Transformation numérique et transformation politique (5)

Suite des billets du 26 avril, du 28 avril, du 2 mai et du 4 mai 2023.

Sécuritarisme numérique et optimisation de la surveillance de masse

Plus les organismes publics mettent en ligne les services qu’ils offrent et déploient les systèmes informatiques nécessaires pour ces activités et leur suivi, plus les occasions de vol de données personnelles ou confidentielles, de fraude et de tricherie deviennent nombreuses. Un pirate informatique habile pourrait avoir accès à des documents gouvernementaux qui ne doivent pas être divulgués à la population ou à des puissances étatiques étrangères, ou aux données fiscales des contribuables ou médicales des usagers du réseau de santé public. Un fraudeur peut obtenir une aide financière gouvernementale, une autorisation ou un permis en se faisant passer pour quelqu’un d’autre. Un tricheur peut demander à quelqu’un d’autre de faire à sa place un examen en ligne, ou consulter ChatGPT pendant qu’il fait cet examen, pour obtenir un diplôme, un brevet d’enseignement ou un poste dans la fonction publique.

Au lieu de diminuer considérablement la quantité de données collectées, de décentraliser ces données et de réduire au minimum le nombre de personnes qui ont accès à ces données à distance et les données auxquelles chacune d’entre elles a accès, la tendance est à l’augmentation du nombre de données collectées, à leur centralisation et à l’augmentation du nombre de personnes qui peuvent y avoir accès à distance, pour rendre possible le télétravail des employés de ces organisations et le libre-accès aux services publics.

Au lieu d’arrêter de multiplier et de complexifier les programmes d’aide financière et d’augmenter le nombre de choses pour lesquelles il faut des autorisations ou des permis, de nouveaux programmes gouvernementaux apparaissent et se transforment sans cesse, le processus pour les obtenir se complexifie et il faut de plus en plus souvent des permis et des autorisations, pour des choses qu’il était possible de faire librement il n’y a pas si longtemps et que nous gagnerions à pouvoir faire librement.

Au lieu de cesser de faire passer des examens en ligne qui servent à mesurer la capacité à réaliser machinalement des opérations intellectuelles mécaniques ou à répéter de manière plus ou moins articulée ce qu’il est convenu de savoir ou de croire sur telle ou telle chose, on est de plus en plus porté à évaluer ces formes d’intelligence simplistes et l’orthodoxie intellectuelle et morale, qui sont autant de critères pour obtenir des diplômes, avoir le droit d’enseigner ou pouvoir occuper un poste dans la fonction publique.

Bref, il n’est pas question de s’attaquer à ce qui rend possibles le piratage informatique, les fraudes et la tricherie, tant est grand l’attachement à la transformation numérique des organismes publics ainsi conçue. Non, ce qu’il faut, selon les promoteurs de cette transformation, c’est essayer d’atténuer les risques qui résultent de cette transformation, ou d’essayer de donner l’impression qu’on atténue ces risques, grâce à des dispositifs d’identification des individus en ligne. Ou encore mieux : ce qu’il faut, c’est aggraver ces risques ou en donner l’impression au fur et à mesure qu’on réalise cette transformation numérique, afin de justifier l’apparition de ces dispositifs d’identification des individus en ligne, lesquels pourraient être utilisés pour améliorer la surveillance de masse en ligne, rendre plus difficile de s’y soustraire et exercer une certaine forme de contrôle sur l’ensemble de la population ou seulement sur les opposants politiques.

J’imagine d’abord le recours à une identité numérique que les employés de l’État et les usagers des services publics devraient utiliser pour prouver qu’ils sont bien ceux qu’ils prétendent être, et pour se connecter aux systèmes informatiques gouvernementaux afin de travailler et d’accéder aux services publics, en ligne et même en personne, puisqu’il faudrait toujours passer par ces systèmes en ligne pour obtenir un rendez-vous médical ou présenter une demande d’admission à l’université. On pourrait ensuite faire un pas de plus en exigeant d’authentifier son identité pour se connecter à internet, sous prétexte que cela permettrait d’identifier plus facilement les pirates informatiques, les fraudeurs et les tricheurs et produirait sur eux un effet dissuasif. C’est oublier que les pirates informatiques et les fraudeurs, quand ils sont bien organisés et savent ce qu’ils font, finissent par trouver des manières ingénieuses de se faufiler, de conserver l’anonymat en ligne ou de se faire passer pour d’autres, et que les nouveaux dispositifs de sécurité ne semblent pas les arrêter. Quant aux tricheurs, je trouve excessive l’idée de renforcer et d’étendre ouvertement le flicage en ligne seulement pour prévenir la tricherie dans le cadre d’examens qui, de toute façon, ne permettent généralement pas d’évaluer vraiment les aptitudes des personnes qui font les examens, quelles qu’elles soient. Mais qu’importe : l’objet véritable de ces nouveaux dispositifs d’identification et de surveillance de masse est vraisemblablement la population en général, et les opposants politiques en particulier, qui seraient plus faciles à identifier, et qui disposent rarement de connaissances et de moyens techniques assez avancés pour conserver leur anonymat en ligne. S’il en est bien ainsi, les promoteurs de ces systèmes ont intérêt à ce que leur efficacité soit limitée contre les pirates informatiques et les fraudeurs, ce qui non seulement permettrait de justifier l’existence de ces dispositifs, mais ferait accepter de nouveaux développements qui permettraient de renforcer et d’étendre encore plus la surveillance de masse, sous prétexte de lutter contre les méfaits des pirates informatiques et des fraudeurs.

L’implantation de ces dispositifs aurait ou a déjà des effets politiques considérables :

  1. En rendant numériques tous les services publics pour lesquels c’est possible, en faisant dépendre les autres services publics des systèmes numériques publics, et en imposant des systèmes numériques d’identification et de surveillance sous prétexte de sécurité numérique, le gouvernement optimise la surveillance de masse, puisqu’il est beaucoup plus facile de surveiller les activités en ligne de la population en général et des opposants en particulier, que de les surveiller en chair et en os. Du même coup, il est plus facile de punir ces derniers et d’exercer un contrôle sur eux en les privant arbitrairement de certains services publics en ligne, en leur disant les véritables raisons, ou en prétextant des problèmes techniques ou des tentatives de piratage de leur identité numérique, qui aurait été désactivée pour une période indéterminée afin de remédier à la situation. Ce que nous avons l’habitude de considérer comme des démocraties deviendraient encore plus des États policiers.

  2. Beaucoup de nos concitoyens ignorent ou sous-estiment à quel point ce qu’ils font et disent en ligne est surveillé par nos gouvernements et les grandes corporations qui œuvrent dans le secteur des technologies de l’information. Cela s’applique aussi dans une certaine mesure aux opposants politiques, qui souvent ne connaissent pas le phénomène dans toute son ampleur, ou qui tendent à l’oublier ou à s’y habituer quand ils expriment des opinions dissidentes sur internet, sans même prendre des précautions de base, c’est-à-dire ne pas utiliser les services de messagerie électroniques et les médiaux sociaux contrôlés par les grandes corporations qui jouent un rôle important dans la surveillance de masse, utiliser des pseudonymes ou s’exprimer sous le couvert de l’anonymat, utiliser un VPN ou le réseau Tor, et utiliser un navigateur et un système d’exploitation qui ne les espionnent pas. Même si ce manque de lucidité pose certainement problème, il a cela de bon qu’il atténue l’autocensure. Il en serait autrement s’il fallait nous authentifier à l’aide d’une identité numérique pour se connecter à internet, et répéter l’opération pour avoir accès à des services publics et aussi à des services privés, puisque les grandes corporations auraient tôt fait de profiter de l’existence de ces dispositifs pour nous identifier plus facilement et plus sûrement, toujours sous prétexte de sécurité numérique. Le poids de la surveillance en ligne se ferait alors sentir plus fortement et plus régulièrement par les opposants et plusieurs de nos concitoyens, ce qui aurait pour effet un renforcement de l’autocensure en ligne. Le sentiment d’être constamment sous surveillance qui en résulterait, de même que la possibilité d’une punition quelconque, auraient un effet dissuasif sur l’expression d’opinions divergentes vraisemblablement plus grand que les punitions effectives de quelques personnes, ou plutôt amplifieraient l’effet dissuasif de ces punitions exemplaires. Cela donnerait naissance à un climat politique où l’atmosphère de liberté serait encore plus raréfiée. Étant donné que ce qu’il reste du débat public a de plus en plus lieu en ligne, cela représenterait une dégradation importante de nos démocraties, qui se fissurent déjà de partout.

  3. Les citoyens qui comprendraient et qui sentiraient qu’on ne leur demande pas de s’identifier en ligne et qu’on ne les surveille pas pour les protéger et pour protéger les services publics en ligne, en viendraient à se dire que le gouvernement les considère comme des suspects, comme des dangers publics ou même comme des ennemis intérieurs. Il en résulterait que plusieurs d’entre eux se mettraient, par réciprocité, à considérer le gouvernement comme fort suspect, comme un danger public ou même comme un ennemi intérieur. Un tel antagonisme envers le gouvernement est très mauvais pour la démocratie, d’autant plus qu’il alimenterait l’antagonisme du gouvernement envers les citoyens et le recours à toutes sortes de moyens pour les surveiller et les contrôler encore plus, et les rendre encore plus impuissants. S’il est certainement sain que les citoyens se méfient de leurs dirigeants politiques et bureaucratiques, ainsi que des administrations publiques, c’est autre chose quand cela devient de l’antagonisme et quand celui-ci est réciproque.

  4. Les employés des organisations publiques – qui travailleraient au cœur des systèmes informatiques publiques à un stade plus avancé de cette transformation numérique, et qui seraient pour ainsi dire dans l’antre ou le ventre de la bête – seraient soumis à une discipline numérique carcérale particulièrement rigoureuse, plus que celle qui s’appliquerait aux « simples citoyens », pendant leur temps de travail et peut-être aussi en dehors de leur temps de travail. Cela servirait à leur faire sentir qu’ils sont constamment sous haute surveillance, et qu’ils en paieront le prix si l’idée leur venait de divulguer des informations d’intérêt public aux citoyens, ou d’introduire des failles dans la surveillance de masse et le contrôle social qu’elle rend possible, lesquelles permettraient à des citoyens et à des opposants de se faufiler. Cette surveillance interne doit montrer à ces employés qu’ils sont la chose de ces organisations, qu’ils ne sont pas ou plus des citoyens et qu’ils ne travaillent pas pour leurs concitoyens, et les dissuader d’agir en conséquence et de devenir des ennemis intérieurs.

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