Sur une attitude morale liée au port du masque et à d’autres petits désagréments

Une année après la fin de l’obligation de porter un masque chirurgical ou un couvre-visage dans les lieux publics et dans les milieux de travail, le gouvernement québécois nous gratifie toujours d’affiches dans les transports en commun pour nous sensibiliser au port du masque dans les lieux publics, qui serait « notre filet de sécurité » collectif. Sauf erreur, dans certaines régions sociosanitaires du Québec, les professionnels de la santé et les usagers du réseau de santé (comme on les appelle dans nos bureaucraties) doivent toujours porter un masque quand ils travaillent ou quand ils ont une consultation médicale ou vont passer un examen médical. En plus, nous voyons de temps en temps des hypocondriaques (parfois très jeunes et vraisemblablement en bonne santé) ou des hypervertueux (souvent dotés d’une face de carême, à en juger d’après le peu que nous en voyons) continuer de porter un masque dans les commerces (en tant que clients ou en tant qu’employés, par exemple ceux qui travaillent dans des ongleries), dans les autobus et dans le métro, ou quand ils toussotent un petit peu. On peut se demander ce qu’il faut pour que les irréductibles du port du masque capitulent, et pour que ceux qui se plient à cette recommandation ou à cette obligation (dans les rares endroits où elle est toujours en vigueur) en n’en voyant pas ou plus l’utilité ou la pertinence se révoltent. Dans la plupart des cas, ils n’en ont pas la moindre idée. Ils ne se posent même pas cette question et ne peuvent donc pas y répondre, ou du moins y répondre intelligemment, si on les questionne.

Les hypocondriaques et les hypervertueux, qui continuent d’avoir la foi et qui sont littéralement indécrottables, croient que ce petit geste, qui n’aurait que des désagréments mineurs, peut faire une différence pour leur propre santé et celle des autres, et ce, même après la protection que procureraient deux, trois, quatre ou cinq doses de vaccin anti-covid sûr et efficace, combinée avec l’immunité naturelle qui résulterait d’une infection, de deux infections ou de trois infections symptomatiques ou asymptomatiques, que les vaccins et le port du masque n’ont pas su empêcher. Il leur suffit de croire que ça fait une petite différence, que ça empêche quelques personnes vulnérables ou non de tomber malades, et que ça permet de réduire le nombre de décès liés à la COVID et l’engorgement du réseau de santé, pour qu’ils portent un masque dans certaines situations, et pour qu’ils espèrent ou désirent que les autres en fassent autant. Les petits inconvénients liés au port du masque (inconfort respiratoire, difficulté de communication, champ de vision réduit, lunettes embuées, maux de tête, bouffées de chaleur, accoutrement repoussant, etc.) ne seraient rien en comparaison de la santé ou de la vie d’une seule personne, qui aurait une valeur absolue à côté de laquelle ces petits désagréments ne seraient plus rien, sauf quand il s’agit pour ces personnes de se faire valoir moralement. Alors qu’auraient-elles à perdre, puisque ce petit geste pourrait faire la différence pour elles-mêmes et pour les autres, et montre aussi qu’elles sont de bonnes personnes capables de faire passer la santé et la vie des autres (ou leur propre santé et leur propre vie) avant leur petit confort (ou celui des autres) ?

Ceux qui continuent d’obéir sans protester quand on exige d’eux ou leur recommande de porter un masque, même quand ils ne croient pas ou plus que ça fait une différence significative pour les autres et pour eux-mêmes, ont quand même des sentiments qui recoupent partiellement ceux des hypocondriaques et des hypervertueux. La raison pour laquelle ils ne se révoltent pas et, la plupart du temps, ne remettent pas en question cette obligation ou cette recommandation, c’est que les désagréments dus au port du masque seraient assez mineurs. « Ça ne vaut pas la peine de se « chicaner » avec son employeur, ses collègues et le personnel du réseau de la santé, de se faire une mauvaise réputation et peut-être de s’attirer des ennuis pour si peu. C’est juste une fois de temps en temps, ou quand on est au travail, en contact avec des personnes vulnérables qui ont besoin d’être rassurées. Ce n’est pas bien grave. »

On me permettra de ne pas être d’accord. Même en faisant abstraction de tous les problèmes de santé physique et mentale qui, selon des médecins, des psychologues et des scientifiques, seraient causés par le port du masque, ce n’est pas une petite chose de rien du tout de faire quelque chose principalement parce que ça n’aurait que des désagréments mineurs, pris en eux-mêmes, ou comparativement aux maux ou aux ennuis qu’on éviterait ou atténuerait en obtempérant. Je dis ce que je pense franchement : ce sont là des sentiments d’esclave qui ouvrent la porte à toutes sortes d’abus de pouvoir et d’absurdités. On peut faire faire n’importe quoi à ceux qui pensent et sentent de cette manière.

C’est ce qui a permis de nous obliger, lors de la réouverture des restaurants, des cafés et des bars, à porter un masque quand nous entrions et nous dirigions vers la table qu’on nous avait assignée, à l’enlever une fois que nous étions assis tout près d’autres personnes, et à le remettre quand nous nous levions, quand nous circulions dans ces établissements et quand nous sortions, pour ensuite revenir à la maison en nous entassant dans la même voiture. Ceux d’entre nous qui intériorisaient ce que leur disaient les autorités politiques devaient se dire à eux-mêmes, se dire entre eux ou dire à ceux qui n’étaient pas du même avis à peu près ceci : « C’est un petit désagrément de rien du tout que de devoir porter un masque quand on circule dans un de ces établissements. Nous devrions être contents de l’assouplissement des mesures sanitaires, qui nous permet de nous rencontrer à nouveau et de sauver le secteur de la restauration, mis à mal par les confinements que nous a imposés le virus. C’est en suivant ces consignes et c’est en faisant ces petits gestes que nous éviterons d’être reconfinés. » Et ceux d’entre nous qui voyaient bien l’inutilité et l’absurdité de ces consignes tenaient un discours différent, mais se retrouvaient souvent à obéir, sous prétexte que les désagréments occasionnés par ces consignes n’étaient pas si grands : « Ça ne vaut pas la peine de nous disputer pour un masque que nous devons porter seulement quelques minutes quand nous allons dans un de ces établissements. On ne nous laisserait pas entrer et on appellerait peut-être les policiers si nous nous montrions insistants, ce qui serait bien pire que de supporter ce petit désagrément. C’est en suivant ces consignes que nous pouvons profiter de l’assouplissement des mesures sanitaires et que nous pouvons espérer que les autorités nous accorderons bientôt d’autres assouplissements. »

Le principal inconvénient de cette manière de sentir, c’est qu’elle peut facilement s’appliquer à tout et à n’importe quoi, et servir à nous faire accepter la prise de contrôle d’une partie importante de notre existence. À force d’accepter rapidement ou progressivement, de manière temporaire ou permanente, une foule de petits désagréments, ceux-ci s’accumulent et finissent par devenir des inconvénients majeurs, notamment l’obéissance très répandue à des consignes inefficaces et farfelues, ainsi que la servitude qui en découle.

C’est le coup qu’on nous a fait, entre autres, pour obtenir que nous nous fassions injecter plusieurs doses de vaccin anti-COVID. Même les fidèles de la COVID se disaient parfois, quand ils se faisaient injecter une de leurs doses de rappel, que ça ne les a pas empêchés d’être infectés, d’infecter leur entourage et d’avoir parfois été malades ; et, dans certains cas, se rappelaient des effets secondaires subis lors de l’injection d’une dose antérieure. Mais ce n’étaient là que de petits désagréments qu’il leur fallait ignorer pour atteindre ou maintenir une couverture vaccinale collective suffisamment grande pour « contenir le virus », pour atténuer l’engorgement des hôpitaux et sauver des vies, pour éviter un autre confinement et pour revenir à une sorte de normalité. Après tout, il s’agissait seulement d’une petite piqûre qui, même si rien n’était certain, pourrait accroître nos chances de nous en sortir enfin. Pour ce qui est des autres, qui étaient assez lucides pour comprendre que le fait de se faire vacciner n’améliorerait probablement pas la situation sanitaire, ils ont tout de même souvent obtempéré, puisqu’il s’agirait seulement d’une petite piqûre qui leur occasionnerait probablement seulement de petits désagréments temporaires, mais qui leur permettrait de continuer à avoir accès à tous les lieux publics, de ne pas perdre leur emploi ou de conserver le droit de prendre le train et l’avion et de voyager à l’étranger ou dans une autre province canadienne.

C’est aussi le coup qu’on nous prépare, ou qu’on a déjà commencé à nous faire, pour nous faire accepter les mesures d’austérité pointilleuses grâce auxquelles il serait possible de réduire les émissions de gaz à effet de serre et d’atténuer les changements climatiques. Les fidèles de la lutte contre les changements climatiques sont tout à fait disposés à manger moins de viande ou même à devenir végétariens, à prendre des douches plus courtes et sans eau chaude, à baisser le chauffage de leur logement pendant l’hiver, à se passer d’air climatisé pendant l’été, à ne pas avoir de voitures, à payer directement ou indirectement une taxe sur les émissions de carbone, ou à accepter des hausses du coût de l’électricité et un rationnement de celle-ci à cause de la pénurie provoquée par la mise à l’écart des énergies fossiles, si on leur dit que ce sont ces petits gestes qui contribueront à sauver la planète ou à éviter le pire, et qui sensibiliseront à l’adoption de mesures de plus grande envergure pour gérer les problèmes climatiques. Ils se diront que ce sont là des désagréments qu’il faut accepter pour éviter une catastrophe environnementale imminente (sécheresses, inondations, vagues de chaleur et de froid, régions côtières densément peuplées submergées, désertification, disparition des terres cultivables, famines, manque d’eau potable) et pour faire la transition vers un mode de vie plus écologique. Le fait que ce qu’ils font ne suffirait pas endiguer ces fléaux, et qu’il faudrait imposer de gré ou de force une politique climatique rigoureuse aux pays occidentaux et aux autres pays producteurs de gaz à effet de serre, les disposent encore plus à faire leur part et à voir dans ces privations de petits désagréments qu’il faut d’autant plus accepter pour faire sa part, qu’on refuse de prendre les moyens qu’il faut. Il est à craindre que plusieurs de ceux qui ont des doutes sur l’efficacité de telles mesures, ou même sur l’existence ou la gravité des changements climatiques, se disent que ce sont là des désagréments qu’il faut accepter pour continuer à vivre paisiblement avec leurs concitoyens, pour ne pas être accusés de climato-scepticisme ou de trumpisme, pour ne pas être lynchés, pour ne pas se faire infliger des amendes ou des peines plus graves, pour ne pas être considérés comme un danger pour l’humanité et la planète, etc. Ce que ne semblent pas comprendre les fidèles et les sceptiques, c’est que l’accumulation de ce qu’ils considèrent être seulement de petits désagréments revient à la destruction de notre niveau de vie et à l’appauvrissement généralisé, au nom de lutte contre les changements climatiques. Pouvons-nous raisonnablement penser que le fait de devenir des gueux et d’être traités en conséquence par les riches et les puissants est un petit désagrément qu’il nous faut supporter avec patience ? C’est ce que nous pouvons peut-être nous dire quand nous ne faisons pas l’effort d’imaginer ce que ça implique. Il en ira peut-être autrement si nous nous laissons mener docilement par le bout du nez et si nous avons à faire l’expérience de la gueuserie quasi généralisée et normalisée.

Je pourrais aussi montrer de quelle manière on s’efforce de voir comme de petits désagréments les mesures de guerre appliquées aux populations des pays occidentaux qui font la guerre au terrorisme, qui sont engagés dans des conflits économiques avec la Russie, la Chine et leurs alliés, qui mènent une guerre par procuration contre la Russie, et qui pourraient décider de leur faire la guerre directement, en désespoir de cause. La liste de ces soi-disant petits désagréments pourrait être longue : inflation, hausse des taux d’intérêt, augmentation des dettes privées et publiques, multiplication des faillites des particuliers et des entreprises, augmentation des dépenses militaires, augmentation des taxes et des impôts, coupures dans les services publics, rationnement, restrictions imposées à la liberté d’information et de discussion, surveillance et punition des traîtres qui relaieraient la propagande ennemie, pouvoirs d’exception accordée au gouvernement, etc. Dans cette perspective morale, voilà les maux qu’il nous faudrait accepter et dans lesquels il faudrait voir de simples désagréments afin de faire notre part pour contribuer à l’effort de guerre, défendre les valeurs démocratiques, sauver l’Ukraine ou Taïwan, dissuader les dictatures russes et chinoises d’attaquer nos démocraties libérales et provoquer l’effondrement de l’économie russe et chinoise ; ou afin d’éviter d’avoir des ennuis avec des concitoyens et des employeurs bornés comme des rhinocéros ou avec des autorités politiques, bureaucratiques et policières qui deviennent de plus en plus autoritaires, voire dictatoriales.


Cette attitude morale favorise donc la prolifération de toutes sortes de maux, bien plus nombreux que ceux que j’ai abordés dans ce billet, en les faisant passer pour de petits désagréments dont l’efficacité n’a pas être établie et qu’il faudrait supporter avec patience et résignation, aussi bien aux yeux des croyants que des mécréants, mais pour des raisons différentes. Mais nous aurions tort de mettre l’accent seulement sur la prolifération des maux qui résulterait de cette attitude, ce qui aurait pour effet d’éclipser la prolifération d’un autre mal très important, à savoir la prolifération de cette attitude elle-même, qui est l’une des principales conditions de la prolifération des autres maux. Chaque fois que nous nous résignons à des maux en nous faisant croire que ce sont là de petits désagréments, c’est cette attitude qui se répand et qui se renforce en nous, autour de nous et dans les sociétés dans lesquelles nous vivons – ce qui incite nos maîtres à la cultiver et à l’utiliser encore plus pour nous contrôler et nous asservir encore plus. Le conformisme, la docilité, le manque de combativité, l’incapacité à défendre ses propres intérêts et ceux de ses pairs et la lâcheté caractéristiques de cette attitude morale sont une pourriture qui dévore de l’intérieur les personnes censées être des citoyens et les démocraties qui ne peuvent pas exister sans citoyens, malgré des apparences d’esprit de sacrifice, de prudence, de calculs des avantages et des inconvénients et de comportements raisonnables, ou justement à cause de ces apparences trompeuses. Nous avons donc ici affaire à un mal particulièrement insidieux.