Le passage du témoin du prêtre au médecin

Nous pourrions croire qu’il y a une opposition marquée entre le prêtre et le médecin, bien que le premier prétende parfois être le médecin des âmes, ou justement pour cette raison. L’un ne s’occupe-t-il pas surtout de la vie après la mort et ne lui subordonne-t-il pas la vie terrestre ? Pour l’autre, c’est la vie terrestre qui importe avant tout, quand ce n’est pas la seule vie qui existe à ces yeux ; et si jamais il prend intérêt à une vie qui existerait après la mort, ce n’est généralement pas en tant que médecin.

Ce n’est pas pour rien que les médecins des derniers siècles ont compté dans leurs rangs des athées ou des personnes soupçonnées d’athéisme. En soignant les corps, on apprend à bien connaître les effets de la santé, ou des maladies et des infirmités, sur ce qu’on appelle l’âme, de même que les effets que les sentiments, bons ou mauvais, ont parfois sur le corps, surtout quand ils sont intenses et continus. Il est alors douteux que l’âme puisse exister indépendamment du corps et de la réalité matérielle. Par la même occasion, c’est la possibilité d’une vie après la mort (au paradis, en enfer ou au purgatoire) qui semble fort incertaine, et aussi l’existence d’un dieu (une sorte de grand esprit, ou l’Esprit par excellence) qui nous récompenserait en nous accordant la félicité éternelle du paradis, qui nous punirait en nous condamnant aux tourments infinis de l’enfer, ou qui nous enverrait au purgatoire pour nous purifier de nos fautes. La mort, pour le médecin, c’est la fin de la vie de l’être corporel dont il s’occupe. S’il est matérialiste et athée, c’est la fin tout court pour le malade qui meurt. S’il est croyant, ce qui se passe après la mort ne le concerne pas en tant que médecin. Son affaire, c’est de faire vivre le plus longtemps possible et en bonne santé les êtres corporels ou biologiques dont ils s’occupent, et d’atténuer ou d’abréger leurs souffrances quand il ne peut pas les guérir.

Le prêtre, lui, voit les choses d’une autre manière. Le plus important, à ses yeux, c’est la vie après la mort. C’est en cultivant l’espoir du paradis et la crainte de l’enfer qu’il réussit à maintenir son emprise sur ses ouailles. La vie terrestre serait une épreuve continue pour gagner son ciel ou, dans le pire des cas, pour échapper à l’enfer et se retrouver au purgatoire. Dans cette perspective, les maladies sont souvent interprétées comme des punitions pour les péchés commis ou comme des souffrances capables de laver les malades de leurs fautes et d’augmenter leurs chances d’échapper aux tourments de l’enfer qui les attendraient après la mort. À l’inverse, le fait de s’adonner, quand on est en bonne santé, à la volupté de la vie terrestre, surtout quand il s’agit des plaisirs du corps et des sens, constituerait en soi-même une sorte de péché, aggravé par le fait que les pécheurs ne se préoccuperaient pas assez de la vie après la mort et ne craindraient pas assez ce qui les y attendrait. D’où l’importance de dévaloriser et de mépriser la vie terrestre, le corps, les sens et les plaisirs qu’ils rendent possibles, en en faisant des choses viles (ceux qui s’y adonneraient seraient comme des cochons qui se vautrent dans la fange) et d’en faire des maux dont la religion aurait le remède, en les atténuant aussi longtemps que dure la vie terrestre et en les faisant suivre, pour les élus, de la vie éternelle. D’où l’importance aussi de cultiver l’espoir d’une félicité infiniment supérieure aux vils plaisirs terrestres et la crainte d’atroces tourments en comparaison desquels les privations et les souffrances de la vie terrestre ne seraient rien du tout. D’où l’importance enfin de contrôler la vie terrestre en imposant des cérémonies, des sacrements, des prières, des sermons et des austérités qui l’empoisonnent, et de faire croire que le seul fait de ne pas se conformer à ces obligations ou de ne pas le faire avec les bons sentiments suffirait à compromettre son propre salut, celui des autres personnes et même celui de toute la communauté.

Si nous ajoutons à ce que nous venons de dire que le prêtre réclame la croyance en des récompenses et des châtiments imaginaires rendus possibles par une vie après la mort qui est elle aussi imaginaire, alors que le médecin entend fonder la confiance en son art par sa démarche rationnelle et les résultats obtenus, et par conséquent admettre qu’on puisse douter de lui, il semble donc que les prêtres et les médecins soient aux antipodes. Un médecin ne saurait avoir l’attitude d’un prêtre, et vice versa, affirmera-t-on. Et pourtant !

En fait, tous les médecins ne sont pas et n’ont jamais été comme ceux que je viens de décrire ; et il a toujours existé des médecins qui, profitant de la peur de la mort, de la crédulité et de la superstition des malades véritables ou imaginaires, cherchent moins à guérir et à rendre saines les personnes qu’ils soignent, qu’à accroître leur emprise sur elles et qu’à s’enrichir grâce à cette emprise. L’affirmation de l’autonomie de l’art médical vis-à-vis de la religion, tel qu’il s’est produit il y a quelques siècles en Occident, a rendu assez nombreux les médecins qui ont rompu avec l’attitude religieuse des prêtres et qui comprenaient ce que cela signifie. Mais au fur et à mesure que le christianisme et ses suppôts ont perdu beaucoup de leur influence et de leur pouvoir en Occident, et que l’art médical a achevé de s’émanciper de la religion, les médecins se sont retrouvés à comprendre de plus en plus mal ce qui distingue leur art de celui des prêtres, faute d’avoir encore besoin de s’opposer à ce dernier. La médecine ayant acquis un grand prestige, et les prêtres s’étant retirés et ne faisant presque plus concurrence aux médecins auprès des malades ou à l’occasion d’une épidémie, les médecins jouissent maintenant d’une autorité presque incontestée en matière de maladie et de santé. Fort de leur prestige et de leur autorité, les médecins ont perdu l’habitude et le désir de s’expliquer aux profanes et de répondre à des objections et à des critiques ; et, du même coup, ils ont perdu l’habitude et le désir de bien comprendre ce qu’ils font ou devraient faire en tant que médecins. À la manière des prêtres, ils sont devenus des sermonneurs qui – sous prétexte de maux véritables, embryonnaires, possibles ou imaginaires – règlent l’existence des malades véritables, potentiels ou imaginaires et parfois des bien-portants (qui seraient des malades qui s’ignorent, comme il existait des pécheurs qui s’ignoraient selon les prêtres) en fonction des consultations médicales, des traitements médicamenteux, des effets secondaires de ces derniers, des examens et des tests médicaux récurrents et des mauvaises habitudes à abandonner (cholestérol, tabac, alcool, sucre, sel, etc.). C’est ainsi qu’on pourrait soigner ou prévenir les maladies, les syndromes et les problèmes de santé qui sévissent dans notre civilisation (cancers, maladies cardio-vasculaires, obésité morbide, diabète, etc.), avec les piètres résultats qu’on connaît et qui ne s’améliorent pas, probablement parce qu’on nous soumet de plus en plus à des pratiques médicales inefficaces (au détriment des pratiques plus efficaces) ou même nuisibles pour la santé, soit parce qu’on ne fait rien pour changer les conditions de vie, déterminées socialement et économiquement, qui augmentent la fréquence et la gravité de ces maladies, soit parce que ces maladies sont en partie des fabulations qui permettent à l’industrie de la maladie de s’enrichir à nos dépens, par la multiplication d’actes médicaux et de prescriptions qui, dans le meilleur des cas, ne nous font rien ou presque et qui, dans le pire des cas, nous rendent véritablement malades.

Les médecins, que leur prestige place dans une situation analogue à celle des prêtres des siècles derniers, deviennent de plus en plus des prêtres des corps, comme les prêtres se disent parfois médecins des âmes. De telles analogies, qui reposent sur une conception confuse de ce que devraient être la médecine et la prêtrise, ou que les principaux concernés (les médecins) refuseraient catégoriquement, n’en ont pas moins des effets véritables, en ce que ce qui distingue les deux professions ou les deux vocations tend à s’effacer de plus en plus. Le prêtre qui dit être un médecin des âmes ne s’occupe pas seulement des âmes, mais aussi des corps, tout comme la papauté, quand elle était au sommet de son pouvoir, n’était pas seulement un pouvoir spirituel, mais était aussi un pouvoir temporel qui avait ses États, ses institutions politiques, ses diplomates, ses espions, ses assassins et ses armées, et entendait contrôler corps et âme les chrétiens, y compris les monarques. Pour sa part, le médecin qui devient un prêtre des corps, sans s’en apercevoir ou sans le dire, ne s’occupe pas seulement des corps, mais aussi de ce que pensent et sentent les personnes qu’il soigne ou qu’il est censé soigner, ou encore les personnes qui gardent leurs distances, parce qu’elles sont bien-portantes ou parce qu’elles se méfient des médecins, dont elles sentent clairement ou confusément qu’ils sont des curés adaptés au goût du jour.

Voyons comment l’attitude des prêtres peut être transposée, avec ou sans réflexion, dans la pratique de la médecine, en tenant compte des différences qui existent et qui demeurent dans la pratique de la prêtrise et dans celle de la médecine. Les prêtres manient les croyants grâce à des punitions et à des récompenses qui viendraient après la vie, et qui seraient, par leur durée et leur intensité, infiniment plus grandes que ce qui existe dans la vie terrestre. Les médecins, pour leur part, manient les malades réels ou imaginaires grâce à la peur de la maladie ou de la mort, qui rendraient la vie insupportable ou qui y mettraient fin. Et comme c’est tout ce que nous avons, quand nous ne croyons pas à la vie après la mort ou quand notre croyance à ce sujet est assez faible, c’est du sérieux. Nous avons vu ce que ça donne quand les médecins – par bêtise, par conformisme, par enthousiasme ou par intérêt – ont tout fait pour nous faire croire que nous – jeunes et vieux, en bonne ou en mauvaise santé – risquions de mourir, de tomber gravement malades et d’avoir de graves séquelles à cause du méchant virus si nous ne faisions pas ce qu’ils exigeaient de nous ; et aussi que nous pourrions être privés de soins pour d’autres maladies et problèmes de santé, en raison de l’engorgement des hôpitaux prétendument causé par l’adhésion insuffisante de la population aux mesures soi-disant sanitaires. Nos bons médecins, qu’on nous a dit submergés par des moribonds de la COVID, ont malgré tout trouvé le temps de monter en chaire (c’est-à-dire de s’exprimer sur les réseaux sociaux ou dans les médias de masse) pour nous sermonner, pour nous moraliser, pour nous exhorter à appliquer rigoureusement les mesures soi-disant sanitaires (respecter la distanciation sociale ou physique, éviter les rassemblements, nous désinfecter les mains, porter un masque, nous faire injecter x doses de vaccin, ne pas violer le couvre-feu, etc.) que je qualifierais plutôt de mesures d’austérité, et pour nous dire que si nous n’étions pas bien obéissants, que si nous ne consentions à ces privations et à ces sacrifices, nous allions être punis individuellement et collectivement pour notre indocilité ! J’avais l’impression d’entendre les dévots conformistes, puritains, apeurés, superstitieux et constipés qu’on voit dans le Journal de l’année de la peste de Defoe, et qui réclament à grands cris la fermeture des tavernes et des autres lieux de plaisir et l’interdiction des rassemblements publics, comme si ça allait changer quelque chose – ce qui d’autant plus ridicule que nous avions affaire à une quelconque infection respiratoire, et non à la peste bubonique. C’est que les personnes qui, si elles avaient vécu à cette époque, se seraient plongés à fond dans la religion, deviennent maintenant médecins, par arrivisme ou carriérisme, ce qui n’exclut pas la foi, la superstition ou même l’enthousiasme, car le prestige dont elles sont l’objet peut facilement leur monter à la tête, comme cela arrive à ceux qui s’imaginent que Dieu intervient dans leur vie, qu’il s’adresse directement à eux et qu’il a fait d’eux leurs émissaires auprès des hommes, afin de leur apporter la Bonne Nouvelle.

Mettons-nous maintenant dans la peau des ouailles des médecins, qui étaient jadis les ouailles des prêtres (ou des pasteurs, comme on voudra). On pouvait faire supporter la pauvreté, la misère, la maladie, la mort, voire le martyre, aux croyants qui, sous l’influence des prêtres, s’imaginaient qu’il existe une vie après la mort où ils seraient récompensés pour leur docilité et punis pour leur indocilité. Il en va autrement de nos concitoyens qui ne croient plus à une quelconque forme de vie après la mort, ou pour lesquels cette croyance a assez peu d’importance. La peur de la mort et de la maladie qui la précède, en tant qu’elle ne débouche sur rien du tout ou sur rien de précis, est beaucoup plus forte chez eux que chez ceux qui croient qu’après leur mort, il y a une vie éternelle où ils seront récompensés pour les souffrances endurées avec patience ou même avec enthousiasme. C’est pour cette raison que les athées et les agnostiques ne sont guère disposés à partir en croisade, à commettre des attentats-suicides ou à endurer la torture pour une question de croyances religieuses ou d’absence de croyances religieuses. C’est aussi pour cette raison que, quand ils n’ont pas réfléchi suffisamment à ce que ce qu’implique le fait d’être incroyants ou sceptiques, ils se laissent manier par les médecins-prêtres qui les terrorisent en leur annonçant qu’ils pourraient perdre tout ce qu’ils ont à cause du méchant virus, et sont prêts à accepter toutes sortes de contraintes et de privations pour préserver leurs fonctions biologiques de base, qui seraient sacrées, puisque sans elles, ce serait le néant. Faute d’avoir une idée claire et sentie de ce que la vie terrestre a de meilleur à offrir – la seule qui existe, jusqu’à ce qu’on nous montre le contraire – et de désirer ce que rend possible cette vie, les consignes soi-disant sanitaires qui organisent et encadrent cette vie semblent insignifiantes quand on les compare à la perte de la vie ou à la dégradation des fonctions vitale de base. Alors qu’avant les austérités, les privations, les sacrifices, les souffrances et même la mort auraient permis de racheter ses fautes, d’éviter l’enfer et de gagner son ciel après la vie terrestre, les privations, les sacrifices et les souffrances permettraient aujourd’hui, en l’absence d’une vie après la mort, d’éviter les maux suprêmes que seraient la maladie et la mort et de conserver coûte que coûte la vie, quelle qu’elle soit. Bizarrement, du moins en apparence, le résultat obtenu est à peu près le même, c’est-à-dire l’empoisonnement de la vie, bien que pour des raisons différentes. Comme on pouvait jadis se mettre sous la tutelle des prêtres par crainte de l’enfer, on se met aujourd’hui sous la tutelle des médecins par crainte de la maladie et de la mort, qui devient alors maladive, comme la vie elle-même.

Il est courant aujourd’hui, pour les athées et les agnostiques, de mépriser les croyants chrétiens des siècles passés et du siècle présent, et de ne pas se demander si certaines des attitudes méprisées chez les prêtres et leurs ouailles existent sous d’autres formes actuellement. Si nous nous croyons dispensés de faire cet exercice, nous ne valons probablement guère mieux que ces croyants, et nous sommes probablement plus dupes qu’eux des médecins qui ont pris le relais des prêtres, puisque l’idéologie sanitaire à laquelle nous adhérons prétend être rationnelle, alors que leur religion a au moins l’avantage d’être fondée ouvertement sur la foi et d’entrer en conflit avec cette idéologie concurrente, malgré des ressemblances, ou justement à cause des ressemblances. On sait alors à quoi s’en tenir.