Remarques sur les sociétés totalitaires

Totalitaire est l’un de ces mots qu’on utilise souvent sans préciser ce qu’on entend par là, si bien qu’on croit souvent qu’il est juste ou injuste de l’employer non pas d’après ce qu’on observe, mais d’après les sentiments qui dominent ou différentes orientations politiques, morales, religieuses ou idéologiques. C’est ce qui arrive depuis 2020.

Les opposants aux politiques autoritaires et invasives des gouvernements occidentaux disent que nous sommes déjà dans le totalitarisme ou que les tendances totalitaires se renforcent. Ils veulent généralement dire par là que les États et les gouvernements occidentaux, que nous avons l’habitude de dire démocratiques, sont déjà totalitaires ou sont en train de le devenir. Même s’ils ne le disent pas directement, on dirait que, pour eux, ce sont seulement ou surtout les États et les gouvernements qui peuvent être totalitaires, en privant indûment les individus, les associations d’individus et les communautés d’une grande partie de leur liberté. C’est ce qui leur fait parfois dire, assez absurdement, que nous sommes en marche vers le communisme (pour plusieurs, totalitaire et communiste sont pratiquement des synonymes), alors que les grandes multinationales prospèrent et deviennent plus riches et plus puissantes que les États, les traitent comme des vaches à lait et se les subordonnent. C’est aussi ce qui leur fait accepter des contraintes qui limitent considérablement leur liberté quand elles ont une origine non étatique ou non politique, par exemple une origine morale, économique, religieuse ou communautaire. Il leur arrive même de participer activement à l’imposition de telles contraintes, qui leur semblent tout à fait légitimes et ne pas être invasives ou abusives parce qu’elles n’émanent pas de l’État, et de considérer comme invasives ou abusives des politiques qui ont ou qui auraient pour but d’empêcher ou de rendre plus difficile l’imposition de ces contraintes non étatiques. C’est ce qui arrive quand des croyants s’indignent de l’adoption de politiques qui devraient réduire l’emprise des religions sur les individus (surtout les enfants). C’est ce qui arrive aussi quand des parents se scandalisent à la seule idée de politiques qui auraient pour effet de réduire l’importance de l’éducation familiale, grâce à une prise en charge plus grande l’éducation des enfants par les écoles publiques, et ce, même quand il en résulterait un meilleur développement de la liberté chez leurs enfants, puisque ça porterait atteinte à leur droit d’élever leurs enfants comme ils l’entendent ou de les traiter comme leur chose. Si ces opposants étaient conséquents, s’ils étaient prêts à voir des tendances totalitaires dans tous les cas où on exerce un contrôle fort et étendu sur les individus, et s’ils ne s’accommodaient pas fort bien de ces tendances, ils verraient que les tendances totalitaires sont beaucoup plus présentes et fortes qu’ils ne l’imaginent.

À l’inverse, ceux de nos concitoyens qui s’accommodent du contrôle que les gouvernements occidentaux ont exercé sur les individus sous prétexte sanitaire, et qui le trouvent justifié, peuvent écarter du revers de la main les affirmations selon lesquelles le régime politique qui serait en train de se mettre en place serait totalitaire. Car il y a tant de choses dans nos vies qui ne sont pas sous le contrôle direct ou indirect du gouvernement, et que nos concitoyens, opposants ou non, acceptent sans se poser de questions et s’en irriter. Car il y a tant de formes de contrôle des individus non gouvernementales dont s’accommodent les opposants aux mesures de contrôle gouvernementales, et beaucoup moins nos concitoyens qui se soumettent au gouvernement, ce qui enlève beaucoup de crédibilité à leurs critiques du gouvernement et à la défense de la liberté individuelle. Car il arrive à ces opposants – qui revendiquent la liberté de choisir quand il s’agit de contraindre les individus à se faire vacciner contre la COVID-19 – de réclamer que le gouvernement interdise l’avortement ou qu’il en complique l’accès.


Le fait de parler de régimes totalitaires, de gouvernements totalitaires ou d’États totalitaires dirige notre regard et oriente notre pensée dans une direction et nous empêche de voir d’autres formes de surveillance et de contrôle totalitaires, liées ou non à la surveillance et au contrôle gouvernementaux. Souvent, ça nous arrange, que nous n’aimions pas vraiment la liberté et acceptions d’en être privés dans toutes sortes de situations, ou que nous aimions vraiment la liberté et nous nous plaisions à croire que nous n’en sommes pas autant privés que nous le sommes en réalité. C’est précisément pourquoi il faudrait éviter d’employer ces expressions sans préciser qu’elles portent seulement sur aspect assez limité du phénomène totalitaire. Et il serait avantageux de parler plutôt de sociétés totalitaires, les pratiques totalitaires gouvernementales constituant seulement une partie des pratiques totalitaires qui ont cours dans de telles sociétés.

Dans cette perspective, la seule chose qui importe pour que nous puissions parler de pratiques totalitaires, c’est l’étendue et la force des formes de surveillance et de contrôle des individus. Les origines, les raisons et les agents différents de ces pratiques totalitaires ne changent rien au fait qu’il s’agit de pratiques totalitaires, bien qu’il soit important de connaître ces origines, raisons et agents pour bien comprendre la nature et les effets de ces pratiques, pour atténuer ces effets et pour lutter contre elles.

Je ne veux pas seulement dire que des pratiques totalitaires existent quand les agents de ces pratiques, qui ne sont pas des représentants de l’État, appliquent à leurs subordonnés, à leurs clients, à leurs collègues ou à leur entourage les décrets du gouvernement, comme c’est arrivé avec les mesures soi-disant sanitaires dans les milieux de travail, dans les commerces, dans les familles, dans les édifices à logement et dans les quartiers résidentiels. Je parle aussi de la surveillance et du contrôle des individus qui, sous le couvert de la normalité, ont lieu assez souvent dans de nombreux milieux sociaux, sans appliquer une mesure ou une politique du gouvernement, lequel tolère ou permet tout au plus à cela d’arriver, puisqu’il ne fait rien pour l’interdire ou l’empêcher. À mon sens, une communauté qui se considérerait à tort ou à raison comme anarchiste, et qui n’aurait pas de gouvernement ou de dirigeants, pourrait être dite totalitaire si ses membres s’imposaient les uns aux autres une foule de petites obligations morales, non seulement pour organiser et répartir le travail à faire, mais pour renforcer artificiellement le sentiment d’appartenance, pour contrôler les sentiments qu’ils devraient avoir les uns pour les autres, et pour leur imposer des habitudes de vie semblables, par exemple ne pas manger de viande et ne pas fumer, sous prétexte de sauver la planète ou de procurer à tous un milieu de vie sain, à l’intérieur comme à l’extérieur.

Bref, ce qu’il nous importe de faire, c’est de repérer les pratiques totalitaires dont nous sommes l’objet et dont nous sommes parfois les agents, et ce, dans tous les milieux sociaux que nous fréquentons ; et c’est de nous demander à partir de quel point nous devons dire que nous vivons dans une société totalitaire, en vertu de l’effet cumulatif des pratiques totalitaires que nous subissons et auxquelles nous prenons part.


Nous sommes presque tous des employés, ou nous l’avons déjà été. Ceux d’entre nous qui réussissent à être des travailleurs autonomes ou de petits entrepreneurs toute leur vie sont de moins en moins nombreux. Pendant nos études et après nos études, jusqu’à notre retraite, nous devons nous mettre à la disposition d’un employeur en échange d’un salaire. Selon notre métier ou notre profession, selon notre milieu de travail, selon que nous travaillons « en présentiel », faisons du télétravail ou un mélange des deux (ce qu’on appelle du travail hybride dans la langue administrative), la surveillance et le contrôle dont nous sommes l’objet sont plus ou moins grands et ne sont pas de la même nature. Mais personne ou presque n’y échappe, puisque les composantes du secteur public (les ministères, les hôpitaux, les écoles primaires et secondaires, les collèges, les universités, les villes, etc.) sont gérées de plus en plus comme des entreprises où travaillent des employés, sauf quand ceux qu’on veut traiter comme des simples employés résistent activement, sont prêts à avoir recours à des moyens de pression efficaces, et sont résolus à s’exposer à des inconvénients parfois considérables et à ignorer les menaces de l’administration. Dans tous les autres cas, les employés subissent quotidiennement plusieurs des formes de surveillance et de contrôle suivantes :

  • un nombre d’heures de travail et un horaire de travail fixes décidés par l’administration, sans négociations individuelles ou collectives, même dans des cas où il n’en résulte aucun avantage en ce qui concerne le travail à faire, et où il en résulte plutôt des inconvénients ;

  • l’organisation de leur vie personnelle, de la jeunesse jusqu’à la vieillesse, en fonction des exigences imposées par l’employeur et de l’avancement de leur carrière ;

  • le fait d’être à l’entière disposition de l’employeur pendant le temps de travail, même quand il n’y a pas de travail, ce qui veut dire qu’il faut trouver quelque chose à faire (quitte à faire des tâches connexes pour lesquelles ils n’ont pas été embauchés), ou donner l’impression de faire quelque chose, car les gérants, les contre-maîtres et les administrateurs les surveillent, s’opposent à ce qu’ils soient payés à ne rien faire et se font un devoir de leur trouver du travail ;

  • la surveillance et le contrôle qui portent moins sur les résultats obtenus que sur la manière d’accomplir des tâches et l’attitude ou le comportement des employés au travail ;

  • des tentatives de contrôler ou de formater les sentiments des employés envers l’entreprise, leurs supérieurs, leurs collègues et leurs clients, grâce à des codes d’éthique, à des codes de vie, à de petites activités souvent puériles et à des formations sur le service à la clientèle ;

  • des campagnes de sensibilisation sur la santé et la sécurité au travail, et sur l’adoption des saines habitudes de vie, au travail et aussi à l’extérieur du travail ;

  • un contrôle des mots et des formules de politesse qu’il est permis, conseillé, déconseillé ou interdit d’utiliser au travail, pour ménager la sensibilité des personnes susceptibles ou faiblardes et essayer d’éviter à tout prix le moindre petit heurt ;

  • lors du recrutement, la demande de références pour savoir quelles sortes de personnes les candidats sont ;

  • lors du recrutement et après l’embauche, la surveillance de ce qui est dit par les employés sur internet, ce qui peut mener à des avertissements ou à des sanctions ;

  • le contrôle des accès aux milieux de travail grâce à un système de serrures électroniques et de caméras de surveillance digne d’une prison ;

  • la surveillance de plus en plus automatisée de ce qui est fait sur les ordinateurs de l’employeur et sur les ordinateurs des employés quand ils sont connectés aux réseaux informatiques de l’employeur, et parfois même quand ils n’y sont plus connectés ;

  • etc.

Cela fait beaucoup de choses. Quand celles-ci s’accumulent et débordent même à l’extérieur des milieux de travail, nous pouvons parler de pratiques totalitaires et de milieux sociaux à forte tendance totalitaire. Et le fait que les employés ne sont pas seulement l’objet de ces pratiques, mais y jouent aussi un rôle important, quand ils ont des tâches de gestion, de coordination, de formation, de sensibilisation, de surveillance ou de contrôle, ou quand ils veillent à ce que leurs collègues soient assujettis à la même discipline laborieuse et morale qu’eux, aggrave la situation.

Nos employeurs, les psychologues qui sont à leur service et les conseillers en orientation peuvent bien nous dire que le travail nous permet de nous accomplir, j’y vois pour ma part des sornettes, sauf s’ils veulent dire par là que nous devenons des esclaves accomplis. Les individus sont à ce point façonnés par leur vie de labeur que beaucoup s’identifient à leurs emplois ou à leur condition de travailleurs salariés, et que leurs choix de vie sont fortement déterminés et limités par ces emplois, puisqu’il est très difficile de se dégager des contraintes du travail salarié, puisque celui-ci permet ou rend possibles presque seulement des divertissements ou des passe-temps en dehors du travail, ou d’autres obligations qui rendent le travail salarié encore plus nécessaire, obligatoire et important, comme les obligations familiales. C’est pour cette raison que la retraite est assez souvent accompagnée d’une impression de grand vide, les anciens travailleurs étant privés de ce qui était le centre de leur vie, et n’ayant pas eu l’occasion de développer suffisamment des aspects plus intéressants de leur vie et de leur personne. Les travailleurs empêchés du jour au lendemain de travailler, sous prétexte sanitaires, se sont retrouvés dans une situation semblable, aggravée par les interdictions qui visaient aussi les relations sociales et les divertissements, toujours sous prétexte sanitaire.


La famille, selon beaucoup d’entre nous, est le lieu par excellence de la liberté, et pour cette raison fait pendant au boulot et à ses contraintes. C’est pourquoi l’intervention du gouvernement dans les affaires familiales, sauf dans des cas de violence familiale ou d’inceste, est considéré comme un trait caractéristique du totalitarisme. C’est souvent la première chose à laquelle on pense quand on parle de totalitarisme, qu’il s’agisse d’enlever les enfants à leurs parents et de confier leur éducation à des institutions gouvernementales, de les empêcher de les élever comme ils l’aimeraient, de décider à leur place ce qui est bon pour leurs enfants, ou de s’ingérer dans la vie familiale. Voilà qui explique en partie la réaction des opposants aux mesures sanitaires visant les enfants et les adolescents, qu’ils soient des parents ou non, ou encore l’indignation de ces opposants quant à la baisse de la fertilité qui résulterait de la vaccination massive de toute la population contre la COVID-19, et qui priverait de nombreuses personnes du droit de procréer et de fonder une famille.

Nous nous demandons beaucoup moins souvent dans quelle mesure la famille, telle qu’elle existe actuellement, comporte des tendances totalitaires internes, c’est-à-dire indépendantes d’une intervention du gouvernement. C’est une question qu’il importe de se poser pour les parents et pour les enfants. À défaut de le faire, il se peut que les parents soient dupes en faisant de la vie familiale le lieu véritable de la liberté, et que les tendances totalitaires qui y existent s’ajoutent à celles qui existent dans les milieux de travail et se combinent avec elles.

Les parents et leurs employeurs parlent souvent de concilier le travail et la vie familiale. À les entendre parler, on pourrait croire que les parents sont plus dégagés des contraintes du travail que les célibataires ou les couples sans enfants, qui seraient plus disposés à se donner corps et âme au travail, ou qui n’auraient pas d’enfants justement parce que ça les empêcherait de se consacrer pleinement à leur carrière, ou qui ne pourraient pas invoquer leurs obligations familiales pour obtenir un assouplissement de leurs obligations professionnelles. S’il est indéniable que de tels carriéristes célibataires ou sans enfants existent, il est douteux que les travailleurs-parents se dégagent aussi facilement des tendances totalitaires du travail salarié. Dans bien des cas, les exigences des employeurs s’appliquent avec autant de rigueur aux travailleurs qui ont des enfants qu’aux travailleurs qui n’en ont pas. Même pour ceux qui ont d’assez bonnes conditions de travail pour avoir des congés parentaux payés et la possibilité de demander une réduction de leur temps de travail pour passer plus de temps en famille, cela ne fait pas, dans la majorité des cas, une différence significative. En ce qui concerne les congés parentaux, ils sont en général peu nombreux et doivent être motivés par des obligations familiales, ce qui n’est pas compatible avec une augmentation de la liberté. Quant à la réduction du temps de travail, les parents qui y ont droit s’en prévalent assez rarement, puisqu’il en résulte une perte importante de salaire, puisque cela peut nuire à l’avancement de leur carrière, puisque leur charge de travail ne diminuerait pas pour autant et qu’ils se retrouveraient alors à devoir en faire autant en moins de temps et en étant moins payés. En fait, les travailleurs salariés qui ont des enfants, et qui doivent subvenir à leurs besoins fondamentaux et faire des préparatifs pour leur avenir, ont des raisons financières et morales supplémentaires de se plier aux contraintes du travail salarié, de supporter docilement les tendances totalitaires qui s’y manifestent, et même de participer activement à elles pour faire avancer leur carrière et pour obtenir l’argent qu’il faut pour payer les dépenses supplémentaires résultant de leur décision d’avoir une famille. Ces personnes collaborent d’autant plus avec les employeurs et s’intègrent d’autant plus aux milieux de travail totalitaires qu’ils ont une justification morale de le faire : c’est pour procurer à leurs enfants ce dont ils ont besoin.

Mais la vie familiale a aussi des tendances totalitaires qui s’appliquent aux parents indépendamment des obligations laborieuses. Ceux qui ont la prétention d’être de bons parents, selon les normes de la société ou du milieu social auquel ils appartiennent, s’imposent toutes sortes d’obligations familiales, qui portent sur leurs actes, leurs sentiments et leurs paroles, et qui organisent leur existence en dehors du travail, aussi longtemps que leurs enfants ne sont pas assez grands pour pouvoir se passer de supervision parentale, ce qui arrive tard quand on affaire à des parents surprotecteurs. En voici quelques exemples, qui s’appliquent surtout aux familles relativement aisées et embourgeoisées :

  • la multiplication des précautions pour que les enfants ne se blessent pas par accident, grâce au retrait de tout ce qui pourrait provoquer une blessure, et grâce à l’achat, à l’installation et à l’utilisation de dispositifs de sécurité, comme des barrières pour bloquer les escaliers, des harnais, des poussettes dotées d’une ceinture de sécurité, des sièges de voiture, des clôtures, etc.

  • le traitement attentionné des moindres petits bobos et malaises des enfants, et des soucis pour tout ce qui semble être une anomalie dans leur développement ;

  • la préparation de repas qui satisfont les caprices alimentaires des enfants et qui sont conformes aux normes alimentaires du moment ;

  • des tâches ménagères presque quotidiennes pour procurer aux enfants un milieu de vie non seulement salubre, mais impeccable ;

  • la participation par les parents à une partie importante des jeux des enfants, sous prétexte d’être près d’eux et de veiller au développement de leurs capacités ;

  • la supervision des jeux avec les autres enfants, pour les protéger des dangers extérieurs et des mauvaises influences des enfants mal élevés ;

  • la présence des parents aux activités sportives de leurs enfants, pour s’assurer que tout se passe bien et pour leur montrer leur soutien ;

  • l’autocensure des parents et des autres adultes en présence des enfants, afin de les protéger des influences potentiellement malsaines ;

  • la non-exposition des enfants à des habitudes et à des comportements jugés malsains et immoraux, non seulement pour les enfants, mais aussi pour les adultes (qui sont réduits à être de grands enfants), comme le tabagisme, la consommation un peu soutenue et récréative d’alcool ou de marijuana, ou des propos qui s’éloignent de ce qui s’impose comme la vérité ou la morale ;

  • la surveillance morale et sentimentale des enfants, pour qu’ils soient toujours gentils avec leurs frères et sœurs, leurs cousins et cousines, leurs amis et les autres enfants, et avec leurs parents, leurs grands-parents, leurs oncles et tantes et les autres adultes ;

  • la surveillance de l’activité en ligne des adolescents, pour les protéger des mauvaises influences, de la désinformation et des pédophiles ;

  • les tentatives assidues ou acharnées de devenir les confidents des adolescents, afin de savoir ce qui se passe dans leur vie et au plus profond de leur cœur, afin de montrer que maman et papa sont là pour les soutenir lors de la transition difficile qui mène de l’enfance à l’âge adulte ;

  • l’expression forcée et ostentatoire de sentiments qu’assez souvent on n’éprouve pas les uns pour les autres, et les efforts faits pour obtenir le même comportement de son conjoint ou de sa conjointe et de ses enfants ;

  • etc.

La famille est donc souvent assez peu propice à une atmosphère de liberté. Comme si, pour être libre, il suffisait de se soustraire à l’autorité du gouvernement en se réfugiant dans l’intimité de la famille ! Comme si cette intimité n’était pas propice à des tendances totalitaires qui portent sur les comportements, les paroles et les sentiments des parents et des enfants ! Comme si la famille ne procurait pas aux adultes une compensation pour les pratiques totalitaires dont ils sont l’objet au boulot, en leur permettant de devenir les acteurs d’autres pratiques totalitaires dont sont l’objet les enfants ! Comme si les tendances totalitaires familiales étaient propices à l’éducation des enfants appelés à devenir des adultes autonomes ! Comme si les adultes ne devenaient pas aussi prisonniers de leur rôle de parents, de la même manière qu’ils s’identifient aux emplois qu’ils occupent !

Ouf ! J’en suffoque encore plus en y pensant ! Si j’en juge d’après mon expérience – je ne suis plus tout à fait jeune et la cinquantaine approche –, il est très difficile de se libérer de l’emprise familiale. À une époque depuis longtemps révolue, il suffisait de s’éloigner de quelques centaines de kilomètres pour rompre avec sa famille. Maintenant, les nouvelles technologies de l’information permettent aux mamans vieillissantes et éplorées de harceler leur progéniture à des milliers de kilomètres, à moins de rompre tout contact direct ou indirect avec quiconque pourrait leur transmettre une adresse électronique. J’ai l’impression de me retrouver dans une situation semblable à celle de ce personnage du film de Pietro Germi (Divorce à l’italienne) qui, ne pouvant pas divorcer de sa femme qu’il n’aime plus, en vient à l’assassiner après l’avoir poussée à l’adultère, ce qui était une circonstance atténuante dans la loi italienne de l’époque. Pour que l’émancipation totale et définitive soit possible au Québec, faut-il que les parents, et surtout les mamans, meurent ? Le mieux qu’on puisse espérer, à moins de prendre des moyens pour disparaître, c’est un renversement des rôles. Les parents vieillissent, ils retombent enfance (en sont-ils jamais sortis ?) et ils attendent de leurs enfants qu’ils leur rendent les bons soins qu’ils ont eus pour eux quand ils étaient tout petits. « Après tout ce que nous avons fait pour toi, tu nous dois bien ça pendant nos vieux jours ! » Voilà qui en dit long sur le prétendu désintéressement de nos parents vieillissants…

Revenons rapidement sur la situation des enfants et des adolescents dans les familles. Ayant été pendant des années la chose de leurs parents, et parvenant difficilement à cesser de l’être quand ils deviennent des adultes, ils sont conditionnés à accepter docilement les pratiques totalitaires des milieux de travail (dont les employeurs et les employés disent souvent qu’ils sont une deuxième famille) et à y prendre une part plus ou moins active. La porte est aussi ouverte pour les pratiques totalitaires gouvernementales, qui sont compatibles avec les tendances totalitaires des milieux de travail et des familles, et qui cultivent la même soumission, la même docilité, la même surveillance et le même contrôle des individus, souvent sous prétexte de santé, de sécurité et de solidarité forcée. Bref, les pratiques totalitaires depuis longtemps en place dans les familles et dans les milieux de travail ont préparé le terrain aux pratiques totalitaires gouvernementales.


Passons maintenant à la religion, qui ne prétend pas contrôler seulement les actions des individus, mais aussi leurs sentiments et leurs croyances. Pour des raisons que j’ignore, on ne parle presque jamais de totalitarisme quand il s’agit de religion. Même les détracteurs de la religion, ou de certaines formes de religion, parlent d’intégrisme ou de fondamentalisme, mais pas de totalitarisme. Comme s’il s’agissait de choses différentes ! Comme si le totalitarisme s’appliquait seulement à des pratiques gouvernementales ! Comme si le gouvernement ne pouvait pas être intégriste ou fondamentaliste ! De toute évidence, nous avons affaire à des différences terminologiques arbitraires, qui ne collent pas à de véritables différences dans les choses dont on parle.

Une des rares choses que j’aime du Québec, c’est que beaucoup de Québécois sont littéralement allergiques au catholicisme. Nous nous souvenons du contrôle exercé sur nous par le clergé jusqu’à la Révolution tranquille, surtout dans les régions éloignées, où tout arrive quelques décennies en retard. Il existe toujours de vieux intellectuels décrépits qui défendent ouvertement ou subrepticement le catholicisme ou le christianisme, mais qui sont de moins en moins actifs et qui, disons-le franchement, sont sur le point de crever sans laisser après eux des successeurs influents. Ce qui m’inquiète, néanmoins, c’est que les jeunes, tout en étant généralement indifférents ou rebutés par le christianisme, se portent de manière peu réfléchie à la défense d’autres religions minoritaires, principalement l’islam ou le judaïsme, sous prétexte de lutte contre le racisme ou l’intolérance religieuse. Ce qui m’inquiète aussi, c’est la tendance des opposants, au Québec, au Canada et ailleurs en Occident, à se revendiquer d’une forme quelconque de christianisme pour s’opposer aux mesures soi-disant sanitaires, dont nous ne sommes pas encore parvenus à nous débarrasser complètement, des professionnels de la santé et des scientifiques étant toujours exposés à de fortes pressions ou suspendus, et des pasteurs (surtout dans les provinces de l’Ouest canadien) faisant face à des poursuites qu’on aurait tort de prendre à la légère. Drôle de mélange, dont je ne sais que faire, bien que je sois en mesure d’envisager ou de faire des alliances pour combattre les tendances totalitaires ambiantes.

Prenons par exemple les obligations auxquelles sont soumises les musulmans, généralement plus croyants et plus pratiquants que les autres Québécois, pour nous faire une idée du caractère totalitaire des religions monothéistes :

  • l’obligation, pour les femmes, d’adopter une tenue vestimentaire comparable à celles des sœurs catholiques, pour manifester qu’elles sont les compagnes exclusives de leurs maris, comme nos bonnes sœurs étaient ou sont les épouses de Dieu ;

  • la prière, cinq fois par jour, en se prosternant, idéalement dans la direction de La Mecque, si on a un assez bon sens de l’orientation ou une boussole ;

  • des interdits alimentaires qui dictent la nourriture et les boissons que les fidèles peuvent ou ne peuvent pas consommer, et les limites qui en résultent pour les relations sociales ;

  • le jeûne pendant le mois sacré du Ramadan, qui est censé laver de leurs fautes ceux qui, au fond de leur cœur, ont les dispositions morales appropriées ;

  • etc.

Je ne vois pas pourquoi je devrais voir autrement les pratiques religieuses des catholiques, des anglicans ou des protestants, même si je peux bien admettre que je partage avec plusieurs croyants une aversion pour les pratiques totalitaires du gouvernement. Quand je les vois écouter l’un de leurs prêcheurs ou de leurs maîtres à penser, quand je constate l’emprise morale de leur religion respective sur les plus zélés d’entre eux, je me dis que c’est défendre des tendances totalitaires non gouvernementales contre des tendances totalitaires gouvernementales. Ce qui m’intéresse, c’est la liberté et le contrôle minimal de ce que nous pouvons faire afin que nous ayons une forme d’organisation sociale et politique fonctionnelle. Tout le reste me semble superflu ou excessif. Par conséquent, cela me fait mal au cœur et à la tête, et je grimace, quand des opposants aux mesures soi-disant sanitaires, aux mesures soi-disant climatiques et aux mesures de guerre dont nous somme l’objet, se revendiquent d’une foi elle aussi totalitaire, qui devrait transcender le pouvoir politique ou se le subordonner. C’est comme si on me demandait de choisir entre la peste et le choléra.


Même avant la manifestation ouverte des tendances totalitaires des gouvernements occidentaux sous prétexte sanitaire, climatique ou ukrainien, la manière dont la vie des individus était réglé au travail et en dehors du travail impliquait déjà une forte surveillance et un fort contrôle de ce que font, sentent et pensent les individus. Ils disposaient déjà d’une marge de manœuvre assez limitée quant à leurs choix de vie. Étant sollicités de toutes parts, il leur était aussi difficile de se soustraire à leur emploi du temps pour agir en fonction de l’envie du moment. Et beaucoup se retrouvaient donc à entrer simplement dans les moules qu’on leur imposait et qu’on continue de leur imposer. Si bien que quand on y ajoute toutes les contraintes soi-disant sanitaires qu’on nous a imposées pendant deux ans et qu’on pourrait nous imposer à nouveau, et quand on y ajoute les sanctions économiques qui sont en train d’être imposées aux populations occidentales sous prétexte de guerre contre la Russie et de lutte contre les changements climatiques, l’accumulation de pratiques totalitaires qui en résultent nous permet de dire, sans exagération, que nous vivons dans des sociétés qui deviennent de plus en plus totalitaires et qui laissent de moins en moins de place à la liberté des individus. Car ce qui fait que nous vivons dans des sociétés totalitaires, c’est l’existence d’un contrôle étendu et fort de ce que font, sentent et pensent les individus, indépendamment des effets souhaitables qu’on prétend obtenir ainsi, puisque la foi en de bons effets qui le justifieraient est justement un des effets courants de ce contrôle des individus, lequel permet justement de pousser encore plus loin ce contrôle. Ne nous dissimulons pas la nature de plus en plus totalitaire de nos sociétés tout simplement parce que cette surveillance et ce contrôle des individus ne sont pas toujours faits par des représentants de l’État (des policiers, des soldats, des espions, etc.), mais ont plutôt comme acteurs des patrons, des collègues, des parents, des chefs religieux, des représentants communautaires souvent autoproclamés, des coreligionnaires, des journalistes, des experts à la solde de grandes corporations, des militants écologistes, etc.


Quelles sont les implications de cette accumulation de pratiques et de tendances totalitaires pour nous qui sommes des opposants ?

Que beaucoup d’opposants résistent aux tendances totalitaires les plus faciles à identifier et les plus ouvertement oppressives pour défendre d’autres tendances totalitaires plus sournoises et qui ne sont pas connues pour ce qu’elles sont.

Que nous faisons peut-être la même chose sans nous en apercevoir.

Que l’emprise des tendances totalitaires sur nos sociétés est beaucoup plus grande que nous le croyons généralement.

Que nous sommes parfois à notre insu l’objet et l’acteur de tendances totalitaires moins visibles.

Que nous devons éviter de renforcer les tendances totalitaires non gouvernementales, sur lesquelles s’appuient les tendances totalitaires gouvernementales.

Que nous pouvons essayer de jouer les unes contre les autres les tendances totalitaires incompatibles ou concurrentes, afin de nous ménager une marge de liberté, individuellement ou collectivement.

Que nous devons néanmoins faire preuve prudence, car la rivalité des tendances totalitaires peut avoir pour effet l’intensification du contrôle exercé par chacune d’entre elles sur les individus, la société et les individus risquant alors être écartelés par différentes tendances totalitaires.

Que notre but à long terme devrait être l’affaiblissement ou l’extirpation du plus grand nombre de tendances totalitaires, quelles qu’elles soient.