aux yeux des autres, à quelques caractéristiques masculines ou féminines stéréotypées, et il prenait d’autant plus part aux pressions exercées sur les autres qu’il les subissait lui-même, car on peut certes se consoler d’être étouffé par les autres en les étouffant, au lieu d’essayer de mettre fin à cet entre-étouffement.

Le pire, c’est que cette image et les rôles sexuels qui l’accompagnaient avaient tôt fait d’être intériorisés par les enfants, c’est que les adultes ne parvenaient qu’assez rarement à s’en dégager. Ce qui veut dire que l’évaluation morale de leur entourage sur leur comportement en fonction de leur sexe devenait aussi en grande partie la leur, et que les pressions extérieures devenaient aussi intérieures. Il était donc très difficile de se libérer de l’emprise des représentations et des rôles sexuels, puisque les jugements moraux des individus se réglaient sur les jugements moraux des autres individus et de la communauté, ce qui renforçait cette emprise. Même quand les individus arrivaient jusqu’à un certain point à s’en libérer, les effets de ces rôles rigides et contraignants continuaient malgré tout à se faire sentir. Ma mère, qui n’a jamais voulu être une femme à la maison, qui a toujours refusé de dépendre financièrement de son mari, et qui a fourni la principale source de revenus de notre famille, n’en a pas moins choisi la profession d’infirmière, typiquement féminine, et n’a pas réussi à arrêter de jouer son rôle de maman (qui se combinait à merveille avec son rôle d’infirmière) quand mes deux sœurs et moi sommes devenus de jeunes adultes et même quand nous avons atteint l’âge mûr. Mon père, que ses parents ont retiré de l’école à quatorze ans pour qu’il travaille à la ferme familiale, qui tirait une grande fierté de sa force hors du commun, qui n’a pas su tirer profit des hivers chômés accordés à tous les travailleurs forestiers saisonniers pour faire autre chose que de faire la motoneige, que regardé les matchs de hockey télévisés en buvant de la bière, et que végéter ou dormir le reste de la journée, et qui avait une démarche et une expression de gorille somnolant, en est enfin venu à réaliser, un peu avant d’avoir cinquante ans et en discutant avec l’étudiant universitaire que j’étais à l’époque, à quel point il y avait des choses qu’il ne savait pas et qu’il ne comprenait pas. J’ai bien essayé de l’aider en discutant avec lui et en lui proposant des lectures à mon avis assez accessibles pour commencer ; mais c’était peine perdue, puisqu’il avait toute la peine du monde à se dégager de son point de vue bornée quand nous discutions, et il perdait le fil de ce qu’il lisait quand il rencontrait une phrase de quelques lignes. Pour ma part, il m’a fallu quelques mois, quand je me suis enfin établi dans une ville à dix-sept ans, avant de vraiment comprendre qu’étant arrivé en territoire civilisé, il ne m’était plus nécessaire de faire de temps en temps des démonstrations de force pour dissuader les autres de m’emmerder à cause de mes tendances intellectuelles assez marquées même à l’époque, et pour leur montrer que j’étais quand même capable de rivaliser de violence avec eux et ce qui les attendait si l’envie leur prenait de me tabasser, même s’ils se plaisaient à penser et à dire que j’étais une femmelette, une « moumoune ». Il a fallu plusieurs années, au barbare que j’étais alors, pour se départir progressivement d’une certaine brutalité et d’une certaine rudesse, et pour se civiliser ; et peut-être n’y suis-je pas encore complètement parvenu.

Ah ! qu’il aurait été mieux, pour nos grands-parents, pour nos parents et pour nous-mêmes de ne pas avoir été conditionnés ou même dressés à agir, à sentir et à penser en fonction de stéréotypes sexuels souvent simplistes et parfois même grossiers ! Qu’il aurait été mieux, aussi, de laisser les individus vivre d’après leurs préférences, leurs inclinations et leurs désirs, indépendamment de leur sexe, au lieu d’essayer de façonner ou de formater ces préférences, ces inclinations et ces désirs en fonction d’un rôle sexuel qu’il faudrait leur faire jouer ! Qu’il aurait été mieux, enfin, d’évaluer les individus d’après leurs qualités et leurs défauts, en fonction de principes qui ne changent pas d’après les sexes ou, encore mieux, des effets observables de ces caractéristiques humaines, qui ne diffèrent pas selon le sexe ! Qu’il aurait été mieux, bref, d’accorder le moins d’importance possible à ces rôles sexuels contraignants, rigides et incompatibles avec la liberté et avec l’égalité entre les sexes !

Espérons que les jeunes et les générations suivantes profitent déjà ou profiteront de meilleures conditions sur ce point.


Depuis le début des années 2000, et encore plus depuis les années 2010, les rôles sexuels se sont encore plus assouplis.

Sauf au sein de communautés plus conservatrices, ce sont assez souvent les hommes qui restent à la maison, quand les enfants sont petits et qu’il n’est pas possible de les envoyer à la garderie, alors que les femmes vont travailler. Les hommes québécois sont de moins en moins rustiques et cherchent de moins en moins à affirmer ostentatoirement leur identité mâle, ce qui se manifeste dans leur manière de parler, de bouger et de se vêtir, et dans leur manière d’agir les uns avec les autres et avec les femmes. Sauf dans les milieux très populaires, on attend de moins en moins d’eux qu’ils soient des brutes plus ou moins stupides qui s’accommodent fort bien de leur propre manque d’intelligence. Ils peuvent plus facilement exercer des métiers qui étaient traditionnellement féminins, même si certaines tendances perdurent. Ils réalisent de plus en plus des tâches qui étaient jadis l’affaire des femmes, en se faisant moins souvent reprocher (à tort ou à raison) par les femmes de mal s’en tirer, et en devenant parfois de bons cuisiniers.

Les femmes, quand elles ne sont pas enfermées dans des rôles sexuels rigides par leur appartenance à une communauté culturelle traditionaliste sur ce point, sont de moins de moins souvent dans l’obligation d’interrompre ou de suspendre leurs activités professionnelles pendant des années parce qu’elles ont des enfants, puisqu’elles subissent moins pressions sociales pour en avoir, puisqu’elles peuvent compter souvent sur l’aide de leur conjoint et sur des services de garde partiellement financés par l’État pour que ça n’arrive pas. Les femmes québécoises se sont libérées en grande partie de la réserve, de la douceur, de l’humilité et de la faiblesse que l’identité féminine traditionnelle exigeait d’eux. Même dans les milieux populaires, on ne s’attend généralement plus à ce qu’elles fassent preuve de déférence à l’égard des hommes, à ce qu’elles dépendent d’eux de quelque manière que ce soit, et à ce qu’elles doivent modérer ou abandonner leurs aspirations parce qu’elles sont des femmes, ce qui se manifeste par toutes sortes d’attitudes qui auraient été inadmissibles et difficilement imaginables il y a quelques générations. Elles peuvent plus facilement exercer des métiers qui étaient traditionnellement masculins, même si certaines tendances existent toujours. Elles réalisent de plus en plus des tâches qui étaient jadis l’affaire des hommes, en se faisant moins souvent reprocher (à tort ou à raison) par les hommes de mal s’en tirer, et en devenant parfois de bonnes travailleuses manuelles qui n’ont rien à envier aux hommes qui font eux aussi du travail manuel.

Enfin, nous assistons à un assouplissement des relations traditionnelles entre les sexes. Il y a déjà longtemps que les relations sexuelles en dehors du cadre du mariage religieux ou civil, pour les hommes comme pour les femmes, sont non seulement tolérés, mais ne font plus l’objet d’un jugement moral négatif, sauf dans des communautés culturelles conservatrices et croyantes, souvent alimentées par l’immigration. C’est la même chose avec l’homosexualité et la bisexualité, ce qui est logique puisque les relations amoureuses et sexuelles se sont dégagées de l’impératif de reproduction. Et c’est aussi la même chose qui est en train d’arriver pour la transsexualité, en raison de l’assouplissement des identités sexuelles traditionnelles. Au même titre qu’une femme qui ne veut pas être mère et femme à la maison et qui ne veut pas exercer une profession traditionnellement féminine, un homme qui se considère comme une femme peut porter des vêtements de femme, se faire poser des prothèses mammaires, et avoir recours à la chirurgie et à des traitements hormonaux pour transformer son corps et le rendre conforme à l’idée qu’il se fait de son identité sexuelle, et ce, sans être traité comme un monstre contre-nature ou une abomination.

Il semble donc que nous allions dans la bonne direction, et que c’est seulement une question de temps avant que les identités sexuelles traditionnelles et les rôles plus ou moins contraignants qu’elles impliquent soient enfin dissous. La liberté et l’égalité des personnes, quelles que soient leur identité sexuelle et leur orientation sexuelle, s’en trouvent renforcées.

Hourra !


Mais ne nous réjouissons pas trop rapidement, car il reste encore beaucoup de travail à faire, comme le reconnaissent si bien les défenderesses des droits des femmes et les représentants et les militants de la communauté LGBTIQ. Je dirais même qu’il y en a encore plus à faire qu’ils ne se l’imaginent.

Les mouvements de dénonciation (« Balance ton porc », par exemple) très médiatisés d’agressions sexuelles (pas seulement les viols, mais aussi les attouchements parfois accompagnés de coups ou de menaces, les propositions indécentes, les compliments grossiers, les remarques grivoises, etc.) de femmes par des hommes montrent clairement que les rôles et les stéréotypes sexuels persistent, et ce, indépendamment de la véracité des accusations en question, car il est difficile d’établir si ces crimes ou si ces actes répréhensibles moralement ou vulgaires ont véritablement eu lieu et ont eu lieu comme on l’affirme, puisque les dénonciatrices sont parfois anonymes, puisqu’il n’y a parfois pas de témoins à part l’accusatrice et l’accusé, puisqu’il n’y a souvent pas de preuves plus fiables que les déclarations de témoins (surtout quand les actes commis ont eu lieu il y a quelques années ou décennies) qui peuvent mentir, déformer ce qui est arrivé ou déformer la vérité pour inculper ou innocenter l’accusé. Ce que nous pouvons dire avec certitude, c’est que de tels mouvements accusatoires, qui portent sur des actes de gravité très différente, contribuent à enfermer les femmes dans le rôle traditionnel de la victime et les hommes dans le rôle traditionnel de l’agresseur.

On dira que, si les femmes continuent d’être des victimes, c’est parce que les hommes continuent d’être des agresseurs. C’est vite dit. Pour voir ce qu’une telle affirmation vaut, il faut séparer les viols et les actes qui s’en rapprochent des autres agressions sexuelles dont on accuse, à tort ou à raison, les hommes.

Les viols et les actes similaires sont des crimes punissables par la loi. Ainsi, quand des accusations sont faites, leur fondement devrait être examiné par les tribunaux, en interdisant rigoureusement les jugements extra-judiciaires (qui ont parfois de graves conséquences) et les campagnes de « salissage » contre des hommes qui sont innocents jusqu’à preuve du contraire, et dont la culpabilité doit être établie hors de tout doute raisonnable. Si les hommes peuvent certainement être des agresseurs sexuels et des violeurs, les femmes peuvent certainement être menteuses, malveillantes ou de mauvaise foi, comme les hommes, d’ailleurs. Cela fait partie de la nature humaine, et le sexe n’y change rien, si ce n’est la manière dont ça se manifeste, qui est déterminée socialement. Penser le contraire, c’est accorder gratuitement une sorte de suprématie morale aux femmes et un statut juridique différent aux femmes et aux hommes, ce qui est incompatible avec l’égalité entre les sexes et susceptibles de restreindre arbitrairement la liberté des hommes, qui seraient considérés comme des violeurs et des tripoteurs potentiels en vertu de leur sexe. Si viols il y a bien eus, les victimes ne devraient pas céder à la honte et devraient porter plainte sans attendre, pour profiter des preuves qui existent encore, au lieu d’attendre des mois, des années ou des décennies pour faire des accusations en règle ou des dénonciations publiques.

Pour ce qui est des autres agressions sexuelles, qu’on qualifie parfois d’inconduites sexuelles, elles ne sont pas des crimes et ne me semblent pas être des agressions non plus, ni même des microagressions. Je comprends qu’il soit déplaisant, pour une femme, d’être touché à répétition par un homme avec lequel elle voudrait garder ses distances ou qu’elle trouve même dégoûtant, d’être l’objet d’avances persistantes et d’être draguée de manière grossière. Au lieu d’entrer dans le rôle féminin de la victime et de faire preuve d’une pruderie véritable ou affectée (qui suppose que le corps des femmes est quelque chose de sacré), et de prétendre avec ses consœurs qu’il s’agit d’une agression contre toutes les femmes et la Femme, une telle femme devrait plutôt adopter une attitude ouvertement méprisante ou user de la moquerie pour se débarrasser de ce dragueur grossier. Dans bien des cas, il capitulera après avoir perdu la face, ou du moins il modérera ses ardeurs. Autrement, la femme se met dans une position d’infériorité vis-à-vis de ce prétendant vulgaire et entêté, ce qui peut d’ailleurs l’encourager à persister dans les comportements auxquels elle voudrait qu’il mette fin.

Je me rappelle d’une scène à laquelle j’ai assisté il y a une quinzaine d’années, à l’occasion d’une fête organisée par une de mes connaissances et à laquelle avaient été invitées quelques dizaines de personnes. Une des invitées, un peu ivre, s’amusait à s’asseoir sur un homme et à s’y frotter pendant quelques minutes, pour ensuite passer au suivant, en recommençant le même jeu. Ce qui manifestait le peu de considération qu’elle avait pour chacun d’entre eux, qu’elle traitait comme des choses où elle s’amusait à produire une certaine excitation sexuelle qui devait rester insatisfaite et qui n’était pas nécessairement voulue par les hommes en question. La plupart se laissaient faire, en cherchant à cacher un certain embarras, alors que d’autres, moins nombreux, en profitaient pour la peloter. Selon les rôles sexuels traditionnels, cette femme aurait été traitée de salope, de dévergondée, de traînée, de pute, etc. Je ne tiens pas à ce qu’on aille jusque-là et qu’on revienne ainsi en arrière. Ce que je veux montrer, c’est que personne ou presque n’aurait l’idée de prétendre, rétrospectivement, que ces hommes ont été victimes d’une agression ou d’une inconduite sexuelle, que cette femme en est coupable et qu’un sacrilège a été commis à l’endroit de leur corps, et de lancer un mouvement de dénonciation nommé « Balance ta truie », qui serait perçu par plusieurs comme rétrograde et opposé à la libération sexuelle de la femme. Qu’est-ce qui motive ce traitement différent et inégal, sinon la persistance des rôles sexuels dont nous croyons nous être en grande partie affranchis ?

Même s’il leur procure une position avantageuse pour accuser, dénoncer et récriminer, le rôle de victime ne réduit-il pas la liberté des femmes qui décident de le jouer et de s’y identifier, en ce qu’elles reproduisent ainsi le stéréotype de la femme faible et hypersensible qui est battue, agressée, harcelée, touchée, draguée et complimentée sur son apparence physique, et qui a besoin qu’on la protège des agresseurs véritables ou potentiels, et ne semble-t-il pas même donner un fondement à ce stéréotype et le renforcer, en considérant comme des agressions ce qui n’en pas ? La femme qui est capable, par sa force de caractère, son esprit tranchant, son dédain, son mépris, voire par sa force physique, de mettre fin à ces situations, de les empêcher de se produire, de ne pas leur accorder plus d’importance qu’elles n’en méritent et ne pas se laisser affecter exagérément par elles n’est-elle pas supérieure et beaucoup plus libre que l’éternelle victime féminine ? N’est-elle pas bien plus qu’elle l’égale des hommes en général ? Et n’est-elle pas ainsi supérieure aux hommes qui l’importunent, qui ne l’intéressent pas et qu’elle veut garder à distance ?

Quant au stéréotype de l’homme agresseur, sans lequel le stéréotype de la femme victime ne saurait exister, n’est-il pas renforcé par le fait que les éternelles victimes voient des agressions ou des inconduites sexuelles tout autour d’elles, et du même coup aussi des agresseurs ? Cela ne revient-il pas à effectuer un renversement moral, en rendant les éternelles victimes supérieures à leurs agresseurs présumés, en faisant d’elles des martyres qu’il faudrait sanctifier et d’eux des méchants qu’il faudrait punir ou même lyncher à la première offense réelle ou fabulée, sans autre forme de procès ? Cela ne contribue-t-il pas à faire perdre de leur spontanéité aux relations entre les sexes, les hommes devant rester sur leurs gardes en présence de femmes qu’ils ne connaissent pas bien et qui pourraient vouloir faire d’eux les agresseurs des victimes qu’elles se plaisent à être, seulement pour quelques paroles inconsidérées, par exemple des propos grivois, ou pour avoir montré trop ouvertement ou maladroitement leur attirance sexuelle ? Et les femmes qui refusent de s’enfermer dans ce rôle d’éternelles victimes, et que j’espère plus nombreuses que les éternelles victimes féminines, ne subissent-elles pas le contre-coup de la méfiance qui empoisonnent de plus en plus les relations sociales entre les hommes et les femmes, et qui diminuent leur liberté sexuelle comme elle diminue aussi celle des hommes, un peu comme dans les sociétés passées ou présentes où les femmes doivent rester vierges aussi longtemps qu’elles ne sont pas mariées, et ne doivent pas coucher ou flirter avec d’autres hommes que leur mari, et où les séducteurs qui déshonorent le mari et la famille de la femme séduite ou susceptible de l’être est provoqué en duel, poignardé, abattu ou émasculé ?

La situation s’aggrave quand on considère que le rôle traditionnellement féminin de la victime s’étend bien au-delà des relations sociales ou sexuelles entre les hommes et les femmes, et s’immisce aussi dans des milieux de travail, dans des collèges, dans des universités et dans des organismes publics où toutes sortes de discriminations à l’égard des femmes auraient lieu et devraient être combattues, soit qu’on essaie d’y appliquer le principe de parité, soit qu’on affiche des postes réservés aux femmes, soit qu’à compétence égale on accorde la priorité aux femmes, afin de donner un coup de main aux femmes qui seraient forcément discriminées quand elles sont moins nombreuses que les hommes à tel endroit, et afin de procurer aux organisations une sorte d’image de marque morale. Ne nous illusionnons pas : la discrimination positive n’arrête pas d’être de la discrimination tout simplement parce qu’on la dit positive. Outre le fait que toute discrimination positive qui avantage les femmes implique nécessairement une discrimination négative qui désavantage les hommes, il est ou devrait être insultant pour les femmes d’être traitées comme des êtres inférieurs qui auraient, contrairement aux hommes, besoin qu’on les aide à faire leur chemin, un peu comme des handicapés ou des enfants auxquels les adultes accordent des avantages quand ils jouent avec eux, afin de rendre la partie égale. Il en résulte que dans les organisations où de telles formes de discrimination positive existent, on soupçonne souvent les femmes d’occuper tel poste ou telle position non pas à cause de leurs compétences, mais à cause qu’elles sont des femmes. Ce n’est pas bon pour elles. Au lieu d’éliminer les inégalités sociales et économiques entre les hommes et les femmes, de telles mesures ont seulement pour effet de leur donner des nouvelles formes plus moralement acceptables et donc plus insidieuses.

Enfin, puisque le rôle traditionnellement féminin de la victime tend à s’étendre et à se généraliser en prenant de nouvelles formes, puisque beaucoup de femmes (féministes militantes ou non) s’y identifient plus ou moins fortement, d’autant plus que cela sert dans une certaine mesure leurs intérêts apparents ou immédiats, le risque pour elles de s’enfermer de plus en plus dans ce rôle et de l’incorporer existe véritablement. Il serait intéressant de savoir toute l’énergie qui est dépensée par des millions de femmes pour jouer ce rôle de victime et pour renforcer son existence sociale et institutionnelle en le faisant reconnaître par des mesures de discrimination positive auxquelles elles peuvent se fier dans une certaine mesure pour obtenir des avantages sur les hommes. Et toute cette énergie dépensée pour jouer ce rôle et récolter ses bénéfices n’est pas davantage utilisée par ces femmes pour devenir plus libres et perfectionner leur personne, leur intelligence, leurs connaissances, leurs compétences, leurs sentiments et leur goût, que ne l’était celle des hommes de mon petit village qui s’identifiaient à leur rôle de rustre. À moins de supposer l’existence d’une nature féminine très différente de la nature masculine (ce qui reviendrait à faire des femmes des êtres d’une autre espèce que les hommes), comment les effets d’un comportement semblable pourraient-ils différer du tout au tout selon qu’il s’agit de femmes ou d’hommes ?


Nous pourrions penser que les problèmes qui arrivent aux femmes avec les rôles sexuels traditionnels et rigides et leur mise au goût du jour cessent d’exister pour les personnes qui, plus nombreuses dans les nouvelles générations, ne s’identifient pas à leur sexe biologique, portent des vêtements habituellement portés par des personnes de l’autre sexe, changent de nom, et ont recours à des chirurgies et à des traitements hormonaux pour rendre leur corps conforme à l’idée qu’elles se font de leur identité sexuelle ; et pour les personnes qui ne se considèrent ni comme des hommes ni comme des femmes, à la fois comme des hommes et des femmes, ou entre les deux, c’est-à-dire non-binaires. Il en serait effectivement ainsi si elles accordaient peu d’importance aux identités sexuelles traditionnelles ou nouvelles, et si elles ne se préoccupaient pas des rôles et des attitudes qui leur sont associées. Malheureusement, il en va autrement pour toutes les personnes qui font de grands efforts pour obtenir l’adéquation entre leur représentation (parfois mouvante) de leur identité sexuelle et leur corps, et pour les personnes qui militent afin que les autres, qui s’identifient à leur sexe biologique initial (les cisgenres), reconnaissent leur identité sexuelle, leur non-binarité ou leur identité sexuelle indéfinie. Le fait que ces identités sexuelles ou cette absence d’identité sexuelle soient en tension ou en opposition avec les identités sexuelles ne change rien à l’affaire. Cela contribue plutôt à reproduire le problème sous de nouvelles formes, et même à l’aggraver.

Changer de sexe, si on prend la chose au sérieux et si on va jusqu’au bout, c’est toute une entreprise. Il faut faire des démarches pour obtenir l’argent afin de payer l’hormonothérapie et les chirurgies, soit en travaillant, soit en faisant des démarches pour profiter de programmes gouvernementaux d’assistance financière ou d’assurances collectives. Car la transition, comme on l’appelle, dure nécessairement des années. Pour un homme qui s’identifie comme une femme et qui veut devenir une femme à part entière, il faut une hormonothérapie, une augmentation mammaire, la féminisation du visage, l’épilation permanente de plusieurs parties du corps et la transformation du pénis en vagin, entre autres. Pour une femme qui s’identifie comme un homme et qui veut devenir un homme à part entière, il faut aussi une hormonothérapie, une ablation mammaire, le retrait de l’utérus et la construction du phallus. Les efforts faits par un homme (séances fréquentes de musculation et prise de surplus protéinés pour avoir de gros bras et des pectoraux imposants, cours de boxe, attitude virile, barbe, grosse voiture de sport, vantardises à propos de prétendues conquêtes féminines, etc.) pour se conformer à une idée stéréotypée de ce que c’est que d’être un homme, ou les efforts faits par une femme pour se conformer à une idée assez stéréotypée de ce que c’est que d’être une femme (rouge à lèvre, maquillage, manucure, épilation, soin de la chevelure et de la peau, achat de nombreux vêtements au goût du jour, séances de workout pour développer ou modeler son postérieur, et des grossesses pour devenir une mère (l’aboutissement ultime de l’identité sexuelle féminine traditionnelle), etc.), et qu’on blâme assez souvent, ne sont rien en comparaison de ce que doit faire et endurer un transsexuel qui réalise sa transition.

Le fait que ces personnes transsexuelles ne se sentent pas bien dans leur peau et éprouvent même de la détresse aussi longtemps qu’elles ne changent pas leur sexe d’origine n’atténue pas le problème. Ça fait partie du problème. C’en est même la cause, car c’est seulement à cette condition que la transition sexuelle peut devenir une sorte de projet de vie dont la réalisation serait nécessaire au bonheur ou au plein accomplissement des personnes concernées – à plus forte raison si nous faisons l’hypothèse vraisemblable que le prosélytisme transsexuel produit ou amplifie, dans certains cas, ce malaise identitaire, de la même manière que le zèle des médecins peut provoquer ou aggraver l’hypocondrie des patients et que la prédication des prêtres peut produire ou renforcer le sentiment de culpabilité des fidèles. Il en résulte que les personnes transsexuelles mettent leur salut dans ces transformations corporelles et aussi dans la transformation de l’attitude des autres à l’égard de ces transformations. Voilà un plan qui ne me semble pas pouvoir servir à devenir plus libre et à s’accomplir en développant pleinement certaines des capacités humaines, car la manière de s’identifier à ce processus de transformation ou à son résultat et d’avoir besoin de leur reconnaissance par les autres est plus contraignante que la manière dont les personnes traditionalistes se campent dans les rôles qui sont socialement ou culturellement associés à leur sexe biologique, et qui cherchent à se valoriser en s’identifiant à eux. Et si on fait la comparaison avec tous les hommes et toutes les femmes qui accordent assez peu d’importance aux rôles associés à leur sexe – c’est-à-dire qui ne s’en soucient pas ou presque pas dans leurs choix de vie et dans leurs manières d’agir quotidiennes, sauf pour des choses assez circonscrites comme le choix des vêtements et des partenaires sexuels – et qui s’identifient assez mollement comme un homme ou comme une femme (au point d’en faire une simple constatation de leur sexe biologique, analogue au fait de dire qu’ils ont les cheveux noirs ou blonds), on voit à quel point l’importance démesurée que prennent l’identité sexuelle et son affirmation dans l’existence des personnes transsexuelles a pour effet que cette existence est réduite à une petite partie de l’existence humaine (certainement pas la plus intéressante et la plus enrichissante) ou assimilée par elle, et que d’autres parties de l’existence humaine sont étouffées ou négligées. En ce sens, les personnes transsexuelles – je veux dire celles qui s’identifient fortement à leur identité sexuelle et qui ont besoin de sa reconnaissance – sont moins libres et sont désavantagées. Et le processus de transition grâce auquel elles cherchent à obtenir l’adéquation de leur corps ou de leur apparence physique avec leur identité sexuelle, ainsi que la lutte incessante pour faire reconnaître ce processus et cette identité, ne contribuent pas à les rendre plus libres et à éliminer ces désavantages, mais contribuent plutôt à les rendre moins libres et à renforcer ces désavantages. Elles sont comme les croyants d’une nouvelle religion, qui exige plus d’eux qu’une religion établie ou en décadence, et qui exerce sur eux une plus grande emprise. Croire que les personnes transsexuelles qui se définissent principalement par ces nouvelles identités sexuelles demeureraient malgré tout libres et pourraient se perfectionner sans entraves internes à leurs personnes, ce serait supposer gratuitement qu’elles sont d’une nature humaine différente du reste du genre humain et qu’elles sont des êtres supérieurs aux « cisgenres ».

Parlons franchement : il y a de bien meilleures façons de se perfectionner, en tant qu’être humain, que d’effectuer une transition sexuelle ; et aussi que d’avoir une famille nombreuse, ou seulement quelques enfants, et de faire de sa vie familiale le centre de son existence, mais sans avoir un projet éducatif réfléchi qui permet aux enfants et aux adultes de développer vraiment leurs aptitudes intellectuelles, sentimentales et morales ; et aussi que de faire du travail le principe organisateur de sa vie pendant des décennies, de s’identifier au poste occupé et de croire qu’on s’accomplit grâce à lui, sans que ça signifie généralement autre chose que d’être l’instrument docile des employeurs. Les transsexuels qui font cette transition sont accaparés pendant des années par cette dernière, surtout quand ils sont des militants ou quand ils ont, à tort ou à raison, l’impression d’être discriminés par leur entourage. C’est encore pire quand ils s’engagent à fond dans une carrière, et encore plus s’ils croient devoir faire reconnaître leur identité sexuelle à leurs employeurs et à leurs collègues et avoir des preuves à faire en tant que travailleurs, un peu comme les femmes qui veulent montrer qu’elles sont capables de rivaliser avec les hommes en tant que carriéristes et de même de les surpasser ; et quand ils décident d’avoir une famille et d’élever des enfants, lesquels ils veulent alors élever conformément à leurs principes moraux sur l’identité sexuelle et dont ils font une partie de leur projet de vie. Où donc trouveraient-ils le temps, l’énergie et le désir de se perfectionner véritablement, quand ils sont à ce point investi dans leur transition, et quand ils croient déjà avoir trouvé la voie du salut ou du bonheur ?

Ce projet de vie et ses différentes ramifications n’impliquent donc pas une culture des idées, des sentiments et du goût, d’autant plus que les intellectuels et les artistes qui militent pour la reconnaissance des nouvelles identités sexuelles et qui ont certaines prétentions culturelles s’efforcent souvent de rompre avec la culture intellectuelle et artistique occidentale, sous prétexte qu’elle aurait été produite par de vieux mâles blancs rétrogrades, misogynes, racistes et colonisateurs, et prétendent même la dépasser, mais sans être capables de produire des œuvres comparables ou même seulement des œuvres passables.

Il est vrai que tous les transsexuels ne s’engagent pas à fond dans leur transition, au point d’en faire une sorte de projet de vie, même s’il y a inadéquation entre le sexe auquel il s’identifie et leur sexe biologique. Puis il y a les non-binaires qui, s’ils ne s’identifient pas à leur sexe biologique et disent avoir une autre identité sexuelle (qui n’est pas simplement celle de l’autre sexe) ou ne pas avoir d’identité sexuelle, n’entreprennent généralement pas de transformer radicalement leur corps pour le rendre conforme à cette identité ou absence d’identité. Quand ils ne s’adonnent pas à une forme de militantisme qui les enferme dans ces identités ou dans cette absence d’identité, qui en viennent alors à définir principalement ce qu’ils sont ou croient être, il n’y a pas de raisons de les croire moins libres et moins aptes à se perfectionner qu’un homme ou une femme qui accorde très peu d’importance au fait d’être un homme ou une femme. Mais il en va autrement quand, jeunes et étudiants, ils passent moins de temps à étudier, à lire, à écrire, à réfléchir, à discuter et à examiner de manière critique leurs idées, leurs sentiments et leurs valeurs, qu’à militer pour la reconnaissance des identités sexuelles non traditionnelles, qu’à exiger l’usage de tels pronoms de leur invention, qu’à réciter la théorie des genres qui s’impose à tel moment, qu’à donner la chasse aux professeurs, aux chercheurs et aux auteurs vivants ou morts qui ne sont pas conformes à cette théorie et dont les idées fausses et immorales constitueraient une menace pour leurs identités sexuelles et leur reconnaissance qui seraient sacrées et situées au-delà de la critique. Mais il en va autrement quand, plus tard, ils militent pour les mêmes choses dans les milieux de travail qu’ils fréquentent ou dans l’ensemble de la société, s’immiscent dans les écoles primaires ou secondaires pour « sensibiliser » les enfants et les adolescents aux nouvelles identités sexuelles et les « soutenir » s’ils ne s’identifient pas à leur sexe biologique, se scandalisent de tout signe véritable ou présumé de non-reconnaissance de ces identités sacrées, perturbent ou font annuler des événements auxquels participent des méchants qui ne reconnaissent pas ces identités sacrées et qui les critiquent, et s’efforcent de rendre punissables par la loi ou des sanctions administratives la non-reconnaissance, la désapprobation et la critique de ces identités, qui seraient autant d’actes d’intolérance et de haine à l’égard des éternelles victimes qu’ils seraient. Tout comme le processus de transition, un tel engagement accapare beaucoup d’énergie et de temps (que nous avons en quantités limitées, en raison de la condition humaine et de la vie laborieuse qu’on impose à beaucoup d’entre nous, indépendamment de leur identité sexuelle) qui gagneraient plutôt à être utilisés pour se perfectionner et se cultiver. Et, par sa rigidité et son dogmatisme, cet engagement rend même les personnes embrigadées moins aptes à se perfectionner ou à se cultiver, beaucoup d’entre elles semblant penser qu’elles incarnent l’aboutissement ultime de la pensée morale ou, à tout le moins, que le progrès moral et social doit nécessairement se faire par elles.

Le pire, c’est que cet engagement provoque une réaction de plus en plus vive chez les individus et les communautés traditionalistes, qui prend entre autres la forme d’un renforcement de l’identification aux rôles sexuels traditionnels, qui sont fortement incompatibles avec la liberté et l’égalité des individus, comme nous l’avons vu dans les premières parties de cet essai. Nous assistons à un certain retour de la femme traditionnelle (dont la principale raison d’être est d’avoir des enfants) et de son équivalent masculin (dont la principale raison d’être est de pouvoir aux besoins de sa femme et de ses enfants et de les protéger) dans certains milieux conservateurs, où sont très présentes des religions traditionnelles et dogmatiques, comme le christianisme et l’islam. Ce qui devrait provoquer en retour une plus forte identification aux identités sexuelles non traditionnelles, si bien que la lutte idéologique entre ces deux tendances devrait gagner en intensité. Non seulement cela pourrait détourner encore plus les individus embrigadés, de part et d’autre, de tentatives de se perfectionner et de cultiver, mais à l’échelle de la société, ce seraient des quantités encore plus grandes d’énergie et de temps qui seraient dépensées en vain dans ces luttes absurdes et qui seraient détournées de luttes sociales, politiques et économiques plus importantes, alors que nos maîtres s’efforcent activement de nous rendre plus pauvres, plus dépendants d’eux et même plus asservis.


Deux possibilités s’offrent donc à nous depuis l’affaiblissement des identités sexuelles traditionnelles et des rôles qui leur sont associés. Soit transformer ces identités et ces rôles et leur accorder autant d’importance, voire davantage. Soit accorder de moins en moins d’importance à ces identités et à ces rôles, qu’ils soient traditionnels ou nouveaux. Dans le premier cas, nous nous retrouvons à nous identifier dogmatiquement à ces rôles, au détriment de la liberté et de l’égalité des individus, et en négligeant ou en détruisant des choses plus favorables au perfectionnement des individus et à la culture des idées et des sentiments. Dans le deuxième cas, nous devenons plus libres et plus égaux, puisque nous pouvons plus facilement nous perfectionner et cultiver nos idées et nos sentiments, sans être entravés par notre attachement à une identité sexuelle et aux rôles assez fixes, limités et pauvres qu’elle autorise.

Autrement dit, nous avons le choix entre, d’un côté, l’adhésion à de nouvelles identités sexuelles qui, malgré des différences non négligeables, s’inscrivent dans la continuité des identités sexuelles traditionnelles et ont des inconvénients semblables aux leurs ; et, de l’autre, le rejet de telles identités, auxquelles il s’agit alors d’accorder le moins d’importance possible, puisqu’elles ont les mêmes inconvénients que les identités raciales, qui réduisent la liberté et la capacité des individus à se perfectionner, qui créent des distinctions qui sont la condition sine qua non de toutes les formes de discrimination raciale, qui divisent le peuple en parties qui s’affrontent, et qui l’empêchent de s’unir pour se libérer de ses maîtres ou pour leur résister.