Précurseurs de l’anti-complotisme

Le maître à ses esclaves

« N’allez pas vous imaginer que nous, les maîtres, vous faisons travailler dans les champs et dans les mines pour notre bon plaisir et pour nous enrichir à vos dépens. Nous vous donnerions la liberté si c’était possible. Mais ce ne l’est pas. Voudriez-vous labourer la terre et descendre dans les entrailles de la terre si nous, les maîtres, ne vous y forcions pas ? Et pourtant la Cité a besoin de blé et d’or. En acceptant d’être vos maîtres, ce qui nous demande un travail infini et pénible, nous servons la Cité, nous sommes ses esclaves, comme vous. Il faut être des esclaves incultes, qui n’entendent rien à la politique et à l’économie, pour s’imaginer qu’il y a un complot des maîtres pour vous exploiter. Ne voyez-vous pas que nous faisons tout pour rendre votre labeur le moins pénible possible ? Ne voyez-vous pas que nous vous nourrissons, vous vêtons et vous logeons ? »

 

Les croisés aux Sarrasins

« Quoi que vous puissiez en penser, nous ne sommes pas venus ici pour piller des villes, contrôler le commerce maritime avec Venise et fonder nos propres royaumes. Nous sommes venus ici seulement pour libérer la Terre Sainte des infidèles comme vous et pour répandre la foi chrétienne. Afin de vous chasser de Jérusalem et de permettre aux pèlerins de se rendre librement au Saint-Sépulcre, il nous faut de l’or pour payer et nourrir nos armées, il nous faut marchander avec la Sérénissime pour payer le passage de nos soldats, il nous faut occuper villes et forteresses pour contrôler les régions prises et être en bonne position stratégique pour poursuivre notre offensive vers la Ville Sainte. C’est le Démon qui parle par votre bouche quand vous remettez en question la pureté de nos intentions et de nos actes, quand vous nous prenez pour des canailles qui se sont ligués par appât du gain, alors que jamais nous n’oserions détourner une seule pièce de cuivre de notre mission divine, alors que nous sommes prêts à donner notre vie pour le Christ. Cela vous voudra la potence, vous pouvez m’en croire ! »

 

Le pape au roi

« C’est le diable qui a mis dans votre tête ces idées sacrilèges. Le Saint-Siège ne fait pas de la prédominance des affaires spirituelles sur les affaires temporelles un prétexte pour se mêler de ces dernières et défendre ses intérêts temporels. En digne représentant de notre Père-qui-est-aux-Cieux, nous nous mêlons le moins possible des choses de ce bas monde, que nous abandonnons volontiers aux rois. Malheureusement, il arrive que ceux-ci se mêlent des affaires spirituelles et qu’ils empiètent sur nos prérogatives, notamment en prétendant nommer les évêques. Nous sommes alors dans l’obligation de les frapper d’interdit et, s’ils persistent dans leur entêtement funeste, de désigner un roi voisin comme champion pour qu’il envahisse leur royaume et y rétablisse l’ordre voulu par Dieu. Vous persistez à y voir une conspiration pour accroître notre pouvoir terrestre ? Ah ! que vous avez l’esprit tordu ! On voit bien que le monde séculaire a corrompu votre cœur. Nous remercions Dieu tous les jours d’être pape et pas roi ! »

 

L’inquisiteur à l’hérétique

« Vous blasphémez contre le tribunal du Saint-Office de l’inquisition quand vous accusez vos juges de vous avoir fait arrêter pour obtenir votre or. Il est vrai que vous êtes riche et que vos richesses iront dans nos coffres, que vous soyez condamné au bûcher ou non. Mais vous voyez un sombre complot où il n’y en a pas. Nous sommes seulement motivés par le salut de votre âme, lequel nous sommes prêts à obtenir coûte que coûte. N’ayez crainte : votre or servira à financer les activités de notre sainte organisation et à appréhender les hérétiques pour la conservation de la pureté de la doctrine et le salut de leur âme. »

 

Le curé de village au libre-penseur

« Mais qu’allez-vous vous imaginer ? Moi, un serviteur de Dieu, profiter de mon influence et de l’isolement de mes ouailles pour exercer un contrôle sur leur esprit et les garder dans l’obscurité ? On aura tout vu ! Faites un effort pour vous souvenir de vos cours de catéchèse : vous devriez savoir que notre Sainte Mère l’Église n’a d’autre mission que de garder les fidèles sur le chemin lumineux de la foi, tout en tenant compte de l’époque à laquelle nous vivons. Ses humbles serviteurs ne sauraient comploter pour garder les fidèles dans l’ignorance ! »

 

Les missionnaires aux sauvages

« Mais qu’allez-vous vous imaginer, mes bons sauvages ? Nous ne serions pas ici pour vous faire connaître le vrai Dieu et pour vous enseigner la vraie Religion ? Nous serions plutôt ici pour vous espionner, pour vous pacifier et pour préparer la venue des soldats et des colons qui vous tueront, vous chasseront de vos terres et vous obligeront à vivre comme eux ? Il faut bien être des sauvages pour croire à de pareils contes. Comme si les ministres du Bon Dieu étaient capables d’une telle vilenie ! Comme s’ils avaient franchi l’océan spécialement pour vous faire ce sale coup ! Allons, vous n’y pensez pas ! »

 

Les colonisateurs aux colonisés

« Nous vous apportons la civilisation et la prospérité. Nous avons traversé les océans, les déserts et les jungles pour venir à vous. Nous avons dépensé des milliards dans cette mission civilisatrice. Vous comprendrez que nous devons payer nos frais pour pouvoir continuer à vous aider et nous rendre chez les autres peuples primitifs. C’est pourquoi nous coupons vos forêts, nous prenons votre pétrole, nous nous approprions vos diamants et nous tuons vos éléphants. Il faut que vous ayez l’esprit vraiment mal tourné pour vous imaginer que nous sommes venus ici spécialement pour ces richesses, et pas pour vous apporter les bienfaits de la civilisation occidentale. Ne voyez-vous pas que vous vous rendez coupables de l’ingratitude la plus crasse ? Shame on you ! »

 

Le moujik à l’anarchiste

« Cé dé menteries. Not’bon pére l’Tzar, s’y savait toute lé torts ke nou fond lé nob, ben y lé léssrait pas fére. Si lé nob nou tu au labeurre, cé paçkicépa. Y fau avoêre l’keur noêre pi manker dé jernigouaine pour croêre kié dan l’kou. L’Tzar peu pas ête trampé dans parêil affére ! Tue parl dune istoêre ! »




 

Le général triomphant au peuple libéré

« Voilà : le tyran est mort et ses soldats se sont dispersés ou se sont rendus. C’est un jour de fête pour vous comme pour nous. Vous pourrez enfin goûter aux fruits de la démocratie et de la liberté. Mais il est venu à nos oreilles que certains d’entre vous répandent de fausses rumeurs à notre sujet : nous serions venus en votre beau pays non pas pour vous libérer, mais plutôt pour y mettre au pouvoir un gouvernement que nous contrôlerons, pour permettre à nos grandes entreprises d’exploiter librement vos ressources pétrolifères et aurifères, pour y établir une base militaire permanente à un endroit stratégique et pour faire sentir la présence de notre armée aux pays voisins. Pensez-y bien. Croyez-vous que des dizaines de milliers de jeunes hommes et de jeunes femmes auraient accepté de mettre leur vie en danger pour quelque chose d’aussi cynique et dont ils ne retireraient aucun bénéfice ? S’ils sont venus ici, c’est pour vous libérer et vous apporter la démocratie. Il faut être un fou endoctriné, il faut délirer pour voir dans cet acte d’altruisme désintéressé une machination diabolique. »

 

L’officier aux soldats

« Si je vous attrape une autre fois à répandre des faussetés comme celles-ci, je vous fais passer devant le tribunal militaire. Comment pouvez-vous douter que vous serviez votre pays en étant dans l’armée ? Il faut délirer pour croire que le complexe militaro-industriel est assez corrompu et a le bras assez long pour alimenter les tensions politiques, déclencher des conflits et provoquer une course aux armements. Je vous le confirme et il est dans votre intérêt de me croire : vous servez les intérêts de votre pays et celui de tous ses citoyens en faisant partie de l’armée et en obéissant aux ordres qu’on vous donne. Ne croyez pas tout ce que racontent les pseudo-lanceurs d’alerte et toutes les balivernes qui circulent sur les médias sociaux. Faites donc preuve de jugement et d’esprit critique ! »

 

Le grand patron aux employés

« Vous semblez croire que je relocalise une partie de nos usines en Asie simplement pour augmenter nos profits en faisant fabriquer nos produits pour des salaires de misère. Vous ne comprenez pas que, compte tenu de la mondialisation de l’économie, la concurrence est féroce. Si nous ne procédons pas à cette relocalisation immédiate de nos activités, nous ne pourrons plus vendre nos produits à des prix concurrentiels et nous devrons fermer nos portes et vous mettre tous à pied. C’est pourquoi nous devons rationaliser celles de nos activités qui se poursuivront ici malgré les coûts plus élevés. Nous n’avons pas le choix de vous demander de consentir à ces baisses de salaire et de faire du travail sur appel selon les besoins toujours changeants de notre entreprise. Ne vous laissez pas influencer par les leaders syndicaux et les chefs populistes qui prétendent que cette reconfiguration de l’économie et cette rationalisation du travail seraient un plan du patronat pour engranger des profits encore plus grands. Comme si un tel complot était possible ! »

 

Le banquier aux étudiants

« Vous vous trompez lourdement quand vous nous comparez à des sangsues. Détrompez-vous ! Nous ne vous accordons pas des prêts étudiants pour vous saigner pendant des années et nous enrichir à vos dépens. Si nous consentons à vous prêter de l’argent pour faire vos études, c’est pour vous permettre de réaliser vos rêves et de contribuer à la prospérité économique de notre société. Les intérêts que nous vous demandons de payer nous permettront d’offrir les mêmes services financiers à d’autres étudiants. Vous dites que nous n’avons même pas l’argent que nous vous prêtons et que nous la créons quand nous vous accordons ces prêts, pour en conclure que ce serait là une belle arnaque de vous demander non seulement de rembourser le capital, mais en plus de payer des intérêts. Vous ne pensez pas au fait que si nous ne pouvions pas créer de la monnaie, nous n’aurions pas assez d’argent pour accorder des prêts à tous les étudiants qui en ont besoin. Au lieu de nous reprocher cette opération financière routinière, vous devriez nous être reconnaissants des risques supplémentaires que nous prenons pour être capables de vous prêter l’argent dont vous avez besoin. Car si vous ne nous remboursiez pas l’argent que nous avons créé spécialement pour vous le prêter, ça serait très mauvais pour notre bilan et ça pourrait nous rendre incapables de remplir notre fonction sociale. Nous ne vous demandons pas de payer des intérêts pour nous enrichir à vos dépens, mais plutôt pour couvrir les pertes générées par ceux d’entre vous qui ne remboursent pas leurs prêts et pour pouvoir continuer à accorder d’autres prêts. Vous vous trompez donc du tout au tout quand vous prétendez qu’il existerait un grand complot des banquiers pour saigner les étudiants pauvres. Comme si c’était possible ! »

 

Les journalistes aux pacifistes

« Vous nous remettez encore et toujours sur le nez que l’on n’a pas trouvé les armes de destruction massive qui ont justifié l’intervention militaire en **** pour détrôner cet affreux despote. Vous osez même dire qu’il s’agit d’une campagne de propagande organisée par le gouvernement, le complexe militaro-industriel et les médias. Comme s’il était possible d’ordonner à tous les journalistes de dire la même chose ! Comme s’il n’était pas plus simple d’expliquer ce fort consensus au sein de la communauté journalistique par le fait que les services de renseignement lui ont fourni des preuves solides de l’existence de ces armes de destruction massive ! Comme si le fait qu’on ne les a pas trouvées ne pouvait pas s’expliquer par le fait que le méchant tyran a ordonné de les cacher ou de les détruire pour qu’on ne puisse pas les utiliser comme preuves des crimes contre l’humanité qu’il a commis à de multiples reprises ! »

 

Le président aux citoyens

« Mes chers concitoyens, restez autant que possible chez vous jusqu’à nouvel ordre. Ce sera plus sûr. Les attentats terroristes de la dernière semaine nous ont tous profondément ébranlés. Nous traversons tous une période difficile. Nous pensions être à l’abri du terrorisme et nous avons appris à la dure – au coût de centaines de morts et de milliers de blessés – que ce n’est pas le cas. C’est pourquoi le conseil des ministres et moi-même avons décrété l’état d’urgence sur l’ensemble du territoire, avons accordé à l’exécutif des pouvoirs exceptionnels adaptés à la situation, avons déployé des dizaines de milliers de policiers et de soldats dans les principales villes, avons mis en place des points de contrôle dans tous les lieux publics à haut risque d’attentats, avons interdit tous les rassemblements publics et toutes les manifestations et avons autorisé la surveillance, l’arrestation et la détention préventives des personnes soupçonnées de préparer des attentats terroristes, d’appartenir à des organisations terroristes ou de faire l’apologie du terrorisme. N’écoutez pas les mauvaises langues qui voient dans ces mesures nécessaires pour assurer la sécurité de toute la population un moyen détourné pour le gouvernement de s’approprier des pouvoirs exceptionnels, d’interdire les mouvements d’opposition et de détenir arbitrairement des opposants et des dissidents. Ce sont là des accusations gratuites, arbitraires et délirantes proférées par des figures du mouvement populiste qui voient des complots partout et qui tentent de tirer profit des attentats terroristes pour accroître leur popularité, vous manipuler et miner la solidarité dont nous devons tous faire preuve en ces temps difficiles. »