La servitude et les peines du travail salarié comme porte d’entrée pour la servitude sanitaire

Je continue ici ma réflexion sur les relations entre le travail salarié et ce que les autorités politiques et sanitaires nous ont fait endurer, avec le consentement d’une partie importante de nos concitoyens, sous prétexte d’urgence sanitaire.

Même si nous nous gardons bien de le dire à nos employeurs et parfois aussi à nos collègues, souvent nous n’aimons pas le travail salarié auquel nous devons généralement consacrer cinq jours par semaine, pendant presque toute l’année, pour trente ou quarante ans, jusqu’à ce que nous soyons en mesure de prendre notre retraite, ou jusqu’à ce que nous soyons trop en mauvaise santé pour continuer à travailler. Et même quand nous avons la chance de ne pas détester ce travail, il arrive presque toujours que nous préférerions faire plusieurs autres choses (lire, apprendre une langue, voyager, jardiner, discuter avec des amis dans un café, organiser des festins, suivre des cours de programmation, faire des promenades, etc.) au lieu de travailler, ou à tout le moins que nous aimerions travailler moins pour pouvoir faire ces choses plus souvent. Car c’est toute notre vie qui nous devons organiser pour répondre aux exigences de nos employeurs, afin de réaliser des tâches qui sont souvent en elles-mêmes inintéressantes, ennuyeuses, pénibles, épuisantes ou assommantes, ce qui peut être aggravé par le fait que nous sommes traités comme des valets, que nous recevons un salaire de misère, qu’on nous impose une discipline de travail abusive, et que ces tâches sont inutiles, voire absurdes.

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que plusieurs d’entre nous se soient accommodés assez bien et assez rapidement de la fermeture des milieux de travail non essentiels annoncée en même temps que la déclaration de l’état d’urgence sanitaire, en mars 2020. Je pense à ceux qui, pour une raison ou une autre, ont pu voir dans ce confinement une suspension ou un assouplissement de la servitude due au travail salarié, sans être inquiétés dans leur sécurité financière et sans se subir une dégradation de leur « qualité de vie », c’est-à-dire :

  • les personnes qui avaient des économies et qui ont vu dans ce confinement une sorte de long congé que leurs employeurs ne leur auraient probablement pas accordé ;

  • les personnes qui vivaient sobrement avant la déclaration de l’état d’urgence sanitaire et pour lesquelles la prestation canadienne d’urgence suffisait ou constituait même une augmentation de leurs revenus ;

  • les personnes qui pouvaient faire du télétravail, qui n’ont pas subi une diminution de leurs revenus, qui n’ont plus eu à se rendre au boulot tous les jours, et qui ont parfois connu une diminution significative de leur charge de travail, le temps que le télétravail s’organise ;

  • les personnes qui aiment la solitude si elles vivent seules ;

  • les personnes qui s’entendent bien avec les personnes avec lesquelles elles cohabitent ;

  • les personnes qui ont un domicile assez grand pour ne pas y étouffer, surtout quand elles n’habitent pas seules ;

  • les personnes qui ont des loisirs solitaires ou qui peuvent avoir lieu en ligne.

Ces catégories de personnes ont pu voir, du moins pendant le premier confinement, une bonne chose dans la fermeture des milieux de travail. N’est-il pas vrai qu’elles ont échappé, en partie ou en totalité, à la servitude du travail, et qu’elles ont alors bénéficié de plus de temps libre ? Il est vrai que, même si elles ont toujours eu le droit de quitter leurs domiciles au Québec (à part pendant le couvre-feu), ces personnes n’étaient pas libres de faire ce qu’elles voulaient de ce temps libre, puisque tous les lieux de loisirs étaient fermés pendant le premier confinement. Mais n’y gagnaient-elles malgré tout, puisqu’elles n’auraient jamais eu à leur disposition le temps libre dont elles disposaient alors si le confinement n’avait pas eu lieu et si elles avaient dû passer l’essentiel de leur temps au travail, à faire des choses qu’elles n’aiment pas et qu’elles trouvent souvent inutiles ou même absurdes, sous la supervision des petits chefs qui n’ont rien de mieux à faire que de les surveiller, et en suivant des consignes ou des procédures qui, malgré ce qu’on prétend, ne rendent pas le travail plus efficace et le rendent même plus pénible ? Au moins, maintenant, on leur épargnait ces peines, en partie ou en totalité, et elles devaient en profiter pour faire ce qu’elles aimaient, dans la mesure où les circonstances le permettaient.

C’est parce que plusieurs d’entre nous ont pu se dire ceci, ou sentir ceci, non sans fondement, que le confinement et plus particulièrement la mise sur pause de l’économie ont été acceptés par beaucoup de Québécois. Plus concrètement, certains se sont réjouis de pouvoir passer du temps en famille, de se cuisiner de bons repas avec une bouteille de vin, d’avoir le temps de préparer leurs pousses d’épinard, ou de trouver le temps de lire quelques gros bouquins, de jouer à des jeux vidéos (seuls ou en ligne) ou de reprendre leur retard dans les séries télévisées qui les intéressent. Nous nous trompons donc quand nous expliquons le consentement de la population seulement par la peur du méchant virus et le désir de protéger les personnes vulnérables.

Ne nions pas qu’il y a, dans cette manière de penser et de sentir, une tentative de se consoler de la perte de plusieurs de ces libertés, et gardons-nous de croire que ces petits plaisirs procurent une grande joie à ces personnes. En fait, c’est justement parce que ces personnes cherchent à se consoler et y parviennent qu’ils en viennent à supporter ou à accepter cette perte. Elles se disent à elles-mêmes ou sentent à peu près ceci : « Nous ne pouvons presque plus rien faire. Mais au point nous n’avons plus à nous rendre au travail pour y trimer dur. Et nous pouvons quand même faire des choses que nous aimons et que nous ne pourrions pas faire autrement. » Une bête de somme, qui serait capable d’avoir une pensée articulée et des sentiments assez complexes, se dirait la même chose si le fermier arrêtait de la mener au champ pour tirer la charrue ; et elle se contenterait alors de son enclos et de ce qu’elle peut y faire.

Heureusement, cette consolation en vient à perdre de son efficacité, et la servitude sanitaire finit par être sentie pour ce qu’elle est véritablement, bien que ces personnes expriment presque toujours leur mécontentement avec mollesse et ne se révoltent presque jamais contre les autorités politiques et sanitaires qui les asservissent. Ce sont plutôt les personnes qui sont moins asservies et diminuées par le travail salarié, qui ne réussissent pas à se consoler grâce aux compensations que leur procurerait le confinement, ou encore qui s’y refusent, et qui en viennent à désobéir aux autorités politiques et sanitaires, et parfois à se révolter contre elles, ce sont ces personnes qui deviennent l’objet du ressentiment de leurs concitoyens qui se sont accommodés placidement du confinement, notamment parce que ce serait la faute de ces récalcitrants si la situation épidémiologique ne s’améliore pas, se dégrade et ne permet pas la fin du confinement.

La servitude et les peines du travail salarié sont une des portes par lesquelles sont entrées la servitude sanitaire et les peines qui les accompagnent, car la suspension des premières a procuré à plusieurs employés un certain sentiment de soulagement et a permis d’atténuer ou de neutraliser le sentiment qu’ils avaient des secondes.

À l’inverse, la servitude sanitaire et les peines qui y sont associées se seraient heurtées à une résistance plus grande si le travail était moins asservissant, moins dégradant, moins pénible, moins désagréable, s’il était plus souvent agréable, s’il occupait une place moins importante dans nos vies, s’il ne nous empêchait pas d’avoir une vie sociale digne de ce nom, s’il nous laissait assez d’énergie et de temps pour cultiver de véritables passions – bref, si nous étions plus libres et plus heureux. Nous ne pourrions pas alors nous consoler de la perte de nos libertés et de notre bonheur – qui serait alors beaucoup plus grande – par le soulagement – bien moindre ou pratiquement inexistant – que nous procurerait l’interruption ou l’allègement de la servitude et des peines du travail salarié.

Le bonheur, qui intrinsèquement lié à notre liberté, serait donc ce qui nous protégerait de la servitude sanitaire. C’est pourquoi il faudrait transformer radicalement notre mode de vie, en modifiant les relations de travail entre employeurs et employés (pour éventuellement les abolir), et en arrêtant d’accorder au travail la place centrale dans notre vie. Sinon, il est vraisemblable que plusieurs de nos concitoyens, après la trêve que nous connaissons actuellement, s’accommoderont assez bien d’un nouveau confinement, sous prétexte d’urgence sanitaire, ou sous prétexte d’urgence climatique.