Assimilation du chiffrement des communications à un comportement terroriste

Grâce à deux articles de La Quadrature du Net (Affaire du 8 décembre : le chiffrement des communications assimilé à un comportement terroriste et Tribune : « Attachés aux libertés fondamentales dans l’espace numérique, nous défendons le droit au chiffrement de nos communications »), j’ai pris connaissance des aberrations policières et juridiques qui ont résulté de ce qu’on appelle, en France, l’affaire du 8 décembre 2020, et dont nous avons très peu entendu parler ici, au Québec. Plusieurs Français sont allés, aux côtés de milices kurdes, combattre Daesch en Syrie il y a quelques années. Certains d’entre eux, qu’on qualifie d’ultra-gauche, ont attiré l’attention des agences de renseignement, qui se sont mises à les espionner, en prétextant que ces personnes, qui se sont portées volontaires et qui ont risqué leur vie pour combattre des terroristes, devaient simplement être des terroristes d’une autre tendance politique, qui ne représenteraient pas une moindre menace pour la République française que les militants de Daesch. Voilà qui montre bien que les autorités françaises ne désirent pas que les citoyens participent activement à la lutte contre les terroristes, et qu’elles exigent seulement d’eux qu’ils se soumettent docilement à des formes de surveillance toujours plus invasives, censées prévenir les attentats terroristes, et qu’on radicalise chaque fois qu’un attentat se produit. C’est justement ce qui a mené à l’arrestation d’un de ces prétendus terroristes qui s’est porté volontaire pour combattre les terroristes, ainsi que de plusieurs personnes avec lesquelles il serait censé constituer un groupuscule terroriste, la principale preuve étant des pratiques visant à protéger sa vie privée contre la surveillance de masse dont nous sommes l’objet.

Je sais depuis longtemps que le seul fait d’utiliser un VPN, le réseau Tor, ainsi que des services de messagerie et des applications de communication chiffrés, suffit à rendre suspect aux yeux des agences de renseignement dont la principale raison d’exister est de nous surveiller et de nous espionner. Malgré tout, il me semble qu’on est allé plus loin cette fois-ci. Non seulement les espions et le juge d’instruction ont étendu leurs soupçons au chiffrement des ordinateurs et des téléphones mobiles et à l’utilisation de Linux (surtout Tails), de dérivés d’Android « dégooglés » (/e/OS et LineageOS) ou de magasins d’applications mobiles libres (F-Droid), mais ces pratiques sont aussi assimilées à des comportements terroristes et, pour cette raison, constitueraient une preuve qu’on conspirerait et qu’on aurait l’intention de commettre des actes terroristes. Autrement dit, le seul fait d’être plusieurs personnes à partager ces pratiques de protection de la vie privée et à chercher à les répandre suffirait pour prouver l’existence d’un « groupuscule clandestin » qui s’adonnerait à des « actions conspiratives ».

Le plus bête, c’est que le chiffrement des communications, des téléphones mobiles et des ordinateurs est chose courante et tout à fait légale, au point d’être dans certains cas recommandé par les Nations Unies, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi), l’Agence européenne pour la cybersécurité (Enisa) et la Commission européenne. La mauvaise foi policière apparaît donc ici clairement quand on essaie de faire passer pour si peu les inculpés du 8 décembre pour des malfaiteurs voués au « culte du secret » et disposant de compétences technologiques avancées, c’est-à-dire des « hackers » terroristes, même s’ils cherchent seulement à se protéger contre des intrusions dans leur vie privée. N’est-il pas évident que le chiffrement est considéré comme un acte répréhensible parce qu’il s’agit de personnes préalablement considérées suspectes politiquement ? Sinon, pourquoi ne pas en dire autant pour toutes les personnes qui ont recours au chiffrement ? En fait, c’est peut-être précisément là que les services de renseignement et le ministre de l’Intérieur veulent en arriver. En créant un précédent où le chiffrement constituerait en lui-même une preuve de l’existence ou de la possibilité de prétendues activités criminelles ou terroristes, la voie vers son contrôle, son interdiction ou sa criminalisation est ouverte, et pas seulement pour les personnes suspectes politiquement, mais pour tout le monde qui pourrait avoir envie d’utiliser une forme ou une autre de chiffrement. Ainsi, vouloir se soustraire à la surveillance de masse ou ciblée à laquelle participent les agences de renseignement et les GAFAM, ce serait déjà un crime, lequel prouverait aussi l’existence d’autres crimes ou d’intention de les commettre. À l’inverse, consentir à cette surveillance serait une obligation.

Certains penseront peut-être que j’exagère. En fait, les inculpés de l’affaire du 8 décembre sont déjà dans cette situation. Malgré des mois de surveillance intensive et une longue instruction de leur affaire, aucun projet d’acte criminel ou terroriste n’a été identifié. Leur procès n’en aura pas moins lieu en octobre 2023. Tout ce qu’on peut leur reprocher de tangible, c’est le recours au chiffrement de leurs communications et de leurs données, lequel servirait à rendre indéchiffrables des preuves de l’existence d’un soi-disant projet ou d’une soi-disant intention de projet terroriste d’ultra-gauche. Le fait qu’on ignore, à cause du chiffrement, quelle est la nature de ces preuves et de ce projet n’empêcherait pas de savoir que ces preuves et ce projet existent bel et bien, comme si leur nature et leur existence étaient des choses distinctes. Assez absurdement, l’absence de preuves devient une preuve dans cette logique policière, bien qu’on ne sache pas de quoi elle est une preuve exactement, sauf de manière très générale et très confuse. Voilà qui est à la fois commode !

C’est comme si on accusait un athée de pécher parce qu’il refuse de se confesser à un prêtre, et comme si on voyait dans ce refus la preuve de l’existence d’autres péchés atroces qu’aurait commis cet athée, bien qu’on ignore tout de la nature et des circonstances de ces péchés cachés, justement parce qu’il n’y aurait pas eu de confession. Car pourquoi cet athée refuserait-il de se confesser s’il n’avait pas commis des péchés atroces ?

C’est aussi comme si on prétendait prouver l’existence d’un dieu dont la nature serait impénétrable, en faisant de cette nature insondable et inconnue pour nous et l’impossibilité de raisonner à son sujet une preuve de l’existence d’un être supérieur, quel qu’il soit. Car pourquoi cet être ne nous révélerait-il pas clairement sa nature si elle n’était pas au-delà des limites de notre entendement ?

Il y a de quoi nous inquiéter quand les services de renseignement, les forces policières et les juges se mettent à raisonner aussi mal et avec autant de mauvaise foi que les prêtres et les théologiens.