Mise au point sur la corruption des institutions

Dans mon billet du 26 février 2024, j’ai fait comme si les finalités des institutions elles-mêmes n’avaient pas été corrompues, et comme s’il suffisait de ne pas se laisser détourner d’elles pour ne pas être corrompu ou ne pas participer à la corruption, en substituant à ces finalités des intérêts égoïstes ou de grandes causes qui procurent à la corruption un habillement moral. Mais nos institutions sont souvent corrompues jusqu’à la moelle : ce sont alors leurs finalités elles-mêmes qui sont corrompues. Dans ce cas, les personnes qui y jouent un rôle ou qui y occupent une position d’autorité peuvent être considérées comme corrompues au sens où elles se laissent détourner de ces finalités idéales qui ont été remplacées par d’autres finalités auxquelles elles se conforment, à supposer que ces finalités idéales aient déjà eu une existence réelle et qu’elles n’aient pas toujours été des paroles creuses. Quoi qu’il en soit, c’est assurément une finalité de nos établissements d’enseignement de dresser des masses dociles et soumises à leurs employeurs et aux « élites » et qui restent à la place qu’on leur attitre, au lieu de développer les aptitudes et l’autonomie des individus. C’est aussi une finalité des organismes publics de s’offrir des services à eux-mêmes ou les uns aux autres et de proliférer au détriment de la société et des individus qu’ils sont censés servir. C’est aussi une finalité de ces organismes de faire des fonctionnaires et des autres employés de l’État de simples rouages de la grande machine bureaucratique qui vit pour elle-même ou qui sert les intérêts des « élites » et des grandes corporations. Et on se cache de moins en moins tout ça, à un tel point que ceux qui continuent de valoriser les finalités idéales de ces institutions et qui s’irritent de leur corruption passent assez souvent pour des rêveurs ou des naïfs, alors que ceux qui acceptent avec indifférence ou cynisme les finalités effectives passent pour des réalistes. Si bien que, si on définit la corruption comme un comportement qui n’est pas compatible avec les finalités effectives d’une institution, les conformistes et les collaborationnistes de cette institution ne sauraient être corrompus, et ce, qu’ils soient mus par leurs intérêts égoïstes ou par de prétendues grandes causes. Bien au contraire, ce seraient plutôt les personnes qui refusent de se conformer à ces finalités effectives et qui se revendiquent de finalités idéales qui devraient être considérées comme corrompues et corruptrices.

Il est vrai que nous pouvons juger de ces institutions à partir des finalités plus fondamentales et plus générales des sociétés dans lesquelles nous vivons et que nous disons démocratiques. En adoptant ce point de vue, il semble que nous pouvions dire que les finalités de ces institutions sont corrompues et que les personnes dociles qui se conforment à elles le sont elles aussi. Une société à prétention démocratique a de sérieux problèmes de corruption quand ses institutions agissent comme des parasites à l’égard des individus qui la constituent et les constituent, et cherchent à faire d’eux des serviteurs dociles ouvertement ou en invoquant de grandes causes, au lieu de les rendre plus autonomes et de cultiver leurs aptitudes. D’un autre côté, nous pouvons nous demander si les finalités de nos sociétés prétendument démocratiques n’existent plus que sous la forme d’idéaux irréalisés ou ont peut-être toujours existé en tant qu’idéaux en grande partie non réalisés, et si les finalités fondamentales de nos sociétés n’ont presque plus rien à voir ou ont de moins en moins de choses à voir avec ces idéaux. N’est-ce pas vrai que l’une des finalités fondamentales de nos sociétés dites démocratiques, c’est de faire adhérer la populace aux décisions de ses maîtres et de lui faire servir leurs intérêts, le tout en donnant une apparence de légitimité à leur pouvoir et à leur domination grâce à cette adhésion ou aux prétendus grandes causes dont ils usent pour obtenir cette adhésion ? Dans cette perspective, ne pouvons-nous pas dire que des institutions qui ont pour finalité de rendre dociles les individus, d’empêcher le développement de leurs aptitudes et de leur autonomie, et de subordonner ou de sacrifier leurs intérêts à ceux de leurs maîtres sont tout à fait adaptées aux finalités de nos sociétés faussement démocratiques et ne sauraient donc être considérées comme corrompues et corruptrices, pas plus que les individus qui se conforment passivement ou activement à leurs finalités respectives ?

Nous pourrions maintenant essayer d’évaluer les finalités de nos sociétés prétendument démocratiques à partir de finalités considérées comme plus élevées ou plus fondamentales, par exemple en les tirant de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Mais nous aurions tôt fait de constater que ces beaux principes humanitaires sont en réalité des instruments qui servent à justifier des invasions militaires, la mort et les souffrances de millions d’êtres humains et à restreindre ou à suspendre les droits et la liberté des individus, et que nos sociétés prétendument démocratiques et les institutions qui les constituent sont en harmonie avec eux et ne sauraient donc être considérées comme corrompues quand nous les évaluons en fonction d’eux et des institutions internationales qui veillent à leur application.

Devons-nous en conclure qu’il est impossible de considérer une institution ou une société comme corrompue en jugeant d’elle à partir de ses propres finalités ou de finalités plus fondamentales ? En effet, nous pourrions penser que, si ce qui nous apparaît comme de la corruption dotée ou non d’un habillement moral gangrène une institution ou une société, c’est qu’elle doit s’accorder assez bien avec les finalités effectives de cette institution ou de cette société, et donc qu’il ne saurait véritablement s’agir de corruption comprise en tant qu’acte de détournement de cette institution ou de cette société à l’égard de ses finalités. Autrement dit, plus une institution ou une société serait corrompue, plus ses finalités s’accorderaient avec sa corruption et vice versa, alors plus il serait problématique de dire qu’elle est corrompue et de parler de corruption.

À ce stade de notre réflexion, il nous faut choisir entre les deux termes de l’alternative suivante : ou bien nous faisons des finalités réelles ou effectives des institutions ou des sociétés le critère unique ou par excellence à partir duquel il faut juger de leur corruption ; ou bien nous acceptons de prendre comme critère les finalités idéales des institutions ou des sociétés, quand leurs finalités réelles ou effectives ne correspondent pas ou plus à ces finalités idéales et ne sont plus désirables pour nous.

Dans le premier cas, il faut nous résigner à vivre au sein d’institutions et de sociétés dont les finalités réelles ou effectives sont contraires à nos intérêts et à nos désirs, sans pouvoir les considérer comme corrompues et essayer de lutter contre leur corruption.

Dans le deuxième cas, nous évaluons ces institutions et ces sociétés et leurs finalités réelles ou effectives en fonction de finalités idéales plus compatibles avec nos intérêts et nos désirs, et nous n’hésitons pas à dire, dans la perspective qui est la nôtre, que ces institutions, ces sociétés et leurs finalités réelles ou effectives sont corrompues, sans toutefois ignorer que les idéaux à partir desquels nous les évaluons peuvent dans une certaine mesure exister réellement dans ces institutions et ces sociétés et y constituer des finalités concurrentes qu’il s’agit de rendre moins marginales et de renforcer en les rendant plus désirables, ce qui peut impliquer de les transformer et ce qui exige alors de ne pas faire d’elles des idéaux immuables, universels et absolus.