Deux formes de survivalisme

Dans ce billet, je propose une définition minimale du survivalisme, en sachant très bien qu’elle ne rend pas compte de certains des aspects importants de ce qu’on entend généralement par là. En fait, j’ai besoin de cette définition minimale du survivalisme pour observer des comportements et même un mode de vie qui sont apparus ou qui se sont renforcés depuis l’arrivée du virus et depuis qu’on nous casse encore plus les oreilles avec les fameux changements climatiques. Ainsi, j’entends par survivalisme le fait d’adopter des comportements pour se préparer à survivre dans un monde qui semble devenir de plus en plus hostile, ce qui peut engendrer des transformations du mode de vie des groupes de personnes concernés, parfois petits, parfois grands.

 

Survivalisme autarcique

C’est normalement ce dont il s’agit quand on parle de survivalisme. Peu importe si les survivalistes se situent à droite ou à gauche, leurs comportements sont caractérisés par un désir marqué d’autonomie ou même d’autarcie, même s’ils prennent des formes en partie différentes selon les tendances politiques. Pour être en mesure de survivre à la suite d’une catastrophe naturelle, d’une panne généralisée du réseau électrique, d’un effondrement du système économique et du gouvernement, de graves troubles sociaux, d’une aggravation de la criminalité et même d’une guerre civile, les survivalistes de cette espèce accumulent des provisions, disposent d’un potager et de poules, apprennent à pêcher et à chasser, mettent à l’essai des techniques agricoles nécessitant peu de moyens, ont ce qu’il faut pour faire des conserves et faire fumer de la viande ou du poisson, se procurent des sources d’énergie et de chauffage qui ne dépendent pas de l’approvisionnement en électricité ou en gaz naturel, s’exercent à survivre dans la forêt et apprennent à se défendre avec des armes à feu, des armes blanches ou à mains nues, par exemple. Les plus décidés et convaincus parmi les survivalistes se sont déjà organisés en petites communautés complètement autarciques ou presque, et vivent en retrait du système économique qui les entourent et parfois même de la société.

Aux yeux de nos concitoyens qui s’imaginent que notre ordre social et économique est éternel et universel et ne peut donc pas s’effondrer, ce survivalisme est une bizarrerie incompréhensible ou une lubie qui leur semble folle et qui est peut-être même dangereuse. Cela s’explique en partie par la rareté de cette forme de survivalisme, surtout dans les villes, et en partie aussi la prise de distance qu’elle implique à l’égard de l’ordre social et économique auquel ils sont attachés et en dehors duquel ils ont de la peine à imaginer autre chose, tant cet ordre s’est imposé et en est venu à passer pour l’ordre tout court, hors duquel il n’y aurait que du désordre et des crimes. Leur méfiance et leur aversion sont renforcées par le fait que certaines communautés survivalistes mettent l’emphase sur la capacité à se défendre avec des armes à feu ou ont quelque chose de dogmatique, voire de sectaire.

 

Survivalisme autoritaire

Selon la définition minimale du survivalisme que j’ai donnée au début de ce billet, la doctrine et les pratiques sanitaires qu’on nous a imposées et qui se sont imposées dans les sociétés occidentales peuvent être considérées comme une forme de survivalisme, bien qu’elle soit très différente en plusieurs points de ce que nous entendons habituellement par survivalisme. En effet, la crainte des hécatombes que devait ou qu’aurait dû provoquer le virus, ainsi que de l’effondrement annoncé du réseau hospitalier, ont eu pour effet qu’une partie importante de la population s’est sentie menacée dans sa survie. Allait-elle être infectée par le méchant virus, tomber gravement malade et même mourir, non sans avoir infecté son entourage avant ? Allait-elle pouvoir se faire soigner, si elle tombait gravement malade de la COVID ou d’autre chose alors que les hôpitaux déborderaient de malades de la COVID et seraient désertées par les professionnels de la santé malades ? N’allait-elle pas peut-être manquer de plusieurs choses essentielles, comme de nourriture et de papier hygiénique, si le personnel des usines et des supermarchés et les camionneurs tombaient tous malades à la fois ? C’est à cause de ces peurs cultivées par les autorités politiques et sanitaires et les médias de masse que la majorité de nos concitoyens ont acceptés les mesures soi-disant sanitaires qui devaient assurer la survie des personnes et même de notre société : distanciation sociale, confinement à domicile comme dans un bunker, mise en place de périodes d’isolement pour les « cas » et les « cas contacts », dépistage et « vaccination » préventifs et récurrents, fermeture forcée des industries et des commerces dits non essentiels, achats en ligne et utilisation des cartes de débit et de crédit au lieu de l’argent comptant, obligation de porter un masque dans les lieux publics, couvre-feu, etc. Voilà autant de moyens qui devaient permettre de sauver les personnes, la société et l’économie d’une sorte d’apocalypse sanitaire.

Les bons bourgeois, dérangés par le survivalisme autarcique, étaient et continuent d’être à l’avant-garde du survivalisme sanitaire. C’est que ce survivalisme, loin de supposer une prise de recul et un accroissement de l’indépendance d’une minorité à l’égard de notre ordre social et économique, suppose au contraire un renforcement de l’emprise ou de l’empire que cet ordre a sur les masses dont nous faisons partie et où nous disparaissons en tant qu’individus. L’adhérent au survivalisme sanitaire ne se prend pas en main pour survivre, mais se laisse plutôt prendre en main par les autorités politiques et sanitaires, qui organisent à leur gré son existence et la société dont il fait partie sous prétexte de survie. Au lieu d’être actif, il est foncièrement passif. Tout ce qu’il fait, c’est de suivre les consignes qu’on lui donne, à lui et à toutes les personnes qui l’entourent. Contrairement au survivaliste à tendance autarcique, qui pratique la culture de la terre, la chasse et la pêche pour se nourrir, et qui sait couper du bois pour se chauffer pendant l’hiver, le survivaliste sanitaire n’obtient rien de tangible grâce aux actions qui lui sont caractéristiques, lesquelles sont en fait seulement des privations et des interdictions qui servirait à éviter que certaines choses se produisent.

Le survivalisme autoritaire peut prendre plusieurs formes, ce qui lui permet de consolider son emprise sur nous et de nous faire rentrer dans les rangs en multipliant les interdictions et les privations qui s’imposeraient en raison de la situation alarmante sur tel ou tel point. Car il ne s’agirait pas seulement de survivre à la « pandémie » et aux autres « pandémies » à venir, mais aussi à la crise économique, énergétique et alimentaire (provoquée en grande partie par les politiques économiques adoptées pendant la « pandémie » et les sanctions économiques prises contre la Russie) et aux changements climatiques, en suivant consciencieusement les consignes que nous donnent déjà et que nous donneront plus tard nos gouvernements. Il s’agirait de ne plus utiliser la climatisation durant l’été et de se chauffer le moins possible pendant l’hiver ; de réduire ses déplacements, de ne plus avoir de voiture, de la changer contre une voiture électrique, d’utiliser les transports en commun, de faire du vélo ou de marcher ; d’arrêter de manger et de produire de la nourriture coûteuse et mauvaise pour l’environnement, comme la viande de bœuf, et de devenir végétarien ou végétalien ; de prendre des douches très courtes, ou de se laver avec un linge humide ; de ne plus laver ses vêtements, en se contentant de les aérer ; d’éteindre la lumière durant le couvre-feu ; de réduire considérablement la production des industries les plus polluantes ou qui ont besoin du plus d’énergie ; de fermer pendant quelques semaines ou quelques mois les secteurs économiques non essentiels (le temps d’aplatir la « vague ») pour éviter les pénuries d’énergie ; de prendre un virage énergétique vert qui exclut les énergies fossiles, l’énergie nucléaire et même l’hydroélectricité, pour miser sur l’énergie éolienne et l’énergie solaire et même sur l’hydrogène, qui en est à un état qu’on ne peut même pas qualifier d’expérimental ; etc.

À force de privations individuelles et de sacrifices collectifs, les sociétés occidentales devraient donc survivre à la crise économique, énergétique et alimentaire et l’humanité devrait survivre aux changements climatiques ! Étant donné les graves conséquences économiques qui pourraient en résulter – on parle parfois de désindustrialisation ou d’effondrement économique –, les bons bourgeois qui adhèrent à ce survivalisme autoritaire et étatique contribuent à provoquer une situation où le survivalisme autarcique qu’ils méprisent ou méprisaient devient soudainement plus raisonnable et même sensé.

 

Indigence culturelle

Les deux formes de survivalisme décrites plus haut ne sont assurément pas favorables à la conservation de la culture et à l’invention culturelle, tant l’accent est mis sur la survie au détriment d’activités qui sont considérés comme des luxes superflus ou même néfastes.

Le survivalisme autarcique, quand il engage fortement les personnes qui le pratiquent, exige un grand investissement de temps, d’énergie et de ressources (financières ou autres), même quand il s’agit de se préparer à une crise ou à effondrement généralisé qui n’est pas encore arrivé. Ce n’est pas une petite affaire d’atteindre et de conserver une certaine autonomie alimentaire et énergétique, souvent avec des moyens assez rudimentaires. La chasse et la pêche ne s’apprennent pas du jour au lendemain, tout comme l’élevage d’animaux et l’agriculture. Et les citadins sous-estiment souvent les efforts et les aptitudes qu’il faut pour rendre une terre cultivable et pour la cultiver, sans machinerie agricole, sans bêtes de trait, sans semences commerciales et sans engrais chimiques, et le tout afin d’obtenir assez de nourriture pour passer la saison morte. Même chose pour la coupe du bois de chauffage. Et la situation serait bien pire dans un contexte où les effets de la crise ou de l’effondrement se feraient pleinement sentir, car c’est une chose de viser l’autarcie quand on sait qu’on a des moyens de se tirer d’affaires si on n’y parvient pas, et c’en est une autre que d’essayer d’en faire autant quand on sait qu’on va crever de faim et geler si on échoue. Outre le fait que ceux qui sont attirés par le survivalisme autarcique, et qui sont capables d’acquérir les compétences nécessaires, ne sont souvent pas ceux d’entre nous qui sont les plus cultivés ou qui s’intéressent le plus à la culture, la pratique des arts et des disciplines intellectuelles leur sembleraient encore plus, en temps de crise, une perte de temps et un luxe qu’on ne peut pas se permettre. À l’inverse, ceux d’entre nous – dont je fais partie – qui ont passé presque toute leur jeunesse à étudier, à lire, à écrire et à discuter pourraient difficilement se rendre utiles s’ils se joignaient à un groupe qui pratique le survivalisme. Car que savent-ils faire de leurs mains ? Il est loin d’être certain que les travailleurs manuels, disposés à faire de bien meilleurs survivalistes autarciques que les intellectuels et les artistes, aient envie de leur montrer comment se rendre utiles et aient la patience nécessaire pour supporter leurs échecs ou leur manque d’endurance et d’adresse. En temps normal et encore plus en temps de crise, ne sont-ils pas des incapables qui représentent pour les autres un fardeau inutile ? Et même dans l’hypothèse où des intellectuels et des artistes arriveraient à s’intégrer à des groupes de survivalistes qui visent l’autarcie, il leur faudrait tellement faire d’efforts pour se rendre utiles et se fondre dans le groupe que cela les détournerait grandement de leur art ou de leur discipline intellectuelle, même pour ceux qui viennent comme moi d’un milieu populaire et qui ont déjà eu certaines des aptitudes qui seraient utiles (j’ai déjà su comment jardiner, élever des poules, pêcher de la truite de ruisseau, chasser du petit gibier, couper du bois de chauffage, construire des cabanes, m’orienter avec une boussole et une carte et quelles plantes manger quand on s’égare en forêt), mais qui ont oublié comment faire ou n’ont plus la forme physique pour le faire comme il faut, après des années ou des décennies d’études ou de travail intellectuel. Et ce serait généralement bien pire pour les intellectuels et les artistes qui ont grandi à la ville ou qui viennent d’un milieu bourgeois, et qui souvent ne sont pas capables de se représenter de quoi il s’agit. Enfin, même dans l’hypothèse où certains intellectuels ou artistes, en raison d’une capacité d’adaptation exceptionnelle, parviendraient à bien s’intégrer à ces groupes de survivalistes, et à s’y rendre assez facilement utiles, l’organisation d’activités culturelles serait dans la plupart des cas mal perçue, étant donné que ces activités détourneraient des activités nécessaires à la survie du groupe et à un certain degré de confort.

Quant au survivalisme autoritaire, il est évidemment incompatible avec la culture, qui exige une grande liberté et la capacité de s’élever au-dessus du simple désir de survivre et de subvenir aux besoins les plus élémentaires, comme se nourrir, se loger et se chauffer. Nous avons constaté que, dans sa version sanitaire, il n’admet pas la pensée complexe et la liberté de discussion et de pensée. Et, sous prétexte de survie, qu’on est prêt à fermer les universités à tous ceux qui pratiquent un art ou une discipline intellectuelle non essentielle, et à leur interdire de se réunir pour pratiquer leur art ou leur discipline ensemble, ou à obliger les étudiants et les participants d’être masqués jusqu’au nez et, dans certains cas, d’être « adéquatement vaccinés ». Qu’importe la formation philosophique, littéraire, sociologique, historique, anthropologique ou musicale quand il s’agit de sauver à tout prix la vie de quelques vieux barbons octogénaires et séniles, qui n’ont plus de qualité de vie ! La vie n’a pas de prix, comme on dit. Et dans un contexte de crise économique, énergétique et alimentaire, la culture sera un luxe indécent aux yeux de nos concitoyens qui chercheront seulement à subsister, et qui s’en remettront aux autorités pour les sauver coûte que coûte de la catastrophe économique et des changements climatiques. Pour éviter qu’il y ait des sécheresses, des inondations, des glissements de terrain, de tornades, des ouragans des cyclones et des tempêtes tropicales, pour éviter que les calottes glaciaires ne fondent entièrement et que le niveau des océans ne montent dangereusement, il faut accepter toutes sortes de sacrifice et l’effondrement de notre économie. Comment penser sérieusement faire de la sociologie, de l’histoire, de la littérature, de la philosophie, de l’anthropologie et de la musique, par exemple, dans ce contexte ? Bien au contraire, il faudrait accepter toutes sortes de privations. Il serait indécent de financer ces disciplines et ces arts et de les pratiquer quand beaucoup ont de la difficulté à joindre les deux bouts, ne réussissent pas à manger et à se chauffer convenablement, quand nos industries et nos commerces sont en train de fermer les uns après les autres, quand la dette publique ne cesse d’augmenter, et pour sauver l’humanité de l’extinction. Les bons bourgeois, quand ils sont atteints dans leur confort (ce qui est proprement scandaleux !), réclameront qu’on s’en tienne au nécessaire et qu’on se départît du superflu avec plus de zèle que le peuple dont ils veulent se distinguer et qu’ils affectent de mépriser sous prétexte d’inculture.

Peu importe quelle forme de survivalisme parviendra à s’imposer, ou de quelle manière les différentes formes de survivalisme se chevaucheront, cohabiteront ou se succéderont, la survie de la culture est menacée par elles. Si bien qu’il faut trouver des manières de faire survivre la culture et qu’il nous faut concevoir une forme de survivalisme culturel, afin que ce qu’il reste des disciplines intellectuelles et des arts de l’Occident ne meurent pas avec nous, ou ne continuent pas d’exister sous une forme encore plus dégradée et impuissante par l’intermédiaire des générations plus jeunes ou encore à venir. À défaut de quoi un nouvel âge des ténèbres pourrait commencer, pour peut-être se terminer dans plusieurs décennies ou quelques siècles, ou pas.