Vaines subtilités

L’Evesque de Beauvais, se trouvant avec Philippe Auguste en la bataille de Bouvines, participoit bien fort courageusement à l’effect, mais il luy sembloit ne devoir toucher au fruit et gloire de cet exercice, sanglant et violent. Il mena, de sa main, plusieurs des ennemis à raison ce jour-là ; et les donnoit au premier gentilhomme qu’il trouvoit, à esgosiller ou prendre prisonniers : luy en resignant toute l’execution ; et le fict ainsin de Guillaume Comte de Salsberi à messire Jean de Nesle ; d’une pareille subtilité de conscience à cett’ autre : il vouloit bien assommer, mais non pas blesser, et pourtant ne combattoit que de masse. Quelcun, en mes jours, estant reproché par le Roy d’avoir mis les mains sur un prestre le nioit fort et ferme : c’estoit qu’il l’avoit battu et foulé aux pieds.

(Montaigne, Essais, livre I, chapitre 41, « De ne communiquer sa gloire. »)

Judith Lachapelle, journaliste pour La Presse, s’est donné pour mission de trouver coûte que coûte des réponses aux questions des Québécois sur le passeport vaccinal, en faisant au besoin appel au profond savoir de nos fonctionnaires. On verra qu’avec la réponse qu’a obtenue cette lectrice, c'est véritablement de la pensée de haut vol !

« On nous demande de confirmer notre nom avec une pièce d’identité officielle, comme le permis de conduire ou la carte d’assurance maladie. Pourtant, selon la loi, seul un agent de la paix peut exiger de voir le permis de conduire. » — Mme Gagné

C’est exact. Selon le Code de la sécurité routière, « le titulaire d’un permis n’est tenu de produire celui-ci qu’à la demande d’un agent de la paix ou de la Société [de l’assurance automobile du Québec] et à des fins de sécurité routière uniquement ». La Loi sur l’assurance maladie, quant à elle, indique que la présentation de sa carte « ne peut être exigée qu’à des fins liées à la prestation de services ou à la fourniture de biens ou de ressources en matière de santé ou de services sociaux ».

« Il appartient donc au citoyen de choisir la pièce à présenter », nous écrit Évangéline LeBlanc, de la Commission d’accès à l’information. Le commerçant doit vous demander de voir l’une de vos pièces d’identité officielles, mais ne peut pas exiger de voir une pièce en particulier.

Tout sur le passeport vaccinal… et la protection de la vie privée », La Presse, 5 septembre 2021.)

Autrement dit, un commerçant qui voudrait vérifier si je suis le détenteur du passeport vaccinal que je lui présente doit le faire en me demandant une pièce d’identité avec photographie, ce qui veut essentiellement dire, au Québec, mon permis de conduire ou ma carte d’assurance maladie. Seulement la loi lui interdit d’exiger que je lui montre mon permis de conduire ou ma carte d’assurance maladie. Mais s’il exige de moi que je lui présente, sans préciser laquelle, une pièce d’identité avec photographie, ce qui veut dire qu’il exige que je lui montre mon permis de conduire ou ma carte d’assurance maladie, il n’y aurait plus de problème. Voilà une belle petite ruse qui permet de contourner la loi. Nous pourrions assurément en rire si elle ne sortait pas de la bouche d’une fonctionnaire à l’emploi de la Commission d’accès à l’information, qui est chargée de surveiller l’application des lois devant protéger nos renseignements personnels, aussi bien dans le secteur privé que dans le secteur public. Cela devrait nous rendre très méfiants quand le gouvernement et les organismes publics prétendent que nos renseignements personnels sont en sécurité et que les choses sont faites conformément aux normes de confidentialité en vigueur. Par exemple le passeport vaccinal qui vient d’entrer en vigueur et qu’on essaiera vraisemblablement d’étendre progressivement à d’autres lieux et d’autres activités. Par exemple l’identité numérique qu’on nous prépare et qui se fusionnera peut-être avec le passeport vaccinal. Comme si ce beau allait se priver d’avoir recours à de vaines subtilités pour contourner les lois censées protéger notre vie privée et interdire la surveillance et le contrôle de notre vie quotidienne. Car s’il fait pour une fois preuve de transparence, ça sera à nos dépens.

Faites-nous confiance, qu’ils disent !