Vers une réaction religieuse et des troubles sociaux et politiques

Depuis plusieurs années déjà, et encore plus depuis 2020, il y a de fortes tensions, aux États-Unis, au Canada et, je suppose, aussi dans certains pays européens, entre une certaine gauche qu’on appelle « woke » en Amérique du Nord et les personnes, surtout d’ascendance européenne, qui se considèrent ou qu’on considère comme conservateurs, en religion, en morale et en politique.

Du coté des « wokes », ainsi que des gouvernements et des partis politiques qui se revendiquent de cette tendance morale et politique ou qui l’utilisent à des fins politiciennes, on lutte avec détermination et parfois même avec violence contre des formes de discrimination réelles ou supposées, comme le racisme, l’antisémitisme, l’islamophobie, le sexisme, la misogynie, l’homophobie et la transphobie ; on croit que les politiques de réduction ou de contrôle de l’immigration sont motivées par la xénophobie ou le racisme ; on milite pour la reconnaissance de nouvelles identités sexuelles et contre la domination des identités sexuelles traditionnelles ; on voit dans des gestes, des mots, des expressions, des intonations et des attitudes des personnes jugées privilégiées vis-à-vis des groupes victimisés des crimes qu’il faudrait châtier avec rigueur ; on se fait les défenseurs de toutes les victimes présumées et les pourfendeurs de leurs agresseurs présumés ; et on considère les personnes blanches comme responsables d’une foule de maux – surtout les vieux mâles blancs hétérosexuels et rétrogrades – s’ils n’essaient pas de racheter leurs fautes et celles de leurs ancêtres ou de leurs congénères de race en demandant pardon pour ces fautes, en les condamnant, et en s’impliquant, en s’engageant, en manifestant et en s’agenouillant pour la défense des droits des groupes victimisés.

Du côté des conservateurs, ainsi que des gouvernements et des partis politiques qui se revendiquent de cette tendance morale et politique ou qui l’utilisent à des fins politiciennes, on s’irrite de cet incessant prosélytisme moral, qu’on qualifie de vertu ostentatoire ou de « virtue signaling » ; on s’oppose vigoureusement à l’immigration illégale et à l’accueil d’un grand nombre d’immigrants dont on pense, à tort ou à raison, qu’ils s’intègrent mal à leur société d’accueil, qu’ils représentent un fardeau pour elle, qu’ils sont responsables de l’augmentation de la criminalité et que des terroristes se faufilent parmi eux ; on voit dans le zèle avec lequel on défend les nouvelles identités sexuelles contre les identités sexuelles traditionnelles une attaque contre la simple réalité biologique, la famille, les valeurs chrétiennes et la civilisation occidentale, qui serait en pleine décadence ; on se fâche de se faire accuser de tous les vices et de tous les maux de la terre et d’être sanctionné à cause de gestes, de mots, d’expressions, d’intonations et d’attitudes qui constitueraient des agressions envers les membres des groupes victimisés, alors que des membres de ces groupes et des « wokes » peuvent se permettre bien pire, impunément et parfois même en obtenant des félicitations, des acclamations et des encouragements ; et on en vient à se considérer comme la cible d’attaques discriminatoires simplement parce qu’on est un Blanc, un chrétien ou un homme hétérosexuel qui ne se repentit pas des fautes supposément commises par lui, par ses ancêtres ou par d’autres personnes, par définition privilégiées, de la même race, de la même religion ou du même sexe que lui.

Ceux qui sont déjà du côté des « wokes » s’entêtent, deviennent plus dogmatiques et se radicalisent parfois à cause de la vigueur de l’opposition conservatrice. De leur côté, les conservateurs s’entêtent, deviennent plus bornés et plus traditionalistes et se radicalisent parfois à cause de l’enthousiasme moral des « wokes ». Les personnes qui ne sont ni « wokes » ni conservatrices peinent à rester à l’écart, soit qu’elles prétendent à la neutralité, soit qu’elles aient d’autres positions plus minoritaires sur les questions et les problèmes qui opposent ces deux factions morales et politiques. Pris entre deux feux, elles se retrouvent souvent repoussées dans un groupe ou assimilées malgré elles à lui, en raison de leur aversion pour le groupe opposé ou des excès ou des attaques de ce dernier contre eux. Il en résulte une fracture sociale et politique qui se creuse de plus en plus, et qui sépare de plus en plus les citoyens d’un même pays, en recoupant dans une certaine mesure d’autres oppositions : jeunes-vieux, riches-pauvres, citadins-campagnards, etc.

Ce sont ces tensions qui font dire, depuis plusieurs années, à des journalistes américains indépendants, comme Tim Pool, qu’une guerre culturelle (« culture war » en anglais) a lieu aux États-Unis et qu’il y a des risques de guerre civile, tant un fossé de plus en plus profond se creuse entre ces deux camps, dans la population américaine et entre les États américains. Cette situation existe aussi au Canada, mais sous une forme atténuée, malgré les efforts faits par le gouvernement fédéral pour exciter les « wokes » et pour calomnier et sanctionner les citoyens se déclarant ou déclarés conservateurs qui s’opposent à eux, qu’il soit question des mesures soi-disant sanitaires, du virage énergétique vert, de la censure dans les médias et sur internet, du contrôle des armes à feu, de l’immigration, de l’avortement, du suicide assisté ou de la nouvelle éducation sexuelle donnée aux enfants.

Mais tout ceci n’est que le plus visible. En plus des tensions de plus en plus vives qui opposent les « wokes » aux conservateurs, l’enthousiasme moral peu réfléchi des premiers provoque à lui seul des tensions qui passent souvent inaperçues ou qu’on préfère ne pas voir, et qui pourraient aggraver la situation. Les « wokes » et la classe politique, dans les partis régnants ou dans les partis d’opposition, veulent tellement en faire qu’ils ne s’embarrassent pas de savoir si les nobles causes qu’ils défendent sont compatibles, ce qui leur permet d’en embrasser un plus grand nombre et d’acquérir à peu de frais un plus grand capital moral.

Se sont-ils demandés si l’accueil, chaque année, d’un nombre important d’immigrants en provenance de l’Amérique latine, de l’Afrique du Nord, de l’Afrique subsaharienne et du Moyen-Orient est compatible avec leur lutte contre les rôles sexuels traditionnels et pour la reconnaissance des nouvelles identités sexuelles ? Il est notoire que ces immigrants, souvent des fidèles chrétiens ou musulmans, sont plus conservateurs que beaucoup de Nord-Américains et d’Européens quant à la famille, aux rôles sexuels et à l’orientation sexuelle. Il ne faut pas se laisser tromper par le fait que, souvent, ces immigrants évitent de parler ouvertement de ces questions dans leur société d’accueil, car ils ne veulent pas provoquer l’animosité de certains de leurs nouveaux concitoyens, car ils essaient parfois de s’allier aux « wokes » ou de les utiliser pour lutter contre des comportements discriminatoires, réels ou non, dont ils seraient victimes, pour bénéficier d’une forme ou une autre de discrimination positive, et pour faire reconnaître leur identité culturelle, ethnique ou religieuse et la mettre à l’abri de la critique.

Pensez-vous que les immigrants d’origine colombienne, qui sont assez souvent des catholiques pratiquants, sont du même avis que les « wokes » sur la famille et les rôles sexuels traditionnels, sur l’homophobie, sur les nouvelles identités sexuelles, sur les nouvelles théories des genres et sur le changement de sexe ? J’ignore dans quelle mesure c’est généralisable, mais si j’en juge d’après les quelques fois où j’en ai discuté avec des Colombiens dont j’avais gagné la confiance et qui savaient que je trouvais les « wokes » fermés à la discussion et même intransigeants, ils considèrent comme fausses, absurdes et corruptrices ces nouvelles théories et ces nouvelles identités sexuelles, au point de payer pour envoyer leurs enfants dans des écoles catholiques privées et pour les mettre à l’abri de ce qu’on enseigne à ce sujet dans les écoles publiques.

Croyez-vous que des immigrants originaires d’un pays musulman, par exemple le Maroc, partagent les vues des « wokes » sur ces mêmes questions, s’ils font leurs cinq prières par jour, s’ils font le jeûne du Ramadan et croient qu’un musulman qui n’en fait pas autant est en fait un mécréant, et s’ils considèrent la tenue vestimentaire prude des femmes comme un signe de moralité ou de vertu ? Allons donc !

Mais voilà : ces remarques sont considérées par les « wokes » comme racistes et islamophobes. Il faudrait ne pas les faire et même ne pas les penser. Et ceux qui persisteraient mériteraient d’être dénoncés avec véhémence, de se faire accoler toutes les étiquettes infamantes, et même d’être punis pour leur intolérance.

Les « wokes » finiront peut-être par regretter amèrement d’avoir été aussi naïfs et de ne pas avoir été plus cohérents dans le choix des bonnes causes qu’ils défendent. Car les immigrants croyants, traditionalistes et conservateurs à leur manière représenteront une partie de plus en plus importante de la population, à cause de l’immigration continue, et parce qu’ils ont plus souvent des enfants et souvent plus d’enfants que leurs concitoyens d’ascendance européenne. Au fur et à mesure que leur nombre augmentera, ils feront peut-être de moins en moins preuve de retenue, ils défendront peut-être plus ouvertement et plus vigoureusement leurs valeurs traditionnelles et ils s’opposeront peut-être de manière plus agressive aux nouvelles identités sexuelles et aux nouveaux rôles sexuels. Sans compter que leur zèle sera peut-être alimenté par le fait qu’ils se seront fait dire pendant des années ou des décennies qu’ils sont de pauvres victimes, et qu’alors ils auront l’impression d’être dans leur bon droit quand ils se laissent emporter par leur zèle moral et religieux, pour compenser l’intolérance dont ils auraient été ou dont ils continueraient à être victimes. Et comme si ce n’était pas suffisant, cette remarque s’applique aussi aux conservateurs chrétiens blancs qui se sentent attaqués par les « wokes » et les gouvernements qui sont liés à eux ou qui les utilisent, et qui se sentent même envahis par les immigrants conservateurs fidèles d’une religion traditionnelle concurrente.

Je sais bien que cela ne s’applique pas à tous les immigrants et aux Blancs qui appartiennent à ces groupes, et qu’il y existe des personnes plus modérées ou qui s’opposent à ces conceptions traditionalistes. Il n’en demeure pas moins vrai que ces groupes ou ceux qui parviennent à passer pour leurs chefs pourront alors exercer des pressions plus fortes sur elles et leur feront peut-être des ennuis si elles résistent ouvertement et tentent de se dissocier de ces groupes et de critiquer ces valeurs.


Essayons d’anticiper de quelle manière la scène pourrait se transformer dans 10, 15 ou 20 ans, ou davantage. Autrement dit, qu’est-ce qui peut découler du zèle des conservateurs des différentes religions qui augmente à cause du dogmatisme et de l’intransigeance des « wokes » et des forces politiques liées à eux ou qui les utilisent ?

La première possibilité, c’est que les communautés conservatrices et traditionalistes surmontent leurs différends religieux et leurs différences culturelles et, en réaction à l’idéologie « woke », fassent front commun pour contenir son influence ou pour l’anéantir. Car il se peut que les conservateurs des différentes confessions – catholiques, protestants, juifs, musulmans, etc. – unissent leurs forces contre cet ennemi commun, ne serait-ce que pour pouvoir ensuite continuer librement la guerre ouverte ou sournoise qu’ils se mènent depuis des siècles ou même des millénaires.

La deuxième possibilité, c’est que le zèle accru des différents groupes de conservateurs les empêchent de s’allier ou leur permet seulement de faire des alliances entre chrétiens, juifs ou musulmans de tendances différentes, alors que les tensions et les conflits avec les autres religions conservatrices, traditionalistes et héréditaires, de même qu’avec les « wokes » et les minorités sexuelles auxquelles ils appartiennent ou veulent défendre, augmentent en fréquence et en intensité. Les communautés se replieraient alors sur elles-mêmes pour mieux contrôler et mobiliser leurs membres et les protéger contre les influences corruptrices et nuisibles des religions concurrentes et des nouvelles idéologies, comme le « wokisme ». Prétendant toutes détenir une vérité universelle et révélée, il est douteux qu’elles pourraient cohabiter pacifiquement.

Dans un cas comme dans l’autre, la situation pourrait devenir explosive. La superstition et le fanatisme, qui marchent main dans la main, pourraient profiter du dévoiement de la science sous prétexte sanitaire pour renforcer leur emprise sur les membres des sociétés occidentales, qu’ils soient immigrants ou non, qu’ils soient conservateurs ou « wokes ». La situation peut encore être aggravée par l’appauvrissement causé par les décisions stupides, absurdes ou malveillants des gouvernements occidentaux, car les religions profitent des troubles et de la misère pour se soumettre les individus et en faire des fidèles dociles et dogmatiques, et parfois fanatiques. Ajoutons à cela que les « wokes » et les gouvernements leur étant affiliés ou les chapeautant encouragent cette docilité, ce dogmatisme et même ce fanatisme en sacralisant les croyances et les pratiques religieuses des communautés conservatrices pour le moment minoritaires et victimisées, et en les mettant ainsi à l’abri de la critique, qui passe pour intolérante et raciste.

Est-il alors possible que les « wokes », imbus de leur supériorité ou de leur pureté morale, renforcent ce qu’ils prétendent combattre, et soient même, dans certains cas, les alliés stupides de ceux qui deviendront ou qui sont déjà leurs ennemis ? Ils pourront bien s’indigner de la montée du conservatisme sous toutes ses formes et continuer à se faire les défenseurs des groupes discriminés qui se discriminent souvent les uns les autres, cela ne fera qu’aggraver la situation encore plus. En fait, ce qu’ils veulent, ce n’est vraisemblablement pas tant de combattre efficacement l’intolérance, que de profiter des occasions que les manifestations d’intolérance véritables ou fantasmées leur donnent de montrer à tous à quel point ils sont de bonnes personnes. Ainsi, la pire chose qui pourrait arriver à ces bonnes personnes, ce serait de vivre dans une société sans discrimination, sans exclusion et sans victimes pour la venue de laquelle elles prétendent militer.

Il faudrait en rire si, nous qui sommes athées, qui défendons la laïcité bien comprise, et qui désirons vivre librement, ne risquions pas de devenir de moins en moins nombreux et de plus en plus en souvent des cibles pour les « wokes » et pour ces conservateurs moraux, politiques et religieux, et nous retrouver à vivre dans une société où nous étouffons et qui ressemble de plus en plus à un asile d’aliénés.

Quant à la classe politique et bureaucratique occidentale et aux oligarques qui alimentent ces tensions ou ne font rien d’efficace pour les empêcher de s’aggraver, ils croient peut-être pouvoir diviser la canaille (c’est ce que nous sommes pour eux) pour mieux régner sur elle, et détourner sa colère d’eux. Ce beau monde se croit bien malin, mais ses manigances pourraient bien, tôt ou tard, lui péter au nez. Peut-être s’imagine-t-il pouvoir aussi tirer profit de cette explosion. C’est loin d’être certain. Seule l’expérience pourra peut-être le détromper, quand il sera trop tard.