La force du groupe

Dans nos sociétés qu’on dit individualistes mais qui sont en fait anti-individualistes, il est convenu de dire et de croire que les groupes sont supérieurs aux individus. La solidarité et la collaboration qui existeraient au sein des groupes devraient permettre aux individus de surpasser leurs faiblesses et de mettre en commun leurs forces. En raison des pouvoirs merveilleux du groupe, les connaissances et les aptitudes de tous devraient se combiner sans heurts si tout le monde faisait preuve de bonne volonté, et les défauts des individus devraient disparaître ou être atténués si, encore une fois, tout le monde faisait preuve de bonne volonté. Il en résulterait une entité collective qui transcenderait les individus, qui élèverait ses membres au-dessus de ce qu’ils sont séparément, qui permettrait à ses derniers de s’accomplir pleinement, qui serait capable de réaliser de grandes choses impossibles aux seuls individus, qui serait plus apte qu’eux à distinguer la vérité de l’erreur et du mensonge, et qui serait plus en mesure qu’eux de contribuer au bien de la société et de l’humanité. Ainsi, les familles, les communautés culturelles, les équipes de travail et les groupes de recherche seraient en tout point supérieurs aux individus, y compris les meilleurs d’entre eux, tant le groupe est une entité fondamentalement supérieure à l’individu.

Malgré ces beaux discours, ou en partie à cause d’eux, la force du groupe – qui est indéniable – n’a certainement pas toujours ces bons effets, et elle a assez souvent des effets diamétralement opposés. Pour que la cohésion du groupe puisse exister, pour qu’il fasse corps et ne soit pas seulement une association d’individus, il est nécessaire qu’un grand conformisme y règne. Ce conformisme est plus facile à atteindre quand il porte sur des idées, des opinions, des valeurs, des sentiments, des attitudes et des comportements rudimentaires et non réfléchis qui peuvent être facilement partagés et qui ne demandent pas des qualités intellectuelles et morales exceptionnelles ou seulement supérieures à la moyenne des êtres humains ou des membres d’une société. Car il est plus facile de rabaisser ce qui dépasse pour le rendre conformes aux normes du groupe, que d’élever ce qui est trop bas. Un groupe parvient donc à se former, à durer et à conserver sa cohésion d’autant plus facilement qu’il est caractérisé par des qualités médiocres et qu’il entrave ou étouffe les tentatives de différer ou de dépasser la médiocrité collective. Plus l’esprit de groupe est fort, plus ce groupe est nombreux, influent ou puissant dans la société, et moins ses membres réfléchissent, ont le désir de soumettre à la critique ce qu’ils croient et font, de discuter avec ceux qui divergent à l’intérieur ou à l’extérieur du même groupe et d’envisager qu’on puisse être supérieurs à eux, en tant que groupe ou membres de ce groupe. On comprendra que, dans ce contexte, les forces des personnes qui font partie du groupe peuvent difficilement être combinées puisqu’elles sont atténuées et dégradées par l’esprit de groupe, à supposer même qu’elles puissent apparaître ou se développer et ne cèdent pas toute la place à la médiocrité. Dans bien des cas, l’esprit de groupe renforcera plutôt des défauts comme l’étroitesse d’esprit et de cœur, la survalorisation ou la sacralisation des caractéristiques partagées au sein du groupe, le contentement de sa petite personne au sein du groupe et l’intolérance vis-à-vis de ce qui est différent ou supérieur.

Ainsi, ceux qui sont animés par l’esprit de groupe et qui attendent des merveilles de cet esprit ont le plus de chances d’être dogmatiques, d’errer et de s’entêter à voir les maux qui résultent de cet esprit comme des biens et de voir comme un mal ce qui n’est pas compatible avec cet esprit ou ce qui s’oppose à lui, par exemple les aspirations non standardisées de ceux qui défendent leur individualité et sans lesquels les individus sont ravalés en deçà de ce qu’ils sont ou ne peuvent pas devenir ce qu’ils auraient été dans de meilleures conditions, de même que le groupe auquel ils appartiennent végète dans une médiocrité qu’il ne saurait surmonter tant qu’il ne tolère pas ou n’encourage pas une plus grande liberté chez les individus. À l’inverse, les individus qui parviennent à se détacher du groupe et à se démarquer de ses membres conformistes sont dépourvus de la légitimité que confère à peu de frais le groupe et sont plus disposés à examiner ce qu’ils croient et font. Ils sont plus en mesure d’apporter à ces conformistes quelque chose qu’ils n’ont pas et de les inciter à s’élever au-dessus de ce qu’ils sont et de ce qu’ils contentent d’être, en raison de la légitimité que leur donne le groupe. Malheureusement, ces incarnations de l’esprit de groupe considèrent souvent, sans réflexion digne de ce nom, ces individus comme des méchants, des fous ou des hérétiques qui constitueraient un danger pour eux, pour le groupe, la société et même l’humanité, ce qui est vrai si on persiste comme elles à voir les troupeaux, petits ou grands, comme l’accomplissement ultime des possibilités humaines. C’est pourquoi les tentatives d’assimiler ou de dégrader les individualistes dont on peine à supporter l’existence sont monnaie courante. Et quand ces derniers semblent irrécupérables, quand ils résistent vigoureusement à l’assimilation ou à la dégradation, quand ils leur glissent entre les doigts, les troupeauistes essaient de les isoler pour les empêcher d’exercer leur influence délétère, quand ils ne vont pas jusqu’à essayer de les anéantir socialement ou, plus rarement, de les anéantir tout court, par exemple durant un épisode de folie collective.


La force du groupe tant vantée, c’est ce qui nous fait avoir des conversations insignifiantes et abrutissantes, c’est ce qui fait que nous répétons des banalités ou des bêtises, c’est ce qui fait que nous chantons sur la même note, c’est ce qui fait que nous ignorons ou faisons taire les voix dissonantes, c’est ce qui nous fait régurgiter des idées reçues, c’est ce qui fait que nous nous vautrons dans l’erreur, c’est ce qui fait que nous nous scandalisons des critiques soutenues, c’est ce qui fait que nous nous croyons des personnes respectables et même vertueuses simplement parce que nous nous imitons les uns les autres, c’est ce qui fait que nous nous contentons d’aussi peu. L’esprit de groupe ou l’esprit grégaire (appelons un chat un chat) ne saurait être une force bénéfique qui permettrait aux êtres humains et aux sociétés de s’améliorer. C’est plutôt une force de régression individuelle, sociale, politique et culturelle, qu’il s’agisse de troupeaux droitistes, gauchistes ou centristes. Voilà quelque chose que ne devraient pas oublier les opposants, les résistants et les dissidents, qui ne sont certainement pas à l’abri de l’esprit grégaire.