La protection de la vie privée

Si nous devons nous inquiéter des attaques perpétrées contre notre vie privée depuis les dernières années et aussi de l’insensibilité de beaucoup de nos concitoyens à ces attaques, nous pouvons à l’inverse nous réjouir de voir que des personnes qui ne se souciaient pas de la protection de la vie privée il y a quelques années, et qui mettaient parfois leur sale nez partout, s’en font maintenant les défenseurs. En effet, les opposants et les dissidents insistent beaucoup sur l’importance de protéger la vie privée contre la surveillance et les ingérences des forces policières, des agences de renseignement, des autres organismes gouvernementaux, des institutions financières, des corporations du secteur des technologies et des télécommunications, des employeurs et des commerces, sous prétexte sanitaire, sécuritaire, moral ou climatique. C’est en partie pour contrer leur influence que les organisations qui menacent notre vie privée prétendent la respecter et prendre toutes les précautions qui s’imposent pour la protéger contre les pirates informatiques et les fraudeurs. Les défenseurs de la vie privée et ceux qui l’attaquent semblent, malgré des oppositions très marquées, s’entendre sur ce point : la vie privée est quelque chose qui peut être protégée, qu’on cherche soi-même à la protéger ou à l’attaquer en prétendant la protéger. C’est justement ce recoupement qui permet l’opposition entre ceux qui veulent protéger la vie privée et ceux qui veulent l’attaquer.

Nous devons toutefois nous demander dans quelle mesure ceux qui cherchent à protéger la vie privée en partagent la même conception que ceux qui l’attaquent, et si cela joue en faveur des amis ou des ennemis de la vie privée.

Le fait qu’on reconnaisse, de part et d’autre, qu’il faut défendre la vie privée et qu’on ne la considère pas comme une chose acquise semble, à première vue, devoir jouer en faveur de ses défenseurs, parce que les attaques contre la vie privée seraient beaucoup plus efficaces s’il n’y avait pas des personnes qui comprennent qu’elle doit être défendue pour ne pas disparaître, en partie ou en totalité. Ce qui fait que les attaques contre la vie privée sont malgré tout efficaces, c’est justement le fait que beaucoup de nos concitoyens ne peuvent pas concevoir que notre vie privée est attaquée, qu’elle doit être défendue et qu’elle peut disparaître si elle ne l’est pas.

D’un autre côté, le fait de parler souvent de la protection de la vie privée dans l’opposition laisse entendre que ce serait une chose qui existerait naturellement et qu’il s’agirait simplement de protéger contre les ingérences, quelles qu’elles soient. Ce qui nous donne cette impression, ce sont la transformation numérique de nos sociétés et de notre existence et les nouveaux moyens de surveillance et de contrôle de masse que cela met à la disposition de nos gouvernements, des institutions financières et des grandes corporations. Nous ne pouvons pas raisonnablement nier que ces organisations s’ingèrent systématiquement dans notre existence tel que ça ne s’est jamais produit avant, et qu’elles s’efforcent de tout savoir à notre sujet, en y parvenant de plus en plus. En ce sens, nous pouvons dire qu’il faut protéger notre vie privée contre les ingérences de ces organisations. Mais nous aurions tort d’en conclure que notre vie privée existait vraiment avant, du seul fait que ces ingérences étaient moins fréquentes et moins systématiques. Ce qu’il faut nous demander, c’est s’il n’existait pas avant d’autres formes d’ingérence dans la vie privée, qui faisaient que la vie privée était déjà menacée ou n’existait que très partiellement, sauf pour ceux d’entre nous qui ont fait des choix de vie favorables à son existence.

Je pense par exemple à la tendance marquée des parents à surveiller leurs enfants et à toujours vouloir savoir ce qu’ils font, même quand ils sont devenus des adolescents ou des adultes, et à se mêler de leurs affaires, sous prétexte de leur donner des conseils de vie, de les protéger des maux qui risqueraient de s’abattre sur eux et de les inciter à prendre les bonnes décisions pour réussir dans la vie, d’après les conceptions bornées habituelles. Ce qui est aggravé par le fait que, depuis quelques décennies, de nombreux parents essaient de se dégager des rapports familiaux traditionnels pour devenir les amis, les copains ou les confidents de leurs enfants et de le rester une fois qu’ils sont devenus des adultes.

Je pense aussi à la situation dans laquelle se trouvent les adultes qui ont des enfants à leur charge pendant au moins dix-sept ans, et qui se retrouvent pour cette raison à ne plus avoir de vie privée, qu’ils soient en couple ou célibataires. Car leurs enfants les épient et, étant eux-mêmes l’objet de la surveillance parentale, sentent que ce qu’ils savent de leurs parents peut s’avérer tôt ou tard une arme utile contre eux, et sentent que leur seule présence les empêche de faire certaines choses. Et ça, c’est quand les parents ne font pas de leurs enfants des confidents qu’ils ont toujours à la portée de la main et dont ils peuvent disposer librement, pour leur raconter leurs petits et leurs grands problèmes, en tenant compte ou non de l’âge de ces derniers.

Je pense aussi à ces couples où les partenaires exigent l’un de l’autre de savoir tout ce qu’ils pensent et sentent, se racontent dans le menu détail leurs antécédents amoureux et sexuels, leur enfance, leur adolescence et les relations qu’ils ont encore avec leurs parents, afin de tout savoir l’un de l’autre, et sont mécontents et se sentent lésés quand leur partenaire leur cache quelque chose ou quand ils en ont l’impression.

Je pense aussi à certaines formes d’amitié (ce n’est pas le mot que j’emploierais) où il n’existe pas la moindre distance entre les soi-disant amis, qui se racontent les moindres détails de leur vie et qui se confient tous leurs états d’âme. De telles « amitiés » ne reposent pas sur des affinités ou sur une estime réciproque des « amis ». Elles reposent sur un désir de s’épancher. N’importe qui peut faire l’affaire, pourvu qu’il écoute avec patience ces épanchements, en attendant son tour de s’épancher. C’est pourquoi les jeunes, jusqu’à ce qu’ils aient une carrière et une famille, peuvent avoir beaucoup d’« amis », les remplacer facilement par d’autres après une brouille et en trouver rapidement quand ils déménagent dans une autre ville ou dans une autre région, et parfois même dans une autre province et dans un autre pays.

Je pense aussi à la mentalité de village dont nous n’avons pas encore réussi à nous débarrasser au Québec et qui continue d’exister, à divers degrés, dans les petites villes et parfois même dans les grandes, où beaucoup exposent leur vie à de simples connaissances (par exemple des collègues), qui s’attendent à ce comportement, qui l’adoptent elles aussi et qui l’exigent même des autres, par une étrange sorte de réciprocité.

Je pense aussi aux communautés issues de l’immigration massive, où la force du groupe (par exemple, la famille ou la communauté des fidèles) et les pressions exercées sur les individus sont souvent plus fortes que chez les Occidentaux, y compris les Québécois, qui sont à mon avis parmi les Occidentaux les plus grégaires.

Je pense enfin à la tendance, apparue il y a environ quinze ans, à publier quotidiennement sa vie privée sur les réseaux sociaux et même à s’y donner en spectacle, ce qui peut aller jusqu’à l’indécence ou l’exhibitionnisme, compris au sens strict ou au sens large.

Ceux de nos concitoyens qui acceptent ou désirent cette existence où la vie privée n’existe que très partiellement sont souvent disposés à accepter les ingérences des gouvernements, des institutions financières, des grandes corporations, des employeurs et des commerces, sous prétexte sanitaire, sécuritaire, morale ou climatique. Ces ingérences ne sont-ils pas la continuité de l’existence qui les précèdent ?

Mais ce qui est encore plus inquiétant pour la vie privée, c’est que de nombreuses personnes qu’on considère comme des opposants ou des dissidents se sont souvent assez bien accommodés de cette existence. Bien qu’elles se posent souvent comme des défenseurs de la vie privée, ce n’est peut-être pas elle qu’elles valorisent dans bien des cas. C’est peut-être plutôt des ingérences d’un nouveau type qui sont difficilement supportables à ces opposants ou à ces dissidents, parce qu’elles sont faites au nom d’idéologies auxquelles ils n’adhèrent pas ou qu’ils détestent, par des acteurs auxquels ils ne font pas confiance et qu’ils considèrent même comme des adversaires ou des ennemis. L’attitude de ces opposants et de ces dissidents ressemblent à celle des croyants qui supportent très bien le contrôle que leur propre religion exerce sur eux, mais qui se scandalisent qu’une religion concurrente prétende exercer un contrôle semblable sur eux, et donc dont nous aurions tort de croire qu’ils désirent la liberté, même s’ils s’opposent aux ingérences de cette autre religion et défendent leur religion en invoquant la liberté.

À en juger d’après la situation actuelle, la période qui l’a précédée et les modes de vie communautaires traditionnels, j’en viens donc à me dire que la normalité, c’est une relative absence de vie privée et de désir pour cette vie privée. L’exception, c’est l’affirmation d’un désir fort et réfléchi pour la vie privée, lequel implique un combat non pas pour la protéger, mais plutôt pour l’obtenir ou, plus justement, pour l’accroître. Nous parlons donc improprement quand nous disons que la vie privée doit être protégée ou respectée, comme si elle était une chose qui était déjà donnée et qui existait naturellement, tant que les attaques qu’on porte contre elle ne la font disparaître.

Si nous désirons vraiment avoir une vie privée où tout un chacun ne fourre pas son nez, il nous faut avoir une attitude plus active vis-à-vis de la vie privée et ne pas nous mettre simplement sur la défensive, ce qui reviendrait à défendre quelque chose que nous n’avons pas ou que nous n’avons jamais eu, que nous croyons avoir ou que nous croyons avoir déjà eu, et que nous n’aurons probablement jamais précisément pour cette raison, sauf peut-être sous une forme très atténuée. Et il nous faut aussi une conception plus radicale de la vie privée. Si nous nous contentons d’une attitude défensive vis-à-vie de la vie privée, si nous croyons qu’elle est une chose qui nous est naturellement donnée et qu’il suffit de protéger, nous jouons le jeu des ennemis de la vie privée, qu’ils désirent l’avènement de nouvelles formes de vie incompatibles avec la vie privée, ou le maintien de formes de vie plus anciennes, elles aussi peu compatibles avec la vie privée. Ne nous trompons pas : la vie privée n’existe pas ou n’existe que minimalement même quand c’est nous, dans les anciennes ou les nouvelles formes de vie, qui consentons à exposer notre vie, nos idées, nos sentiments, nos états d’âme et nos soucis à toutes sortes de personnes ou d’organisations, ou encore à un cercle de personnes plus étroit, qui sait presque tout de nous, pour lequel nous n’avons que peu de secrets, qui n’a pas non plus de secrets pour nous, et qui partage dans une grande mesure les mêmes sentiments, les mêmes idées et la même vie que nous. À la rigueur, c’est encore pire que quand il s’agit d’obstacles extérieurs non consentis à la vie privée imposés par de puissantes organisations, puisqu’il s’agit alors d’un rejet de la vie privée, et du même coup de l’intériorité et de l’individualité.

Au contraire, il nous faudrait développer notre autonomie individuelle et notre indépendance morale, au lieu de nous vautrer dans une forme ou une autre de dépendance affective. Il nous faudrait rejeter avec vigueur l’idéal de transparence inconditionnelle et de fusion avec une grande communauté, avec notre entourage ou même avec nos proches, nos amis, nos conjoints ou nos amoureux. Il nous faudrait toujours maintenir une certaine distance, une certaine réserve, une certaine discrétion, sauf peut-être avec quelques rares personnes dignes de confiance, de manière intermittente, pour ne pas les empêcher d’exister pour elles-mêmes et ne pas nous empêcher d’exister pour nous-mêmes. Voilà qui donnerait naissance à des relations sociales très différentes de celles auxquelles nous sommes habitués. Voilà qui cultiverait une aversion marquée pour les nouvelles formes de vie et d’organisation sociale incompatibles avec la vie privée, de même que pour les celles qui sont plus anciennes et peu compatibles avec la vie privée.

Je n’ignore pas que cette conception de la vie privée est exigeante et que c’est un idéal irréalisable et même difficile à concevoir pour beaucoup d’entre nous, peut-être pour moi aussi. Mais c’est tout de même la direction dans laquelle il faudrait que nous allions. Car si nous ne faisons pas du chemin dans cette direction, si nous ne cultivons pas ainsi notre désir pour la vie privée, nous n’aurons pas la force nécessaire pour résister aux puissances qui cherchent à anéantir notre désir pour la vie privée, et pas même pour nous aménager par la ruse et la persévérance une sphère privée limitée, laquelle est nécessaire au développement et au maintien de notre individualité et de notre vitalité.