Asservissement et mentalité d’esclave

Les Noirs qui sont devenus des esclaves lors de leur déportation dans les colonies européennes, et qui n’appartenaient pas à des populations déjà réduites en esclavage par d’autres populations africaines avant le début de ce commerce, n’avaient certainement pas une mentalité d’esclave. Supposer l’existence naturelle d’une telle mentalité, cela reviendrait à leur attribuer une nature d’esclave, qui expliquerait pourquoi ils ont été réduits en esclavage et qui justifierait leur esclavage. Dans cette perspective raciste, il serait même possible de faire de leur esclavage une preuve de l’existence de cette nature d’esclave, un peu comme d’autres, assez absurdement, font des accusations contre une personne et de sa condamnation une preuve qu’elle aurait commis les actes dont on l’accuse et pour lesquelles on la condamne. Car si cette personne n’avait pas commis ces actes, se disent-ils, elle n’aurait pas été accusée et condamnée.

Les précautions prises pour que les esclaves noirs ne s’enfuient pas et ne se révoltent pas, même après quelques générations d’esclavage, montrent bien que ces esclaves n’étaient pas nés pour être des esclaves. Il a fallu avoir recours aux chaînes et à la crainte du fouet, du bâton, des mutilations et de la mort, avec un succès limité, puisque ces mauvais traitements ne parvenaient pas anéantir le désir de liberté et devenaient, pour certains, des raisons supplémentaires de s’enfuir ou de se révolter. C’est probablement pourquoi les maîtres plus malins en sont venus à penser qu’il était dans leur intérêt de traiter mieux ou moins mal leurs esclaves, car c’était certainement une perte de temps, d’énergie et d’argent de punir les esclaves indociles ou fugitifs et de faire d’eux des exemples pour les autres en leur infligeant des châtiments corporels qui les rendaient moins aptes ou même inaptes au travail pendant quelques jours ou quelques semaines, ou en les tuant. D’une certaine manière, ces maîtres devaient faire pour leurs esclaves le même raisonnement qu’ils faisaient pour les bêtes de somme qu’ils possédaient aussi : ils gagnaient à les nourrir suffisamment et à ne pas les maltraiter gratuitement ou excessivement, à ne pas les blesser et à ne pas les tuer, sous prétexte qu’ils étaient rétifs et ruaient parfois dans les brancards. Au lieu d’essayer de briser ou de dompter leurs esclaves, il s’agissait pour eux de les domestiquer ou de les apprivoiser, un peu comme nos ancêtres, il y a de cela des milliers d’années, ont dressé les espèces qui sont devenues les chevaux, les chiens, les vaches, les chèvres, les moutons, les oies et les poules, pour les faire travailler, pour se déplacer plus rapidement et plus facilement, pour se protéger contre les animaux sauvages ou des groupes humains rivaux, pour se nourrir de leur lait, de leurs œufs ou de leur chair, et pour se vêtir de leur peau ou de leur toison. Il est même possible que certains maîtres aient adopté à l’égard de leurs esclaves une attitude protectrice ou paternaliste, sans pour autant cesser de les exploiter, comme des bergers qui, bien que protégeant leurs bêtes, prenant soin d’elles et ne se montrant pas cruels à leur égard, ne les tondent pas moins et ne les mangent pas moins.

La servitude des esclaves noirs ne disparaissait donc pas simplement parce qu’ils avaient ce qu’on appelait de « bons maîtres », c’est-à-dire des maîtres qui étaient moins mauvais que d’autres. Alors que les maîtres plus brutaux ou plus cruels cherchaient seulement ou surtout à contrôler le corps de leurs esclaves et à jouir de leur pouvoir, les « bons maîtres » exerçaient un contrôle moins grand et moins direct sur leur corps et, grâce à de meilleures conditions de vie, à des punitions plus modérées, à de petites récompenses et à quelques libertés assez limitées, réussissaient à exercer un certain contrôle sur le cœur de leurs esclaves et, dans une certaine mesure, à se les attacher. Et si nous essayons de nous mettre dans la peau de ces esclaves, nous verrons que c’est compréhensible.

Imaginons qu’à notre naissance ou après avoir été vendus nous sommes devenus les esclaves d’un « bon maître » et que nous travaillons sur son exploitation agricole. Tout autour, il n’y aurait que des maîtres plus ou moins brutaux ou cruels, qui prendraient plaisir à fouetter, à battre, à mutiler et parfois à tuer leurs esclaves, en soi et aussi à cause de la réputation de briseurs d’esclaves que cela leur procurerait. Nous en viendrions alors à nous dire que notre situation n’est pas si mauvaise et même à témoigner un certain attachement à notre maître pour l’usage modéré qu’il ferait du pouvoir qu’il détiendrait sur nous et pour son attitude protectrice à notre égard. Nous ferions alors ce qu’il faut pour ne pas lui déplaire ou même pour lui plaire, par crainte d’être vendus à un maître plus brutal et cruel. Notre servitude nous serait plus supportable et nous tâcherions de nous en accommoder. L’idée de retrouver par la fuite notre liberté serait souvent écartée, par crainte d’être ramenés à notre maître qui pourrait traiter les fugitifs plus durement et faire la même chose pour les autres esclaves par précaution ; et aussi par crainte d’être vendus à un « mauvais maître » à la suite de cette escapade. Nous ne serions pas davantage disposés à organiser ou à participer à une révolte à laquelle prendraient part les esclaves des autres maîtres. C’est ainsi que nous serait inculquée sournoisement une mentalité d’esclave, laquelle serait adaptée à notre servitude et consoliderait le pouvoir de nos maîtres.

Même l’abolition de l’esclavage en vient à me sembler suspecte. Se pourrait-il que beaucoup de maîtres, après avoir pratiqué l’esclavage sous une forme intégrale et assez cruelle pendant quelques générations, en soient finalement venus à la conclusion que cela n’est pas ou n’est plus avantageux économiquement pour eux ? Les traitements brutaux ou cruels infligés aux esclaves ne les font pas travailler plus efficacement. Il faut les surveiller constamment. Il faut s’occuper de les loger, de les nourrir et de les vêtir, ce qui prend du temps et coûte de l’argent, et ce qui devient encore plus problématique alors que la société est en train de s’industrialiser. La production de la richesse se fait de moins en moins dans des exploitations agricoles et de plus en plus dans les usines qui remplacent les ateliers et les fabriques. Au fur et à mesure que ces usines grandissent et ont besoin de plus d’ouvriers, l’esclavage sous sa forme habituelle aurait posé d’importants problèmes logistiques aux propriétaires des milliers d’esclaves-ouvriers qui y travaillent et qu’il faudrait loger, vêtir et nourrir. Si quelques tentatives de prendre en charge, avec un certain paternalisme, l’existence des nouveaux ouvriers-esclaves ont pu être faites au début de l’industrialisation des pays occidentaux, on peut comprendre pourquoi cette pratique ne s’est pas généralisée et que les propriétaires d’usines ont trouvé plus simple et plus profitable de leur donner un salaire de misère et de les laisser s’organiser pour se loger, se vêtir et se nourrir, en essayant parfois de faire encore plus d’argent ou de récupérer une partie importante de ces salaires en leur louant des logements et en leur vendant des vêtements et de la nourriture.

Il faudrait faire de plus amples recherches pour savoir dans quelle mesure les choses ont pu se passer ainsi. Ce n’est pas une question à laquelle il est possible de répondre rapidement dans ce billet. Je dis seulement qu’il faut nous méfier et ne pas idéaliser ce qui a pu motiver l’abolition de l’esclavage. Au contraire, il faut nous demander si l’esclavage au sens habituel du terme a été remplacé par une forme de servitude moins apparente et moins ouvertement brutale, et qu’il a été possible d’étendre précisément parce qu’elle ne semble pas être ce qu’elle est.

Il est vrai que la servitude ouvrière demeurait assez brutale pour susciter le mécontentement des ouvriers et que le fait de ne pas être des esclaves au sens habituel du terme n’a pas empêché des grèves d’ampleur et même des révoltes de se produire, lesquelles ont souvent été réprimées brutalement ou même de manière sanglante. Mais nous ne pouvons pas en dire autant des masses de travailleurs salariés actuelles, qui semblent insensibilisées et adaptées à leur servitude, notamment en raison d’une mentalité d’esclave assez répandue qui les dispose à s’accommoder de cette servitude, à se consoler d’elle et à nier son existence, par exemple en se comparant aux masses exploitées d’autres pays dits moins développés. Quant à l’idée de comparer leur servitude à celle des esclaves noirs quand ces travailleurs salariés ne sont pas Noirs, elle est scandaleuse. Il en résulte que les travailleurs blancs sont sujets à une interdiction morale qui leur rend plus difficile de se demander dans quelle mesure ils sont des esclaves ou pourraient en devenir ; et que les travailleurs dits de couleur peuvent difficilement voir pour ce qu’il est l’état de servitude qu’ils partagent en grande partie avec eux et s’indignent surtout de la discrimination raciale systémique dont ils seraient victimes dans les milieux de travail, laquelle ils reprochent souvent à leurs pairs blancs et non aux maîtres que nous avons en commun et qui s’efforcent ne nous asservir toujours plus, quelle que soit la couleur de notre peau ou nos origines ethniques.

Pourtant, supposer que les Blancs ne peuvent pas être asservis contrairement aux autres races et indépendamment de leurs conditions d’existence concrètes, c’est croire qu’ils appartiennent à une race supérieure et c’est adhérer à une forme de suprématisme blanc, bien que ce ne soit pas ce qu’on entend normalement par là. Puis il n’est pas sans danger de réduire l’esclavage ou l’asservissement à une forme particulièrement radicale de racisme, l’esclavage ou l’asservissement pouvant très bien impliquer des personnes de même race, comme chez les Grecs et les Romains de l’Antiquité, ou comme chez les peuples européens du Moyen Âge sous la forme du servage, et même beaucoup plus longtemps en Russie, et être le résultat des infortunes de la guerre ou de l’incapacité de payer ses dettes, ou était dû à l’existence de classes sociales étanches, héréditaires et très hiérarchisées, comme la noblesse de sang et les serfs, dont on essayait parfois de justifier l’existence grâce à des mythes raciaux, il est vrai. Nos élites économiques, dont les membres se reproduisent les uns et avec les autres et nous traitent de plus en plus ouvertement comme de la canaille, ne sont d’ailleurs peut-être pas loin de penser qu’elles appartiennent à une race supérieure ou qu’elles sont en train de la constituer, même si elles ont des origines ethniques différentes et n’ont pas tous la peau de la même couleur.

Gardons-nous bien d’avoir une conception trop étroite de la servitude ou de l’esclavage, laquelle pourrait favoriser notre asservissement et son déni, tout simplement parce que cet asservissement ne vise pas seulement la populace à la peau noire, ou encore la populace de couleur, mais aussi la populace blanche. Il pourrait nous être tout aussi fatal de nous accommoder de notre servitude parce que nous ne sommes pas des esclaves au sens strict du terme, en ce que nous n’avons pas de maîtres attitrés qui peuvent disposer librement de nous selon leur bon plaisir ou dans les limites imposées par les lois. Une telle croyance et les sentiments qui l’accompagnent sont des éléments importants de la mentalité d’esclave que nos maîtres cultivent et ne manquent pas d’utiliser pour nous asservir davantage. Alors que les anciens maîtres qui avaient obtenu la propriété d’êtres humains réduits en esclavage par la force essayaient dans un deuxième temps de cultiver une mentalité d’esclave chez ceux qui étaient déjà de fait des esclaves, on dirait que les maîtres actuels essaient de cultiver une mentalité d’esclave chez ceux qu’ils sont en train d’asservir et dont ils essaient de faire, en quelque sorte, leurs esclaves, mais sous une forme inédite, notamment grâce à des technologies très récentes. Dans le premier cas, c’est la mentalité d’esclave qu’il s’agit de cultiver et de faire concorder avec un état de servitude qui existe déjà. Dans le deuxième cas, c’est la mentalité d’esclave qu’on cultive dans le but de disposer à accepter un état de servitude qui concordera avec cette mentalité qui existe déjà.