Apprendre à vivre avec le Virus ou arrêter de vivre à cause de lui

Vivre avec le Virus

Depuis que l’état d’urgence sanitaire a été déclaré, on nous répète qu’il faut apprendre à vivre avec le Virus. Et pourtant, c’est tout le contraire qu’on nous demande de faire en réalité : il nous faut arrêter de vivre à cause du Virus, et toute proposition de commencer enfin à vivre avec lui semble irréaliste, immorale, scandaleuse et folle.

Remémorons-nous tout ce que nous pouvions faire librement avant la déclaration de l’état d’urgence sanitaire, et qui faisait partie de notre vie quotidienne. Considérons maintenant tout ce qu’il nous est interdit de faire, tout ce qu’il ne nous est pas recommandé de faire, et tout ce que nous pouvons faire seulement à condition de nous plier à une nouvelle réglementation omniprésente, tatillonne et susceptible de changer au gré des vents. Et ça serait ça, vivre avec le Virus ? On se moque certainement de nous ! C’est là travestir le sens des mots. C’est leur faire dire le contraire de ce qu’ils signifient.

Qu’est-ce que cela veut normalement dire, apprendre à vivre avec quelque chose ? Tout le contraire de ce que l’on prétend pour le Virus ! Qu’on me permette quelques comparaisons martiales, puisque nos autorités et nos journalistes ont déjà eu plusieurs fois recours à de telles comparaisons depuis la déclaration de l’état d’urgence sanitaire. Ne devons-nous pas lutter contre le Virus ? Ne faut-il pas nous unir contre l’ennemi commun qu’il est ? En attendant la venue d’un vaccin, la distanciation sociale et l’étiquette respiratoire ne sont-ils pas nos meilleures armes contre lui ? Etc.

 

Vivre avec la guerre

Supposons qu’une guerre éclate et que les principales agglomérations d’un pays soient régulièrement bombardées. Dirait-on du Gouvernement qui, après avoir déclaré les mesures de guerre, interdirait les rassemblements intérieurs et extérieurs, ordonnerait la fermeture des restaurants, des bars, des musées et des salles de spectacle, transformerait les campus universitaires en villes-fantômes et les tours à bureaux en immeubles abandonnés, et publierait tous les jours un bilan exhaustif des personnes blessées, amputées et tuées, pour inciter la population à rester chez elle autant que possible, et ce, aussi longtemps que l’aide militaire demandée à une puissance étrangère ne serait pas obtenue, ou qu’une nouvelle arme dévastatrice capable d’anéantir l’armée ennemie ne serait pas inventée – dirait-on alors du Gouvernement, dis-je, qu’il demande à la population d’apprendre à vivre avec la guerre ? Ce serait plutôt d’arrêter de vivre à cause de la guerre qu’il exigerait d’elle, ce qui aggraverait les effets dévastateurs des bombardements ennemis, qui en plus de faire des dégâts physiques, démoliraient l’économie, la vie sociale et le moral des bombardés. On pourrait même se demander si un tel défaitisme s’expliquerait moins par l’incompétence de tels chefs de guerre, que par un effort concerté de sabotage.

 

Vivre avec le terrorisme

Supposons maintenant que dans les principales villes d’un autre pays, des attentats terroristes faisant quelques dizaines ou quelques centaines de morts se succèdent en l’espace de quelques semaines. Le Gouvernement déclare l’état d’urgence. Les grands rassemblements – notamment les manifestations, pour lesquelles il serait plus difficile de mettre en place un protocole de sécurité efficace, et dans lesquelles pourraient facilement s’infiltrer des terroristes – sont interdits sur tout le territoire du pays pour protéger la population contre de nouveaux attentats meurtriers. N’importe quel citoyen pouvant être un terroriste, qu’il soit affilié à une organisation terroriste ou qu’il s’agisse d’un « loup solitaire », quelques milliers de policiers lourdement armés sont déployés dans des lieux publics jugés stratégiques, comme les gares, les stations de métro, les aéroports, les centres commerciaux, les lieux de culte, les édifices gouvernementaux et les campus universitaires. Les contrôles auxquels doivent se soumettre les citoyens se multiplient, et ceux-ci les acceptent pour lutter contre le terrorisme. Quelques semaines passent. Le Gouvernement divulgue de nouvelles informations sur la manière dont certaines des victimes des attentats terroristes ont été torturées et exécutées sauvagement, détails morbides qui sont diffusés à la une des principaux journaux et par les grandes chaînes de télévision, à heure de grande écoute. Le Gouvernement, pour réagir à l’indignation populaire, accorde des pouvoirs supplémentaires aux agences de renseignement, qui ont maintenant le droit de surveiller tous les citoyens et de collecter des informations sur eux pour débusquer l’ennemi invisible. Mais des attentats continuent de se produire, et ils s’intensifient même. Par mesure de précaution, on resserre la surveillance, on maintient l’interdiction de rassemblement, et on annule des festivals et des festivités qu’on trouve trop dangereux. On invite même la population à rester autant que possible chez elle et à éviter les lieux achalandés, par exemple les marchés et les centres-villes. Les mois et les années passent, la menace terroriste demeure bien présente, des attentats se produisent de temps à autre. Les mesures d’exception sont donc maintenues, et on ne prévoit pas y mettre fin avant que le terrorisme soit définitivement éradiqué sur le territoire national. Dira-t-on du Gouvernement qu’il demande à la population de vivre avec le terrorisme, ou qu’il lui demande d’arrêter de vivre à cause du terrorisme ? Dira-t-on qu’il lutte contre le terrorisme, ou qu’il fait le jeu des terroristes, en entretenant la peur et en terrorisant la population ?

 

Vivre avec le Cancer

Certains diront peut-être que j’ai beau jeu de parler de la guerre et de la lutte contre le terrorisme, au lieu de la santé. Toutes les comparaisons ont leurs limites, et c’est pourquoi je ne devrais pas en tirer autre chose que les images que nos autorités et nos journalistes ont utilisées pour obtenir de la population la cohésion et les sacrifices nécessaires en cette période de crise. — Mettons. Alors revenons à la santé, par l’intermédiaire d’une autre fiction.

Supposons que la Santé publique, après avoir terrassé le Virus à grands coups de mesures sanitaires, de vaccins, d’opérations de relations publiques, d’affiches et de sermons, se découvre un adversaire encore plus effroyable. J’ai nommé le Cancer, lequel a fait d’affreux ravages pendant et après la crise du Virus, principalement parce que la population, craignant de sortir de chez elle et d’être infectée en allant à l’hôpital, a décidé de prendre son mal en patience et de ne pas consulter son médecin et, ce faisant, n’a pas passé des tests de dépistage du Cancer quand il aurait fallu. Une nouvelle croisade s’organise donc pour vaincre ce nouveau mal. Toutes les autorités, tous les journalistes, tout le système de santé, toutes les résidences de personnes âgées, toutes les entreprises, toutes les écoles, tous les médias, toute la population sont enrégimentés, d’une manière ou d’une autre.

Pour reprendre le retard dans le diagnostic des cas de Cancer, et pour se faire une idée juste de la situation désastreuse, on implante des cliniques de dépistage sur tout le territoire, et on entreprend de tester systématiquement toute la population, en commençant par les personnes les plus vulnérables, c’est-à-dire les personnes âgées, et les proches des personnes diagnostiquées du Cancer, et qui pourraient être disposés à développer un Cancer en raison de gènes communs ou d’habitudes de vie partagées. Quant au reste de la population, on la sensibilise à l’importance de chercher d’imperceptibles tumeurs, en se palpant régulièrement, pour les femmes, les seins, et pour les hommes, les testicules ; et d’être attentif à la moindre perte de poids, aux lésions cutanées qui guérissent mal, aux ecchymoses, et aux douleurs inexplicables à la tête, à la gorge, au thorax, à l’abdomen, à l’utérus, aux ovaires et à la prostate. Le ministère de la Santé met aussi en place un service de consultation téléphonique pour déterminer qui, en fonction des symptômes décrits, doit passer un test de dépistage du Cancer, et dans quel ordre de priorité.

Afin d’informer la population, le Gouvernement publie des bilans quotidiens des nouveaux cas de cancer dépistés, des personnes opérées ou en attente de l’être, des personnes recevant des traitements de chimiothérapie ou de radiothérapie, des personnes hospitalisées (hors soins intensifs et aux soins intensifs), des personnes en phase terminale et des décès. Les journalistes évoquent la possibilité d’une saturation de la capacité nationale et régionale de dépistage et de traitement du cancer. La population commence sérieusement à s’inquiéter. L’Opposition, qui trouve que le Gouvernement n’en fait pas assez pour protéger la santé de la population et terrasser le Cancer, exige que des mesures soient prises rapidement pour augmenter la capacité de dépistage et de traitement du Cancer. Le Gouvernement institue des cliniques mobiles de dépistage et s’engage à doubler la capacité nationale de dépistage d’ici huit semaines et à augmenter de moitié la capacité de traitement et d’hospitalisation d’ici la fin de l’année en cours.

Malgré toutes les mesures prises, la situation s’aggrave progressivement pendant deux mois, pour enfin atteindre un plateau. Les personnes décédées ou considérées comme remises sont remplacées par de nouveaux cas de Cancer. Et on craint que les personnes en rémission fassent bientôt une rechute et s’additionnent aux nouveaux cas. Le personnel soignant est au bord de l’épuisement et le système de santé commence à se crevasser. Deux autres mois passent : la situation ne semble toujours pas vouloir s’améliorer, hélas !

Le Gouvernement en vient alors à cette conclusion : c’est dans une guerre d’usure qu’il est engagé. Le Cancer ne sera pas vaincu au cours des prochains mois, ni dans deux ou trois ans. C’est une lutte sans merci qui peut durer dix ans ou vingt ans, le temps qu’aboutissent enfin les recherches pour découvrir des vaccins efficaces contre les sortes de Cancer les plus fréquentes. Il faut donc un plan de bataille de longue haleine pour sauver autant de vies que possible et ménager le système de santé. On ordonne donc que la population passe un test de dépistage, deux fois par an, pour les sortes de Cancer les plus fréquentes, afin que celles-ci soient détectées et soignées tôt, avec plus de chances de succès, et en imposant une moindre pression sur le système de santé. Mais il ne s’agit pas seulement de guérir : il faut aussi prévenir. C’est pourquoi le Gouvernement, après avoir formulé des recommandations visant à mettre fin au tabagisme (on entend par là le fait de fumer quelques cigarettes par jour) et à l’alcoolisme (on entend par là le fait de boire quelques verres par semaine) et avoir été l’objet de pressions de la part de l’Opposition, prend la décision d’interdire la fabrication, la vente et la consommation de produits du tabac et de boissons alcooliques sur tout le territoire national. On inflige de lourdes amendes aux récalcitrants et le Gouvernement – pour que personne ne se croit pas à l’abri de la justice – met en ligne une plate-forme de dénonciation anonyme et encourage la population à surveiller ses proches, ses voisins et mêmes les inconnus. Quant aux journalistes, ils trouvent que le Gouvernement n’en fait toujours pas assez, et même qu’il se montre laxiste à l’égard des alcooliques et des tabagistes, lesquels encombreront bientôt les départements d’oncologie pour recevoir des traitements dont les coûts seront assumés par la collectivité, alors qu’ils ne prennent même pas soin de leur propre santé. Il faudrait donc ne pas les soigner, ou les soigner à condition qu’ils paient la facture. Sans compter qu’ils provoqueront la saturation des départements d’oncologie et qu’ils priveront d’autres malades soucieux de leur santé des traitements dont ils auront désespérément besoins. Puis il y a la fumée secondaire et tertiaire qui empoisonne les autres et finit par leur donner le Cancer. C’est donc criminel, ce que font les alcooliques et les tabagistes, selon les journalistes, lesquels vont jusqu’à interviewer des juristes pour savoir si le Droit autorise des poursuites civiles et criminelles contre les pro-vinasses et les pro-fumées. En ce qui concerne ceux qui vivent de la contrebande, ce sont tout simplement des ennemis publics mettant en grave danger la santé publique. Le Gouvernement, pendant qu’il étudie les propositions des journalistes, interdit tous les rassemblements privés et publics, intérieurs ou extérieurs, et à plus forte raison les célébrations, parce que ce sont autant d’occasions où les buveurs et les fumeurs succombent à leurs vices et entraînent les autres avec eux ; et il finance un programme de recyclage des entrepreneurs et des travailleurs qui vivaient du tabagisme et de l’alcoolisme, pour éviter qu’ils ne s’adonnent à la contrebande pour subvenir à leurs besoins.

Mais toutes ces mesures ne sauraient suffire. Le Cancer est un ennemi sournois, qui prend des formes diverses pour surprendre ses victimes et les attaquer de tous les côtés à la fois. C’est pourquoi il y a d’autres facteurs de risque contre lesquels le Gouvernement décide de protéger la population. Ainsi on décrète que le port du masque ou du cache-binette est obligatoire à l’extérieur dans les villes, pour éviter de respirer les particules cancérigènes qui sont en suspension dans l’air, et on adopte une loi interdisant à tout automobiliste de parcourir plus de dix kilomètres par jour en secteur urbain pour réduire l’émission de telles particules, à moins d’obtenir une dérogation du Directeur-Général de la Santé publique. À ceci il faut ajouter les mesures prises pour protéger du Cancer de la Peau, par exemple l’obligation de porter, quand on va à l’extérieur, de l’écran solaire et des vêtements blancs (capables de réfléchir une partie des rayons UV, et suffisamment épais pour bloquer le reste) entre 5 heures et 21 heures pour la période commençant de l’équinoxe du printemps et se terminant à l’équinoxe de l’automne, et entre 7 heures et 19 heures pour la période commençant à l’équinoxe de l’automne et se terminant à l’équinoxe du printemps ; de même que des périodes de confinement à domicile quand le rayonnement UV est particulièrement intense ; et la fermeture des salons de bronzage, ce qui exige l’élargissement du programme de recyclage des entrepreneurs et des travailleurs.

Et ainsi de suite, jusqu’à ce que toute la population soit vaccinée contre toutes les sortes de Cancer. Car d’ici là il faudrait apprendre à vivre avec le Cancer, ce qui revient à arrêter de vivre à cause du Cancer, comme si c’était toute la collectivité qui était atteinte du Cancer, comme si la possibilité d’être atteint du Cancer, pour les individus, revenait presque au même que d’en être atteint. Ne leur impose-t-on pas et ne s’imposent-ils pas toutes sortes de contraintes qui font qu’ils n’ont guère plus de liberté qu’une personne atteinte d’une grave maladie, laquelle doit méticuleusement prendre soin de santé et faire de nombreux sacrifices pour que son état ne se détériore pas et ne pas mourir, et laquelle est incapable de faire beaucoup de choses qu’une personne saine peut ou pouvait normalement faire sans difficulté ? Alors cela ne revient-il pas à se priver des libertés dont on serait privé si on tombait malade ou si on mourait, justement par crainte de tomber malades et de mourir ? Ce qui est fort absurde.

Mais peut-être pas, à bien y penser. Peut-être veut-on rester vivant et en santé tout simplement pour ne pas être mort ou malade. Alors ce qui importe, c’est la vie biologique, à laquelle les libertés qu’elle rend possibles doivent être sacrifiées. Ce qui revient précisément à arrêter de vivre à cause du Cancer. Ce qui revient, d’une certaine manière, à préférer la maladie et la mort à la santé et à la vie ; et, dans une certaine mesure, à être déjà malade et mort.

Tout ça parce qu’on fait comme si c’était la même chose d’apprendre à vivre avec la possibilité d’être atteint du Cancer, que d’apprendre à vivre avec le Cancer dont on est atteint, et comme si cette confusion était la forme de sagesse suprême dans les circonstances.

Ne serait-il pas beaucoup plus sage et plus sain, pour tous ces cancéreux en puissance, de ne plus se recroqueviller, et au contraire de profiter pleinement de la santé, de la vie et des libertés qu’elles rendent possibles, et dont le Cancer pourrait les priver ? N’est-ce pas précisément ça, vivre avec la possibilité d’être atteint du Cancer et, de manière plus générale, avec la possibilité de tomber gravement malade et de mourir ?

 

Retour au Virus

Que pouvons-nous tirer de ces petites fictions délirantes, qui ne sont pas sans rapport avec la réalité ?

Que ce qui vaut pour le Cancer devrait bien valoir pour notre Virus, qui ne lui arrive même pas à la cheville.

Que nous n’avons pas, pour la plupart d’entre nous, à apprendre à vivre avec le Virus, que nous n’avons pas attrapé.

Que nous aurons amplement le temps d’apprendre à vivre avec le Virus si jamais nous l’attrapons, si nous avons des symptômes, si nous ne nous rétablissons pas rapidement, si nous ne mourons pas en quelques jours, et si nous gardons de graves séquelles de cette mauvaise rencontre.

Que ce qu’on nous demande, sous prétexte d’apprendre à vivre avec le Virus, c’est d’arrêter de vivre, ou du moins c’est de vivre comme des lépreux ou des pestiférés, et donc de choisir la maladie et la mort, au lieu de la santé et de la vie.

Que ce avec quoi on nous demande en fait d’apprendre à vivre, ce n’est pas avec le Virus, mais avec toutes les recommandations, les obligations et les interdictions que nos autorités nous imposent, qui pourraient bien durer et faire partie intégrante de la « nouvelle normalité », et qui nous empêchent de vivre, au sens fort du terme.