La logique du chaudron à la sauce ukrainienne

Le Congrès des Ukrainiens-Canadiens (CUC) crie au génocide depuis le début de l’invasion de l’armée russe. À entendre parler ses représentants, on pourrait croire que c’est pratiquement la première fois que les habitants d’un pays envahi par l’armée d’un autre pays meurent à cause de la guerre. À ce compte, toutes ou presque toutes les guerres seraient des génocides, y compris celles menées par les pays de l’OTAN, et à plus forte raison celles menées par les organisations militaires ukrainiennes pendant la guerre civile russe (l’armée nationaliste de Symon Petlioura) et la deuxième guerre mondiale (l’organisation des nationalistes ukrainiens et l’armée de libération ukrainienne). À moins qu’il n’existe une sorte d’exceptionnalisme ukrainien : toute personne qui tue un Ukrainien serait génocidaire. Quoi qu’il en soit, à force de crier à tort ou à travers au génocide, ce mot finit pas se vider de son sens, même dans les cas où il pourrait être approprié de l’utiliser.

Mais je ne veux pas m’attarder à ces accusations qui, somme toute, n’en valent pas la peine. Ce qui m’intéresse dans ce billet, ce sont les déclarations du CUC sur la turbine dont le gouvernement canadien a décidé de réparer, à la demande du gouvernement allemand, pour que le gaz naturel puisse circuler à un débit relativement normal dans le gazoduc Nord Stream 1, malgré les sanctions qui visent Gazprom.

Voici ce qu’écrit d’abord Alexandra Chyczij, présidente nationale du CUC, dans sa lettre du 15 juin 2022 adressée à Mélanie Joly, ministre des Affaires étrangères du Canada :

« The Ukrainian Canadian community read with growing concern reports that the government of Germany, together with the Russian state gas company Gazprom, are attempting to circumvent sanctions imposed by Canada as a consequence of Russia’s war on Ukraine. […]

Since Russia began its full-scale assault on Ukraine on February 24, Russia has earned approximately $100 billion in revenues from the export of energy. Over 60% of these revenues have been contributed by member states of the European Union, including Germany. German and EU funds are being used to finance Russia’s genocidal war against the Ukrainian people.

Should the Government of Canada agree to waive the sanctions that are preventing delivery of this turbine, the German state will be in a position to provide even more funds to Russia to continue financing Russia’s genocide against Ukraine. »

Donc, il s’agit de ne pas réparer la turbine et de ne pas la livrer à Gazprom pour que les exportations de gaz naturel russe ne puissent pas reprendre, et pour que les revenus ainsi réalisés par la Russie ne puissent pas être utilisés dans sa guerre contre l’Ukraine. Autrement dit, le CUC demande au Canada de priver l’Allemagne d’une grande partie de son approvisionnement en gaz naturel et ainsi de mettre en péril son économie (ce qu’on peut appeler du terrorisme énergétique), pour empêcher l’Allemagne de financer la guerre de la Russie contre l’Ukraine, laquelle n’a pas signé de traité d’alliance avec le Canada et l’Allemagne. Cela devient encore plus bizarre étant donné que, si l’économie allemande s’effondre, l’Allemagne ne sera plus en mesure de fournir de l’aide financière et militaire à l’Ukraine et, en raison d’une réaction en chaîne, d’autres pays européens et occidentaux pourraient se retrouver dans la même position.

Mais ça devient vraiment intéressant quand on compare le contenu de cette première lettre du CUC aux déclarations qui sont ensuite faites par Alexandra Chyczij dans sa lettre du 6 juillet 2022, adressée cette fois-ci au très honorable Justin Trudeau :

« As has been noted by both the Government of Ukraine and in independent media reports, Russia’s Gazprom has artificially reduced gas flows in NS1 in order to exert pressure on Germany and to foment discord between Ukraine and its supporters. Indeed, German Chancellor Olaf Scholz has questioned whether the cut in gas flow is politically motivated rather than a technical issue.

Experts have reported that the absence of the turbine in question does not in and of itself reduce the flow of gas to the point that is being claimed by Gazprom. Indeed, it has been reported that Gazprom deliberately turned off additional turbines in order to decrease the flow of gas through NS1. [...]

We urge the Government of Canada to see through this obvious ploy and to use its good offices to broker a solution which does not involve the waiver of sanctions. This is a test of the resolve of the Government of Canada to maintain sanctions and to continue to isolate Russia. Any waiver of Canadian sanctions would be viewed as a capitulation to Russian blackmail and energy terrorism, and would only serve to embolden the Russian terrorist state, with far-reaching and negative consequences not only for Ukraine or the European Union, but for Canadian security as well. »

Maintenant on nous dit que la réduction du débit ne saurait être attribuée au bris de la turbine. Il faudrait se décider et arrêter de nous dire une chose et son contraire ! C’est comme dans l’histoire qui sert à illustrer ce qu’est la logique du chaudron : « A a emprunté à B un chaudron de cuivre et après l’avoir rendu, il est mis en accusation par B parce que le chaudron présente désormais un grand trou qui le rend inutilisable. Voici sa défense : “Premièrement je n’ai absolument pas emprunté de chaudron à B ; deuxièmement le chaudron avait déjà un trou lorsque je l’ai reçu de B ; troisièmement je lui ai rendu le chaudron intact.” »

Ce que la présidente nationale du CUC dit au gouvernement du Canada, pour que la turbine ne soit pas réparée et retournée à Gazprom, peut être reformulé comme suit : « Premièrement, la réparation de la turbine, dont le bris a causé une diminution du débit dans le gazoduc, va permettre à la Russie de reprendre ses exportations et de générer des revenus qui vont être utilisés pour faire la guerre à l’Ukraine ; deuxièmement, la baisse de débit dans le gazoduc n’étant pas causée par la turbine à réparer, elle est en fait une forme de chantage, d’extorsion ou même de terrorisme énergétique pratiquée par la Russie, et c’est pourquoi il ne faut pas céder en réparant la turbine et en la retournant à Gazprom, car cela va enhardir la Russie, qui va aller toujours plus loin. »

Allons donc ! Comment se pourrait-il que, d’un côté, la réparation de la turbine ait pour effet la reprise des exportations très lucratives de gaz russe vers l’Allemagne interrompues à cause du bris, et, de l’autre, que le bris de la turbine ne soit qu’un prétexte de la Russie pour réduire dramatiquement l’approvisionnement en gaz naturel de l’Allemagne. C’est absurde ! On nous raconte n’importe quoi, et on ne s’en cache même pas. Qu’importe que ces déclarations s’excluent mutuellement, pourvu qu’elles permettent de justifier le refus de réparer la turbine ! Tous les moyens sont bons pour y parvenir. Mais que pouvons-nous raisonnablement espérer d’autre de la présidente nationale du CUC, que le recours à la logique du chaudron quand l’armée russe n’a de cesse de faire cuire les forces armées ukrainiennes dans de multiples chaudrons ? En fait, cette logique est tout à fait appropriée dans les circonstances.

Notons que la deuxième partie de cette absurdité est déjà, prise en elle-même, absurde. Si la diminution des livraisons de gaz russe en Ukraine est bien due à une décision politique de la Russie, et non à un bris technique, qu’est-ce que ça changerait de réparer la turbine et de la livrer à Gazprom ? N’est-il pas vraisemblable alors que Gazprom, malgré la réparation de la turbine, ne reprendrait pas au même débit les livraisons de gaz naturel en Allemagne et se mettrait à chercher d’autres prétextes ? En fait, ne serait-ce pas précisément ce qu’il faudrait faire pour montrer à tous que cette histoire de turbine n’a rien à voir avec la réduction du débit dans le gazoduc Nord Stream 1 ? Et si c’est qu’Alexandra Chyczij pense vraiment, pourquoi refuse-t-elle que le gouvernement du Canada agisse en conséquence ? Car il se peut en effet que les Russes finissent par en avoir assez et en viennent à répliquer aux sanctions économiques occidentales par d’autres sanctions économiques. Ce serait de bonne guerre. J’ai toutefois l’impression que, s’il en était ainsi, les Russes joueraient alors franc jeu, et qu’ils ne se cacheraient pas derrière cette histoire de turbine, laquelle a – sans être pour autant fausse – peut-être pour principale fonction de mettre en évidence l’absurdité des sanctions contre la Russie et leurs effets néfastes pour les pays occidentaux.

Mais ce n’est pas tout. Les incohérences se multiplient dans cette lettre :

« It is our understanding that Ukraine has offered an attractive alternative, namely, a discount on the use of Ukraine’s transit pipelines to transmit gas to Germany and the EU. »

Je ne m’attarde pas ici à la question de savoir si les gazoducs qui traversent le territoire de l’Ukraine – qu’il soit contrôlé par le gouvernement ukrainien ou par l’armée russe – sont en assez bon état pour permettre le transit de gaz russe en quantité suffisante vers l’Allemagne et les autres pays de l’Union européenne ; si le gouvernement ukrainien est en mesure d’empêcher la destruction de ces gazoducs à cause des affrontements entre l’armée russe et l’armée ukrainienne ; et s’il pense pouvoir conclure un accord avec Gazprom et les autorités russes, malgré la guerre et les différends qu’il y a eus entre Naftogaz et Gazprom à propos du transit du gaz naturel russe par l’Ukraine.

Non, ce qui me paraît particulièrement typique de la « logique ukrainienne », c’est que le CUC ne voit pas de problème à ce que la Russie augmente ses revenus en faisant transiter par l’Ukraine le gaz naturel qui n’est plus livré par le gazoduc Nord Stream 1. En quoi les profits ainsi faits par la Russie ne pourraient-ils pas être utilisés pour faire la guerre à l’Ukraine ? Faut-il en conclure que le gouvernement ukrainien n’est pas prêt à appliquer lui-même les sanctions économiques contre la Russie qu’il réclame à grands cris des gouvernements occidentaux ? Pourtant ne devrait-il pas donner l’exemple ? Faut-il en conclure que ce qui lui importe vraiment, c’est que les oligarques ukrainiens et aussi américains puissent à nouveau faire beaucoup d’argent grâce au transit du gaz russe par l’Ukraine ? Sachant très bien que la proposition ukrainienne est plus que jamais difficile à réaliser, voire impossible, n’est-ce pas en fait l’Ukraine qui prend en otage l’Allemagne et qui fait du chantage moral aux gouvernements allemand et canadien, en exigeant d’eux qu’ils sacrifient les intérêts nationaux de leur pays respectif et des autres pays occidentaux avec lesquels ils ont des relations économiques étroites ?

Voilà qui devrait refroidir les gouvernements de ces pays, du moins s’ils ont à cœur les intérêts nationaux de leur pays respectif et s’ils sont maîtres de leur politique étrangère. Ce qui est loin d’être certain, puisqu’ils sont pourris jusqu’à la moelle et inféodés au gouvernement américain qui utilise les Ukrainiens comme chair en canon dans une tentative pour le moins dire maladroite de déstabiliser et d’affaiblir la Russie.