Transformation numérique et transformation politique (4)

Suite des billets du 26 avril, du 28 avril et du 2 mai 2023.

Automatisation et prolifération de la bureaucratie numérique

Quand, dans les années 1990, les ordinateurs ont commencé à être utilisés dans les milieux de travail, on nous a promis que ça nous simplifierait la vie. Certaines des tâches que nous avions à réaliser allaient être partiellement ou complètement abolies, ou transformées de manière à devenir plus courtes et moins complexes, nous disait-on. Trente ans après, nous attendons toujours que ça arrive. Dans le meilleur des cas, nous avons vu des tâches disparaître ou devenir plus simples, mais d’autres tâches plus nombreuses et parfois plus complexes sont apparues. Et pour réaliser ces tâches, on conçoit de nouveaux dispositifs technologiques qui pourraient avoir les mêmes effets.

Nous aurait-on raconté des histoires ? N’était-ce pas simpliste de croire que ces technologies, sans faire partie d’un projet de simplification et de réduction du travail et de la bureaucratie, pouvaient vraiment produire les effets voulus ? N’est-il pas normal qu’aussi longtemps que nous sommes prisonniers d’une morale qui tend à faire du travail ou de la vaine agitation une fin en soi et qui condamne l’oisiveté (qui serait, selon le proverbe, la mère de tous les vices), le contraire arrive, c’est-à-dire que ces nouvelles technologies servent en fait à créer du travail inutile et vain, question d’occuper les gens et d’empêcher le désœuvrement, auquel sont allergiques les patrons et les chefs politiques ? Et ne faut-il pas nous attendre à ce que ça s’aggrave encore, au fur et à mesure que la transformation numérique se poursuit, et que de nouvelles technologies sont utilisées, par exemple des flux de travail et l’intelligence artificielle ?

Je ne vois pas pourquoi la tendance qui se dessine nettement dans la plupart des milieux de travail ne serait pas aussi présente dans les organismes publics, qui effectuent eux aussi une importante transformation numérique et qui, étant bureaucratiques, excellent dans la dépense inutile et absurde d’énergie et de temps, aussi bien pour les personnes qui ont le malheur d’avoir affaire à eux que celles qui ont le malheur d’y travailler.

Les possibilités d’évolution numérique et bureaucratique sont multiples, peuvent se combiner et sont susceptibles d’avoir des effets politiques notables, étant donné le rôle important que ces organismes jouent dans nos gouvernements. En voici quelques-unes :

  1. Imaginons que, grâce à une utilisation très répandue des flux de travail et de l’intelligence artificielle, le traitement des données et des documents numériques devienne en grande partie automatisé. Ce seraient des systèmes informatiques qui colligeraient les informations pertinentes, qui les analyseraient, qui les synthétiseraient, qui les organiseraient, qui rendraient les résultats disponibles aux fonctionnaires concernés ou qui les redirigeraient vers d’autres systèmes informatiques pour traitement, tout ça automatiquement, ou du moins avec le moins possible d’interventions humaines. On pourrait alors atteindre un degré de raffinement et complexité pédant dans la bureaucratie qui serait impossible autrement. Ce seraient les citoyens, les contribuables, les usagers des services publics et tous ceux qui auraient affaire aux bureaucraties publiques qui écoperaient. Ces organisations, émancipées des limites humaines quant à la collecte et à l’analyse d’importantes masses de données et de documents, n’auraient plus à faire preuve de retenue dans les demandes adressées à ces pauvres bougres qui ne disposeraient pas de ces outils informatiques pour les assister. Imaginez tout le temps que ces derniers devraient passer à remplir des formulaires en ligne, à répondre à des questionnaires électroniques et à fournir des documents ou des pièces justificatives sous format numérique, c’est-à-dire à alimenter les systèmes informatiques gouvernementaux. Non seulement ces personnes ne pourraient pas s’y retrouver dans le dédale bureaucratique qui en résulterait, mais le principal rapport qu’elles auraient avec le gouvernement consisterait à nourrir de leur temps et de leur vaine agitation ce monstre bureaucratique, dont elles deviendraient de plus en plus la chose, et qui menacerait de les priver des services publics ou de les punir si elles n’obtempéraient pas ou faisaient des erreurs. Elles disposeraient d’encore moins de temps qu’actuellement pour s’intéresser à la politique à strictement parler et pour s’informer et réfléchir afin d’exercer intelligemment les quelques droits politiques dont elles disposent. Étant assujetties à ces nouvelles créations bureaucratiques au point de devenir de plus en plus leurs créatures, elles ne seraient pas dans une bonne position et dans de bonnes dispositions pour penser et agir comme des citoyens, compris au sens fort du terme.

  2. Dans d’autres cas que ceux décrits ci-dessus, ou en réaction à la position difficilement tenable dans laquelle on mettrait les personnes qui devraient alimenter les systèmes bureaucratiques numériques, on pourrait décider d’automatiser la collecte des données de ces personnes en utilisant des systèmes de traçage de leurs activités et de leurs personnes et en mettant à contribution l’intelligence artificielle pour trier les données pertinentes et alimenter à la place de ces personnes d’autres systèmes numériques gouvernementaux qui, grâce aux merveilles de l’automatisation, pourraient traiter ce flux encore plus grand de données, au fur et à mesure ou à la suite de requêtes faites après-coup. L’intelligence artificielle étant capable de réaliser ces tâches fastidieuses beaucoup plus efficacement que des êtres humains, on pourrait complexifier encore plus les processus bureaucratiques et y introduire une foule de subtilités, de règles, de paramètres et de critères, lesquels pourraient être en partie élaborés et modifiés par l’intelligence artificielle à partir de principes généraux qu’on déciderait de lui donner et des changements repérés dans les régularités observées. Il n’y aurait pas de raisons de faire preuve de retenue dans la multiplication et la complexification des systèmes bureaucratiques numériques, d’autant plus que cette activité permettrait aux organisations bureaucratiques d’accroître leur emprise sur les individus et l’ensemble de la société, leur permettrait d’obtenir des augmentations budgétaires et ferait faire des affaires en or aux corporations privées impliquées dans le développement de ces nouvelles technologies. Les individus se retrouveraient alors face à des organisations bureaucratiques opaques, dont la rationalité leur échapperait, soit qu’elle n’existerait pas, soit qu’elle consisterait en des algorithmes inconnus et inintelligibles pour tous ou presque tous. Bref, l’obscurantisme et l’arbitraire régneraient. Les individus seraient constamment surveillés par une entité bureaucratique omniprésente, incompréhensible et mystérieuse, dont les décisions et les décrets – qui les concerneraient individuellement ou collectivement : éligibilité à un programme gouvernemental, calcul d’une aide financière quelconque, calcul des sommes à verser ou remboursées après une déclaration de revenus, autorisation d’ouvrir un commerce, de pratiquer une activité, d’organiser un événement ou de voyager à l’étranger, obtention d’un permis quelconque, etc. – seraient inintelligibles et ne pourraient pas être discutées et contestées, sauf peut-être par des experts dont on dépendrait et qui seraient pour la plupart à la solde de ce système bureaucratique ou des corporations informatiques impliquées. Il en résulterait un arbitraire incompatible avec les droits politiques des citoyens, la démocratie, les garanties juridiques devant protéger la liberté des individus et l’existence d’un État de droit. Rien ne sert de dire que les systèmes informatiques auraient leurs principes rationnels que nous ignorerions ou que, pauvres êtres humains profanes et limités, nous ne pourrions comprendre que très imparfaitement. Ce serait comme dire que les voies du Seigneur sont impénétrables.

  3. Les fonctionnaires qui sont actuellement les rouages de la bureaucratie publique seraient rapidement dépassés par le foisonnement bureaucratique. De plus en plus, ils n’y comprendraient rien et ils vaqueraient aux systèmes numériques, sans vision d’ensemble. Une partie croissante du travail bureaucratique serait reléguée à des dispositifs technologiques auxquels il faudrait se fier. Les employés de l’État dépendraient de plus en plus des firmes informatiques dont les employés comprendraient mieux qu’eux ce qui se passe au sein des organismes publics. La bureaucratie publique deviendrait la créature de ces firmes, sur laquelle elles en viendraient à exercer un contrôle aussi grand ou plus grand que les administrateurs de la fonction publique, qui d’ailleurs se montreraient très réceptifs aux nouvelles innovations numériques qu’ils proposeraient et qui leur permettraient de raffermir leur position dominante et d’assujettir davantage les masses gouvernées en rendant les organismes publics encore plus opaques et inintelligibles.

  4. Les chefs politiques, qui dépendent déjà des administrateurs des organismes bureaucratiques pour donner l’impression qu’ils comprennent les affaires publiques et qu’ils s’occupent d’elles, s’y retrouveraient encore moins. Ceux d’entre eux qui ne se contenteraient pas de profiter de la situation pour jouir de leur pouvoir sur les masses assujetties ou qui ne consentiraient pas à être seulement la tête d’affiche de l’organisme bureaucratique à la tête duquel ils ont été nommés, pourraient difficilement changer la situation. Assez souvent, ils devraient collaborer avec ceux qui contrôleraient vraiment la bureaucratie publique et même, dans une certaine mesure, leur obéir. Ce serait dans leur intérêt de le faire. Autrement, leur carrière politique pourrait être sabotée par eux et se terminer rapidement. Bref, les chefs politiques se retrouveraient dans une situation analogue à celle des rois qui devaient composer avec le clergé qui s’imposait grâce à des inventions fumeuses et qui s’ingérait dans l’administration des affaires publiques. En essayant de se libérer du joug religieux, ces rois s’exposaient à de graves représailles. Il était assurément plus facile pour eux de se liguer avec les autorités religieuses, et même de se subordonner à elles, pour assujettir le peuple.

Suite